Tuesday, 2 March 2010

Haïku

 
Didn't find Buddha
Under the banyan tree
so I decided to wait for him there.
 

Monday, 1 March 2010

Malaisie 1

Les premières photos de Malaisie sont à voir ici!

Les autres vont suivre bientôt, promis.

The first pictures of Malaysia.

More to come!

L'insouhaitable #16

Le rêve d’André
 
           Il se revoit en jeune officier de la marine, dans la splendeur défraîchie de son uniforme. Il se tient dans une barque taillée d’un bloc dans un tronc d’arbre noueux dont il ne reconnaît pas l’essence. La barque tangue sous la houle du fleuve dont les eaux sont brunes comme la paume des mains des hommes qui pagayent. Il veut accoster mais les hommes ont peur, plus peur du bord que de lui. Alors du regard, puis à force de menaces, il les contraint à diriger l’embarcation vers l’intérieur du bras dans lequel ils se trouvent. Il en a assez des méandres qui lui donnent le tournis. Il n’aime pas le comportement de l’eau, étriquée dans le lit des fleuves et des rivières, vulgaire dans son étroitesse. L’eau a besoin des vastes proportions des mers et des océans pour se sentir dans son élément, pour être comme on la connaît, noble. Et puis que signifie cette couleur brune ? L’eau est pourrie comme le pays, comme la terre, comme l’air, comme les esprits de tous les gens qui vivent ou viennent ici.
 
            Sous son chapeau de paille son crâne déjà dégarni dégouline de sueur, ses mains sont moites et dans l’air ambiant plane une torpeur qui ne présage rien de bon. Les hommes parlent entre eux dans un dialecte qu’il n’arrive pas à interpréter, mais la peur transpire de chacun de leurs mots. La crainte se lit sur leurs yeux dont la noirceur se détache de l’obscurité de la pupille. Accroché à sa ceinture, dans une gaine en cuir tanné, André porte un pistolet chargé. Il a aussi plusieurs balles de réserves dans sa poche de pantalon. Le silence est oppressant ; il lui semble que ce pays est fait soit de silence, soit de vacarme. D’un autre côté, ici, dans la jungle, le silence est roi, et le pire des ennemis. Il connaît des hommes, arrivés avec toute leur tête, qui dans cet enfer ont fini fous à lier à cause du silence. Pour un occidental, le silence est une chose depuis longtemps oubliée. Le silence est aussi redoutable que les dents des crocodiles qui se dorent au soleil de l’autre côté de la rive, à une trentaine de mètres d’eux à peine, mais peut-être pas aussi brutal.
 
            La barque, la pirogue – il ne s’est jamais attardé à la dénomination exacte d’une si frêle embarcation – bute précautionneusement contre le sable bourbeux du fleuve. Il sent son cœur battre jusque dans ses tempes humides de sueur ; il ne se rappelle plus exactement le but d’une telle aventure, sauf qu’il doit trouver quelqu’un. Trouver quelqu’un! Ici, dans ce pays si éloigné de toute terre bénie par Dieu, trouver quelqu’un. Ici, dans ces terres infestées de forêts et de barbares assoiffés de sang et de battements de tambours. Ici où les arbres et les lianes et les bêtes semblent surgis de temps immémoriaux. Ici qui, il n’y avait que quelques semaines de cela, était encore un là-bas dit avec un ample geste du bras qui découpait l’azur dans toute sa largeur ; un là-bas qui inspirait fascination et répugnance, luxure et dégoût, qui signifiait sang et eau et fange. Mais à l’instant où André jeune pose le pied sur la terre ferme, là-bas devient ici. La présence horrible et tant attendue.
 
                Les hommes tirent la pirogue sur le rivage, prennent lances et arcs et bagages et s’attroupent apeurés autour du jeune officier avec l’arme. André, rêvant, sait qu’il ne lui reste qu'une poignée de kilomètres, que quelques milliers de pas – dérisoires dans ces immensités ! – à faire avant de rencontrer celui qu’il doit trouver – et abattre. Ces quelques pas le mènent dans la forêt, au cœur de la forêt. Il se retourne et ne voit aucune trace de la barque, ni du rivage, seulement des arbres sur fond d’arbres. Ça et là quelques failles laissent percevoir une lumière dorée, mais pas les reflets miroitants du fleuve serpentant entre les forêts et les crocodiles. Dans son exploration panoramique il croise le regard terrifié des hommes noirs qui l’accompagnent – le servent plutôt, car qui voudrait l’accompagner dans cet enfer alors que même les autochtones n’y consentent à contrecoeur qu’à la mention du mot « argent » ou « money » ?
 
            Sur leurs lèvres se dessinent des syllabes, une, peut-être deux ; par-dessous le sifflement de quelque serpent glissant dans le fouillis des branches en hauteur, il perçoit un mot : « golum » ou « golom » mais si la barrière de la langue l’empêche de comprendre la signification du mot, il ne perd rien de la situation. André rêvant sait que l’homme qu’il cherche est derrière lui, alors André jeune se retourne. Effectivement, il se tient bien là où il l’attendait. Mais il y a une différence, et elle est de taille. L’homme qu’il cherche n’est pas un homme au sens strict du terme, car même si les caractéristiques physiques comme les bras, les jambes et la tête, restent valides, la taille des membres, gigantesque, et la couleur et la nature de la peau, en pierre grise, empêchent toute ressemblance. L’être qui lui fait face est énorme, mesure trois mètres, peut-être plus, et sa corpulence est proportionnelle à sa taille. Il ne semble pas avoir de peau à proprement parler, et de cela André en est certain car il voit une poussière granuleuse tomber de chacune de ses articulations à chacun de ses mouvements. Il n’est constitué que de pierre. Soit. Le visage tourné vers lui est indescriptible, sans réaction ni sentiments. Il arbore sur le front un signe compliqué, et sous celui-ci deux yeux jaunes et immenses le scrutent. André rêvant sait que c’est bien celui qu’il doit tuer, même si l’enveloppe charnelle est différente. Alors André jeune dégaine, vise et tire dans un seul mouvement qui, lui, n’émet ni grincement ni poussière pierreuse. La balle l’atteint au front, mais le visage n’arbore aucune surprise, aucune douleur. De sa main titanesque qui aurait pu emmurer la tête entière d’un homme, il frotte l’endroit où le signe compliqué a laissé place à un éclat profond. Des grains de pierre tombent sur les feuilles et les débris qui tapissent la jungle et André se demande si la pierre repousse et si non, quelle est la durée de vie d’un tel être. Mais il sent quelque chose lui piquer le front. Du plat de la main il écrase vivement ce qu’il croit être un des nombreux et dangereux moustiques de la région, et c’est sans grand étonnement qu’il voit une tâche rouge maculer les lignes de sa main. Mais il a senti autre chose, furtivement. Alors, son cœur battant plus fort encore, recouvrant tous les bruits et les sifflements de la jungle, il tâte son front et découvre avec stupeur un repli de chair froissée et un trou béant, de la taille d’une balle. Le géant en face de lui tombe à genoux, le dépasse encore de deux bonnes têtes, puis s’écroule sur le sol, d’un seul bloc ; sa tête, ressemblant à un écueil transperçant la mer, gît à ses pieds.
 
            Les indigènes qui l’accompagnent crient, empoignent leurs arcs et criblent la pierre de flèches qu’il pense être empoisonnées. Les flèches transpercent la pierre sans difficulté, rougissant le sol brun et les feuilles autour du colosse. André rêvant n’entend plus rien, voit rouge, sait qu’il va mourir, alors qu’André jeune continue sa vie insouciant du futur, enfouissant ses remords au-delà de sa conscience. A son tour il tombe à genoux, la jungle ocre tournoyant autour de lui, confondant les arbres, les hommes noirs, le fleuve brun comme leurs paumes, les crocodiles assoiffés de battements de tambours et les crocs des barbares en un atroce maelström. A son tour il s’écroule dans un fracas étouffé par la végétation luxuriante et abominée, aux côtés de l’être qui n’a pas besoin de tombe. Mais André rêvant ne meurt pas totalement : il s’éveille, ouvre les paupières comme après des siècles passés dans l’obscurité la plus parfaite et voit sa femme.
 

Sunday, 28 February 2010

L'insouhaitable #15


Alice
              La porte s’ouvre, mais Alice n’en a rien à faire. Elle est en train de maudire le bleu du ciel bleu qui, dans le grand rectangle de la fenêtre, est devenu un œil qui ne pleure pas, un œil qui la fixe, qui la juge et qui l’accuse. Face à son juge bleu elle pleure et, à court d’arguments, l’envoie au diable. Elle sent une main lui caresser les cheveux et reconnaît instinctivement son mari. Elle se retourne et aussitôt l’œil n'est plus qu'un mauvais souvenir. Le visage fatigué de Pierre l’emplit de courage, mais elle se rappelle les raisons de sa si longue absence. Elle sait intuitivement que c’était grave, qu’il y a eu des morts, qu’il a dû affronter le feu et les cendres qu’il déteste tant. Il se penche vers elle et l’étreint. Il lui dit à l’oreille qu’il est là maintenant ; que son chef lui a donné un congé ; qu’il s’excuse mais qu’il avait fait son possible pour arriver au plus tôt ; qu’ils doivent aller voir leur fils à présent ; et que oui, il sait.
 
            Alice desserre son étreinte, essuie ses larmes du revers de la main, prend son mouchoir en papier et se mouche doucement, une fois. L’infirmière a fait le tour du lit en poussant quelque chose devant elle – un chariot sûrement – et cache à sa vue le ciel bleu et son bleu si envoûtant. Rapidement, elle enlève la perfusion. Elle l’aide à s’asseoir dans le lit puis, lentement, péniblement, à prendre place dans ce qui s’avère être un fauteuil roulant. Le nœud dans sa gorge ne s’est toujours pas relâché, et Alice ne sait plus très bien ce qu’elle veut faire. Elle se laisse guider.


Thomas
                La cour est trop bruyante pour lui, et du préau il ne pourrait pas voir le ciel. Beaucoup de nez sont tournés vers le bleu du ciel, mais il a la sensation que celui-ci lui appartient, bien qu’il n’ait aucune raison valable à fournir. Il ne veut pas avoir l’air bête et tendre les bras pour tenter d’en arracher un morceau et le mettre dans sa poche tant l’impression de densité et de proximité se fait pressente ; la tentation est forte. Thomas dirige ses pas vers son coin favori pour s’y asseoir, celui que personne n’occupe parce qu’il est tout le temps au soleil. Sauf qu’il y a quelqu’un aujourd’hui. Fait exprès, un groupe de cinquième joue aux billes juste devant. Aux billes ! Il pensait que ce jeu n’existait plus. Vraisemblablement, il s’est trompé. La cloche sonne et le fait sursauter : il en a oublié d’aller en classe, comme tous les autres. Il n’est pas du tout en retard, finalement. Les cinquièmes déguerpissent à toute vitesse, le sac en bandoulière, en faisant la moue.
 
            Thomas les regarde rejoindre les rangs qui se forment rapidement. Il jette un dernier regard sur son coin qu’il n’a pu occuper. Ses yeux se posent sur une bille laissée là, abandonnée au triste sort des billes oubliées. Il fait quelques pas et la ramasse. Elle est plus grosse qu’une bille, mais ce n’est encore pas un calot – dommage, pense-t-il. En revanche, elle est d’une belle couleur bleue. Il la fait rouler entre son pouce et son index et sent les petites aspérités à sa surface. Il la tient ainsi en l’air et l’examine d’un œil, jadis expert, devant le ciel, le meilleur moyen pour jauger la qualité d’une bille. Il laisse échapper un «oh» de surprise lorsque la bille se confond parfaitement sur le bleu du ciel. Aurait-il arraché un bout du ciel, comme il avait voulu le faire, il n’aurait pas été aussi bleu que sa bille. Il contemple sa trouvaille. Il a du mal à exprimer ses impressions : il a l’impression qu’il fait rouler le ciel bleu entre ses doigts ; il a l’impression de toucher le ciel, d’en avoir dérobé un morceau dur, concret ; il a l’impression que la voûte au-dessus de lui est en fait un mur peint par le meilleur peintre de la terre ; il a l’impression, une fois détachée de la sphère bleutée du ciel, que sa bille est le trésor le plus rare et le plus précieux que sa main ait jamais touché, que main d’homme ait jamais convoité. D’une main tremblante, il glisse la bille dans la poche de son pantalon marron et rejoint ses «camarades» de classe.

Pauline
 
              Elle lance le livre à travers la chambre et atterri sur la pile de linge sale. Pourquoi «The horror! The horror!»? Kurtz le misérable parle-t-il de sa vie, parle-t-il de la rivière sans nom, de sa situation, de ce qu’il a fait ou vu, des noirs et de leurs coutumes, des blancs cupides et implacables et symboles du progrès ? Elle croit savoir pourquoi Marlow a menti, bien qu’elle ne sache pas encore de quels mots revêtir ses intuitions. Elle a lu d’autres romans de Conrad, mais celui-ci semble tout remettre en question, jusqu’aux fondements mêmes du roman et de l’expérience humaine. La deuxième de couverture indique «1999» griffonné au feutre, l’année où elle l’a acheté et où elle l’a lu. Presque quatre ans plus tard, c’est une totale redécouverte : la première fois, elle avait lu des mots, repéré des groupes de mots formant des phrases complexes ; elle ne se souvient pas avoir été transcendée par le roman, ni même qu’elle l’ait aimé. Pourtant cette relecture, que certains préconisent, acquiert une dimension existentielle.
 
               Pauline gît sur le sol, les bras étendus de chaque côté d’elle, et elle regarde le ciel par la fenêtre ouverte. Le soleil, s’il reparaît, dans quelques heures, se couchera ; qu’adviendra-t-il de ce ciel bleu si bleu ? Elle baille mais elle n’a pas sommeil. Le ciel bleu, par quelque magie, l’attire. Elle l’entendrait presque lui murmurer de suaves invitations à se perdre dans ses méandres que l’œil nu ne peut percevoir. Mais trop de questions volent dans sa tête. Elle se relève précipitamment et court à quatre pattes vers le livre. Elle envoie, par-dessus son épaule, les affaires par brassées derrière elle. Le livre apparaît enfin ; la page de garde est coupée en deux par le rayon de lumière oblique. Tétanisée, comme foudroyée, elle reste figée. Elle lâche les quelques affaires restées dans ses bras. Elle sait. Une bourrasque de vent soudaine traverse la chambre, fait danser les rideaux, balaye ses cheveux ondulés et repart au dehors – et le ciel au dehors est si bleu et si intense qu’on aurait l’impression que chaque chose en viendrait et y retournerait. C’est l’impression que lui a donné ce coup de vent ; il est venu et est reparti vers – dans – le ciel bleu si bleu. Hypnotisée, Pauline ne peut détacher ses yeux de la couverture. Elle sait. Le temps semble s’allonger, s’étirer à mesure qu’il passe. Sa vue se brouille, se trouble ; elle sait que si elle tente de se lever, elle va tituber et se faire mal en retombant. Elle se sent partir doucement, sa gorge se serre. Alors, sagement, obéissante, Pauline s’étend sur la couette et ramène ses jambes près de sa poitrine. Voilà une belle revanche de son organisme : elle n’a pas mangé de toute la journée et son corps, à cause du stress accumulé pour ce foutu exposé, croit qu’elle recommence ses conneries d’anorexique. Pourquoi n’a-t-elle pas mangé ? Elle a bien besoin de tomber dans les vapes maintenant. Quelques secondes plus tard, elle perd connaissance.
 

Olivier
             Olivier est de retour dans la rue de son collège. Comme son père ne se rappelait plus le chemin et que la rue était à sens unique, il n’avait pu le déposer directement devant. Néanmoins, il est un peu en avance. Ceux qui sont demi-pensionnaires jouent et crient dans la cour de graviers gris. Il reste un peu devant les grilles et lève les yeux au ciel. A chacune des extrémités de la rue s’agitent des formes, des ombres qui rejoignent lassement le temple de la connaissance. Le vent s’est levé de nouveau, il souffle cependant moins fort que ce matin ; c’est une brise très légère, presque imperceptible tant les feuilles des bouleaux semblent immobiles. Puis, tout d’un coup, il entend une respiration insistante juste à côté de lui. Il sursaute, il lui semble même avoir crié. Mais il n’y a personne. Furtivement, il jette un regard inquisiteur par-dessus son épaule, mais là encore, rien. Il jure pourtant avoir entendu quelqu’un respirer dans le creux de son oreille, comme lorsqu’il est sorti de chez lui. Deux fois qu’il sent quelqu’un par-dessus son épaule. Il n’est pas seul dans cette rue, quelqu’un lui joue un tour, et il n’aime pas qu’on se paie sa tête.
             Le misérable va souffrir, presque autant que lui parce qu’il recommence l’après-midi avec Anglais. Il déteste l’Anglais, il ne voit aucun intérêt dans cette langue que des barbares assoiffés de sang ont inventé, que des moines chauves ont utilisé et que des rois et des reines tyranniques utilisent toujours. Il se demande ce qu’ils vont faire aujourd’hui. Mince, s’il ferme les yeux, il peut sentir une présence à ses côtés. Quand il les rouvre, il n’y a rien, bien entendu. Il remet son cartable convenablement sur son dos, parce qu’une des bretelles mord dans sa peau laissée nue par sa chemise débraillée. Il passe les grilles du collège, pensif. Cette présence l’a surpris, mais quand il y pense, il ne la considère pas comme dangereuse. Du moins il pense.
 
                Du regard, il cherche les autres membres de son groupe qu’il se plaît à appeler son « Cartel », comme il l’a vu en Histoire avec les cartels de la drogue en Colombie et ailleurs, mais il ne sait plus où. Il ne voit personne qu’il voudrait voir volontiers à ses côtés, alors il décide de monter directement devant la salle, non pas parce que – et ce serait contraire à son éthique – il souhaite arriver le premier, mais parce que c’est contraire au règlement. Lui, Raquin, brave tous les interdits. Et puis, ce ciel bleu l’insupporte. Tout le monde a les yeux rivés à ce bout d’air stupide et sans intérêt. Il n’aime pas ce que les autres aiment et il s’en félicite. Il jette un coup d’œil sur la cour et parmi les vagues continues d’élèves criants, courants, gesticulants, jouant ou absorbés dans d’intenses conversations, il aperçoit le nain, Thomas-te. Il a une soudaine envie de « s’amuser » un peu, mais un peu plus loin, sur sa droite, il repère un pion qui fait sa ronde. Un autre patrouille près des toilettes, aucune chance donc. Il se dit qu’il ne paie rien pour attendre et qu’il le chopera à la sortie, rien ne presse.
 
            Volontairement – pour apaiser le feu de sa colère que la perspective manquée de rosser le nain a attisé – il passe dans une ronde de minuscules sixièmes, en bouscule quelques-uns qui tombent mollement à terre, et continue son chemin en écartant les épaules pour dissuader tout acte de rébellion. La tactique Olivier Raquin. Imparable. Pourtant, il sent bel et bien un souffle sur sa nuque. Soudain – et la sensation lui fait dresser les cheveux sur la tête – il sent une main empoigner son épaule et le force à se retourner.
 

Saturday, 27 February 2010

L'insouhaitable #14

Alexandre
 
        « C’est comme si je buvais le ciel bleu au-dessus de moi, comme quand Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine ; on dirait un plafond peint par un prodige aux mains divines. C’est comme si j’étais dans une cathédrale d’air, comme si l’herbe au-dessous de moi n’existait que par mon imagination. Si je pouvais m’envoler comme un oiseau et échapper à ma condition humaine, je le ferai. Il ne doit rien y avoir de plus exaltant que de plonger dans ce bleu et de s’y perdre, de s’y fondre. Le soleil est là mais il n’est pas là, car je ne veux pas qu’il soit là, alors il disparaît à ma vue et laisse ce ciel sans tache. Le soleil n’est pas Dieu, car c’est bien le soleil, c’est bien Râ qui orne le ciel, et pas le contraire. On dépeint plus souvent le soleil comme emblème de Dieu ou d’un dieu parce que nous sommes dans l’incapacité la plus concrète de peindre un ciel aussi bleu. Nous n’avons pas la couleur dans notre vaste palette, c’est un bleu ciel comme beaucoup ont tenté, en vain, de reproduire. Mais une imitation ne trompe pas, les copies sont toujours trop pâles ou trop foncées, le juste milieu n’est pas intelligible parce que le juste milieu est l’apanage de Dieu seulement, et parce que nous sommes humains et faillibles. Un ciel dénuagé et désoleillé. Si seulement je pouvais voler comme un oiseau…mais j’ai peur de mes propres souhaits. Il n’y a qu’à regarder où cela a mené les plus grands. Un génie exauce un de nos souhaits et hop ! nous voilà réduits en esclavage par notre condition d’homme, par nos désirs qui tendent irrémédiablement vers l’excès, vers ce que nous ne sommes pas censés savoir, avoir, voir, vers la connaissance de l’inconnu et de l’infini et des choses sacrées, vers nous-même.» Alexandre se retourne et contemple les brins d’herbe près de son visage. Il se dit qu’il y a un microcosme, un espace quasi-infini dans cette terre, voire dans chaque brin d’herbe, et que c’est remarquable ; il peut faire les mêmes remarques concernant le monde marin qui est, si cela est possible, plus grand et plus majestueux encore ; cependant aucun de ces deux royaumes, aussi microcosmiques soient-ils, ne peut rivaliser avec le microcosme macrocosmique du ciel. Il sait que quand il regarde les étoiles, il regarde le ciel d’il y a six milliards d’années ou quelque chose comme ça, que le ciel tel qu’il le voit est autre, peut-être même est-il mort. Mais ni le temps ni l’espace n’ont de prise sur le ciel, c’est ce qu’il comprend lorsqu’il s’étend sur le dos, un genou relevé et une main soutenant sa tête, et regarde de nouveau le ciel bleu ciel. D’ailleurs, de grands oiseaux blancs évoluent dans ce – non, ce n’est là qu’un mirage, car le ciel n’est qu’un désert et ses reflets d’évanescents parhélies. » Alexandre se dit qu’il n’y a rien à espérer de tels cieux que d’aphéliques mirages, car cette voûte est…trop près, écrasante, suffocante. Le ciel bleu ciel commence à tourner, d’abord doucement, puis plus rapidement, puis le ciel bleu ciel spirale autour du bleu du ciel bleu ciel et telles des hélices bleues le ciel s’enroule et le ciel bleu ciel bleuie et devient noir parce qu’Alexandre s’est évanoui.

          Il passe plusieurs heures ainsi, étendu de tout son long dans l’herbe.

         « Eh ! » une voix braille. « Eh ! Faut pas être sur les pelouses ! Eh ! Vous êtes sourd ou quoi ! Je vous dis de déguerpir avant que je vous colle une prune ! »

        Alexandre sort de sa torpeur avec la nausée et une migraine « dans le quart supéro-externe » de son crâne, diagnostique-t-il intérieurement. Le vieillard vocifère dans ses oreilles de ficher le camp. Il porte une moustache et une barbe, d’une blancheur dérangeante, qui pend jusqu’à son nombril. Il postillonne à tout va. Sous sa casquette de serge marron, son visage cramoisi et déformé par la colère aurait été drôle à voir dans d’autres circonstances, mais Alexandre n’a pas le cœur d'imaginer ces circonstances. Ce maudit ciel bleu ciel l’a rendu malade. Ou est-ce le soleil. Le soleil est derrière son dos alors qu’il remonte péniblement le coteau, et pour autant qu’il s'en souvienne, le soleil a la couleur du ciel. Il aurait dû aller au travail aujourd’hui, mais le ciel bleu ciel l’en a empêché. Il faut qu’il arrête de dire ciel bleu ciel. Le ciel l’irrite, comme si le monde faisait face à une pupille colossale. Il regarde sa montre : elle s’est arrêtée à deux heures moins cinq. La trotteuse palpite sur sa seconde, comme si quelque perfide main retenait son avancée. Il n’a pas envie de demander au vieillard qui ronchonne derrière lui l’heure exacte.
 
             Le ciel l’a rendu fou, lui aussi. Alexandre se dit que dans le pire des cas il ne doit pas être plus de trois heures. Le vieillard le dépasse alors qu’il sort du terrain herbeux, lui jette un regard empli de haine, pestant contre les jeunes d’aujourd’hui et s’évanouit dans un bosquet tout proche, aussi mystérieusement qu’il est apparu. Il essaie de voir le vieillard entre les arbres mais il n’entend aucun bruit de pas sur le gravier, aucun grommellement : le vieillard s’est volatilisé. Il se demande s’il n’est pas sujet à une hallucination, toutefois ses pensées s’arrêtent là-dessus car il se plie en deux : une pointe de côté s’élance dans sa poitrine. La douleur est insoutenable, il vomit sur le gravier gris du chemin. Sa tête le fait souffrir le martyr, des points blancs dansent devant ses yeux. Il déteste la douleur, la souffrance. Souffrir pour lui est un calvaire innommable. Il tente de se redresser mais c’est comme s’il avait une barre de fer dans son ventre qui déchirerait ses chairs s’il se levait, alors il s’assoit à même le sol, en prenant soin d’éviter la flaque nauséabonde de sa souffrance. Son estomac émet d’étranges bruits de révolte, de mutinerie. Son corps entier semble se battre contre quelque corps étranger. Il se tâte l’abdomen, entend des gargouillis et pressent avec une certaine appréhension d'autres vomissements.
 
              Il est certain que le ciel bleu ou le soleil dissimulé derrière le voile du ciel a quelque chose à voir avec tout cela. Son front est trempé de sueur. Il est loin de chez lui, pourtant il va falloir qu’il rentre. Il cherche un moyen de se calmer, de se débarrasser de ces oppressions que le tiraillent. Mais son cerveau s’embrouille et il n’a plus qu’une seule chose en tête pour apaiser les crampes, les nausées : a, préfixe privatif – lex, loi – andros, homme. Préfixe privatif, loi, homme. Sans, loi, homme. Ces trois syllabes flottent en ritournelle pour mieux se concentrer dans un océan de bleu qu’il exècre à présent, s’emmêlent, se font et se défont; il se lève, titube et arpente en zigzaguant le long chemin hors du parc. Il s’éloigne bientôt et disparaît derrière un arbre. Il est difficile, avec la distance, de voir si c’est un chêne ou un érable. Le ciel omphalique derrière lui est resté intensément bleu, et inonde la ville de son éclatante lumière. 
 

L'insouhaitable #13


Pauline
 
            Kurtz vient d’expirer son dernier râle et Pauline pense au ciel bleu au-dessus de lui, aux flots boueux en dessous de lui, aux confins de la cabine, à Marlow qui n’est pas à ses côtés, aux bruits du bateau qui résonnent dans la petite cabine, à l’atmosphère sinistre ondoyant à ses aises, à l’homme noir annonciateur de sa mort. La quête vient de prendre fin, pourtant il reste des pages. Plusieurs. Pauline ne saurait dire combien, mais assez pour que le mystère pèse un peu plus sur sa poitrine.


Thomas
 
               Thomas arpente les rues de la ville d’un pas pressé : il est en retard. Ce n’est pas qu’il habite loin, mais il reste toujours trop longtemps avec sa mère le midi. Ce midi-ci ne fait pas exception. Pourtant il ressent une gêne à l’intérieur de lui : sa mère a conservé un sourire radieux tout au long du repas, alors qu’elle arborait toujours un sourire triste. Peut-être est-ce le beau temps et le ciel bleu. Il ne reproche pas à sa mère d’être triste. Lui et son père ne savent plus comment lui remonter le moral depuis que sa mère est morte, il y a quelques mois de cela. Mais aujourd’hui est peut-être un grand jour, peut-être que sa mère a enfin accepté de faire la paix. Il sourit à cette pensée, mais il court à présent : les cloches de la cathédrale toute proche – il peut voir les deux flèches triomphales se dresser, seules, dans l’azur du ciel – retentissent. Les grilles de l’école sont en vues ; il voit Raquin le mécréant passer leur seuil, suivi de près par une des pionnes : il n’est pas si en retard. Comme d’habitude, il passe près des groupes de sa classe sans se faire remarquer, il semble même que les autres exilés ne veulent pas le voir, trop occupés à se renfermer sur eux-mêmes. Thomas marche la tête légèrement baissée, ses yeux fixant à la volée chaque gravier, chaque aspérité sur le sol – dans le coin de son œil, il voit Raquin un peu plus loin, en retrait – puis bouscule un sixième qui tient le ballon de foot sous un bras. Thomas ne le dépasse que de quelques centimètres, mais pour lui, cela suffit. « Dégage, » lui lance-t-il, venimeux. L’autre ricane. Thomas soupire en haussant les épaules, affligé par la bêtise de l’avorton. Il se demande s’il était comme ça en sixième.


Alice
 
              L’infirmière est dans la chambre d’une autre patiente, et elle s’attendrit au spectacle de mère et enfant faisant connaissance après neuf mois d’attente, séparés mais complices. Alice, elle, est en état de choc depuis le départ un peu précipité du médecin ; il n’est pas retourné la voir, même s’il est venu plusieurs fois demander de ses nouvelles. La dame blanche voudrait avoir des paroles réconfortantes mais elle n’en a pas, car elle-même n’a su se rassurer. Elle se demande pourquoi ces choses-là arrivent, car malgré les explications que la médecine moderne peut proposer, toutes logiques et certainement vraies, il y a quelque chose d’inexplicable dans la fatalité. Dieu dispose toujours, semble-t-il. Comment éviter qu’un enfant se retourne au moment fatidique, s’enroulant dans le même mouvement avec le cordon ombilical, s’interdisant sa propre naissance ? Certains voient en ce geste une sorte de suicide raisonné par l’instinct, d’autres la marque du destin inéluctable. Les médecins penchent pour la plupart vers la deuxième hypothèse, même s’ils n’utilisent pas le mot « destin », même s’ils n’en parlent qu’entre eux, faisant montre d’une honte certaine pour cette zone d’ombre dans leur savoir. L’infirmière admet sa propre ignorance sur le sujet et préfère vaquer à ses occupations loin de la chambre d’Alice. Pourtant, dans quelques minutes, son mari arrivera, car il a téléphoné il y a presque une heure déjà, et alors elle devra retourner au chevet de cette mère privée de son enfant, une parmi d'autres.

Thursday, 25 February 2010

L'insouhaitable #12

André
 
             Il ne desserre pas son étreinte d’un pouce ; il peut sentir le cœur de sa femme battre à travers sa propre poitrine. Il a recouvré assez de force et de ses esprits pour se tenir debout sans être pris de vertiges. La lumière du ciel dessine un trapèze tronqué sur le carrelage de la cuisine ; au loin dans la salle de séjour une fenêtre ouverte accueille à volets ouverts le vent qui amène ses précieux pollens. Telle une statue digne de Pygmalion, le couple se dresse, pétrifié. Puis lentement, en pleurant posément, dans le creux de l’oreille de Jeanne, André chuchote son rêve.

Olivier
 
           Ses parents sont assis à la table sur laquelle sont posés, à la va-vite, quatre couverts. Son frère est attendu. Sa mère ne pleure pas, lui dit que son père va l’emmener au collège en voiture, comme ça il peut rester plus longtemps et profiter de la famille au complet. Ce à quoi son père ajoute, un sourire strict aux lèvres, qu’il n’y a pas de quoi se presser vu qu’il va rester quelques jours. Olivier espère que son propre sourire ne trahit rien de son anxiété, mais exprime plutôt une certaine forme de joie. Son père semble satisfait car il tourne la tête vers sa femme et lui caresse le bras. Ils discutent de son frère mais il n’écoute pas car il lui semble entendre des bruits de pas dans l’escalier. Oui, c’est bien cette démarche traînante ! Olivier sort en trombe de la cuisine et voit son frère debout dans le couloir trempé de lumière. Celui-ci tient un objet sans forme dans ses mains ramenées en coupole. Olivier regarde son frère lui sourire et, poussé par un instinct qu’il ne cherche pas à comprendre, se jette au cou de celui qu’il voudrait être. Celui-ci répond de manière plus tempérée à ce débordement de joie, une des raisons étant qu’il porte dans ses mains un objet à ses yeux précieux. 

              Olivier sent les larmes venir mais il se retient du mieux qu’il peut pour ne pas gêner son frère. Il n’est pas habitué à pleurer ; même lorsqu’il reçoit un mauvais coup d’un Première ou d’un Terminale il ne pleure pas. Il plie mais ne rompt pas, comme un jour son frère lui a dit, visiblement fier de cette démonstration de volonté toute masculine. Cependant ils savent tous deux que la séparation a été longue – quatre mois pour être exacte. Alors ils profitent de ce moment de solitude pour s’apaiser mutuellement du regard avant de rejoindre leurs parents assis dans la cuisine. Le père d’Olivier est officier dans la marine, ce qui explique ses absences prolongées, et l’enfant, depuis un certain temps déjà, le considère au mieux comme quelqu’un d’austère et de rigoureux, au pire comme un de ces élèves perpétuellement absents mais qu'on continue à nommer lors de l'appel.
 
          Le courant passe mieux entre lui et son garçon le plus âgé, car il a rejoint lui aussi les rangs de la marine. De cet exemple il tire une fierté paternelle et humaine incommensurable, trouvant par là même une justification à sa propre existence de marin, à sa propre condition d’homme dévoué corps et âme à sa patrie, à sa propre condition de père – son propre père avait été dans la marine et avait tout naturellement suivi les pas de son père. Son fils aîné a choisi de devenir sous-marinier, le contact avec la mer étant bien entendu légèrement différent, mais l’appel est le même, théorise-t-il. La mer appelle, la patrie appelle, le sang appelle, la justice appelle. Seul son deuxième et dernier fils n’a pas répondu à cette vocation – pas encore peut-être – néanmoins il émet des doutes quant à un probable revirement de sa part, car il ne voit pas en lui la moindre once du marin. Un marin en reconnaît toujours un autre, même en civil.
 
            Dans ce monde impitoyable où les hommes se font la guerre entre eux, portés par la mer, c’est cette dernière qui décide toujours du sort des batailles, du sort des hommes qu’elle porte. Aucun navire, aucun homme n’est assez puissant pour affronter et vaincre la furie maritime – on peut tout au plus lui survivre, en étant marqué au fer rouge, jusqu’à sa mort, par sa sainte majesté reine des flots – car oui, la mer est noble. Un marin naît sur, dans ou près de, la mer, vit au gré de ses vagues et n’apprécie la terre que parce qu’il sait qu’il rejoindra son noble berceau ondin.
 
            Son fils ne ressent pas ces choses quand il tente de les lui expliquer ; peut-être fera-t-il un bon officier dans le corps de terre. Il se rend compte qu’il n’aurait pas du accepter ce poste en Afrique – cause de ses si longues absences – car sa femme l’a trop choyé, trop couvé. Il ne l’en blâme pas plus que cela, car il a choisi sa femme justement parce qu’elle avait cet instinct maternel, mais c’était son devoir à lui d’initier ses fils aux rigueurs de la vie, et en cela il avait échoué avec le dernier. Il n’avait pas encore de regrets parce qu’il avait des projets pour ce fils tronqué des devoirs envers la mer et la patrie, grâce notamment à ses nombreuses relations au sein de l’Armée, et ses projets, il comptait bien sur cette semaine de permission pour les lui annoncer. Il allait redresser son fils, ainsi que son erreur.
 
            C’est à cela qu’il pense quand il voit ses deux garçons, si différents de visage et de caractère, s’installer à table. Lui et son fils ont immédiatement, automatiquement, arrangés les couverts devant eux, pas sa femme ni son fils. Des choses vont changer. C’est une belle journée pour que les choses changent. Le bleu du ciel quelque part l’apaise, et d’autre part le fait languir pour un ciel chargé de massifs nuages noirs striés d’éclairs, balayés par des bourrasques faisant tanguer dangereusement le navire, pour un ciel si agité, si sombre et si profond qu’il se confond avec la mer en dessous.
 

Wednesday, 24 February 2010

L'insouhaitable #11


Alice
             L’infirmière ne tarde pas à venir. Un pan de sa blouse est taché sur l’ourlet, et la couleur de la tache est indistincte, mais sombre, sombrement sombre, sans le moindre doute. Alice a les yeux rivés sur la tache, elle ne voit pas autre chose, et reste confondue lorsque l’infirmière lui demande la raison de son appel. Elle bredouille faiblement, balaye du regard le sol aux pieds du lit comme si la réponse pouvait s’y trouver, puis se décide à affronter le regard inquiet de l’infirmière à la tache sombrement sombre. Elle s’est déplacée à côté d’elle, en un instant, glissant sur le sol presque, prend son poignet et le tâte, à la recherche de son pouls. Alice se sent rougir, s’excuse, mais la dame blanche ne l’entend pas, concentrée sur les pulsations sourdes et sur sa montre. Alors, Alice se souvient. Alice pense à son cœur et d’une voix éteinte demande l’heure, puis le jour, puis la date. Elle reste stupéfaite. Elle n’aurait passé ici que quelques heures seulement – deux jours – alors qu’il lui semble y avoir séjourné une éternité ? Elle reste silencieuse, les bras ballants, les pensées fusent dans sa tête.
 
            L’infirmière à la tache sombre lui dit que, comme elle semble réveillée, elle va trouver le médecin de garde pour qu’il lui parle. Mais Alice n’entend pas. Elle vient d’avoir un avant-goût de l’éternité et ne semble pas satisfaite. Elle pense aux Champs Élysées, aux champs de roseaux, au Paradis et elle sent un bouleversement dans son cœur ; elle sent un pincement au milieu de son ventre et se demande pourquoi l’éternité est si longue et si laborieuse, pourquoi peines, souffrances et inquiétudes sont toujours ses hôtes. La porte s’ouvre sur le médecin de garde et sur l’infirmière à la tache. Le médecin est dégarni sur les tempes et le haut du crâne ; elle ne voit pas son nom sur sa poitrine. Il lui parle mais elle ne comprend pas. Ses lèvres muettes bougent, elles sont fines, découvrent deux rangées de petites dents serrées. Il est aux pieds du lit, consulte attentivement des feuilles où apparaissent des courbes et des chiffres et des lignes d’écritures hâtives, il fait parfois la moue, mais il lève la tête, hausse les sourcils et sourit. Il s’approche d’elle, s’assoit sur le bord du lit, met sa main libre dans la sienne – celle qui est piquée du cathéter reste immobile, amorphe.
 
«Comment allez-vous, Alice ?» Il sourit toujours.
_ Bien, je pense. J’ai dormi beaucoup, mais apparemment pas autant que je ne le pensais.
_ Ce sont des effets connus de la péridurale ; l’accumulation de stress vous a fait perdre la notion du temps ou du monde autour de vous. Vous souvenez-vous que votre mari était présent au début de votre accouchement ?
_ Oui, ment-elle.
_ Il n’est pas revenu parce que son cabinet l’a appelé pour une urgence. Il a appelé plusieurs fois, mais nous lui avons répondu que vous dormiez. Il sera de retour bientôt, ce soir peut-être. » Alice rougit. Elle a oublié son mari, le père de son enfant. Elle n’a pas eu une seule pensée pour lui. Elle tourne la tête pour que le médecin ne la voie pas rougir, vers la fenêtre.
« Il fait beau ; tous les enfants doivent être dehors.
_ Oui, » dit-il en forçant son sourire imperceptiblement, « il fait très beau, et l’air est doux. Alice, il faut m’écouter attentivement à présent. Vous avez subi une césarienne, vous en rappelez-vous ? (Alice acquiesce de la tête) Bien. Vous souvenez-vous de la péridurale ? (Alice répète son geste, le médecin prend une inspiration) Alice, il n’y a pas à tourner autour du pot : votre enfant est au plus mal. Être arrivé à terme ne signifie pas que tout va bien, même si dans notre cas, bien sûr, c’est un avantage.
_ Qu’y a-t-il ? » lance Alice, les larmes aux yeux. Elle sait, se doute de.
«  Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et la position de siège ne jouait pas en notre faveur. La césarienne nous a évité beaucoup de mauvaises surprises, cependant votre fils a subi plus de lésions que nous le supposions : nous l’avons mis sous couveuse car il est très faible. » Le médecin se trouble, les yeux d’Alice sont remplis de larmes. Ses traits se déforment en un rictus affreux. La douleur, la douleur est là, palpable, sans fard, nue, vicieuse et abominable. Le médecin se rapproche d’Alice, la prend dans ses bras. La perfusion cliquette, chaque cliquetis agressant l'ouïe. Il caresse ses cheveux d’une main tremblante. Il murmure à son oreille que son mari ne sait rien encore, il lui répète qu’il a été appelé pour une urgence, sur un gros sinistre, mais qu’il va revenir ; que la vie continue, qu’ils sont jeunes encore. Mais Alice est inconsolable. A travers ses pleurs et ses hoquets de désespoir, elle demande si son enfant a des chances de rester en vie.
 
« Alice, je ne vais pas vous mentir. Votre enfant est très, très faible. Nous ne savons pas encore quelles sont l’étendue et la gravité de ses lésions au cerveau. Il ne peut pas respirer sans la machine. » Il s’arrête un instant, il ne veut pas pleurer. Il n’a jamais pleuré en vingt ans de pratique, même si, plus d’une fois, il s’est retrouvé dans cette situation. Néanmoins, il lui semble qu’aujourd’hui, avec ce ciel bleu envoûtant, la situation est particulièrement difficile à supporter. Il a toujours compatis à la douleur, il ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir, mais l’éthique de son métier voudrait qu’il ne s’implique pas autant, qu'il ne laisse pas l'affect troubler sa perspective. Qu’il n’embrasse pas les patients. Mais il n’en a cure, de l’éthique.
 
« Alice, vous et votre mari êtes ses parents, vous lui avez donné vie : c’est à vous de nous dire ce que nous devons faire. » Il sent l’étreinte de la jeune femme se serrer un peu plus. Elle veut le voir. Elle veut voir son mari. Elle veut voir son fils, elle l’aime. Le médecin réprime un sanglot.
 
« Très bien, Alice, nous allons prévenir votre mari et vous irez voir votre enfant lorsqu’il sera là…Je dois y aller, Alice, mais n’hésitez pas à appeler une infirmière si vous ne vous sentez pas bien – médicalement, bien sûr (les muscles de ses mâchoires se contractent sous la fine peau) – il n’y a aucun remède pour le cœur brisé, j’en suis le premier navré. » Il se dégage des bras d’Alice qui soudain l’encombrent, se lève et sort de la chambre à grandes enjambées. Il ne veut pas voir la tristesse sur son visage. Il ne veut pas voir la question que ses yeux doivent lancer à toute la chambre, à l’infirmière qui est restée, à chaque objet, au ciel intensément bleu dehors, à son dos, LA question qu’il connaît si bien et qu’il exècre : « pourquoi ? »
 

Tuesday, 23 February 2010

L'insouhaitable #10


Le rêve de Pierre
 
           Un champ de blé qui s’étend à l’horizon, de chaque côté, de toutes parts. Le vent bruit parmi les épis arrivés à maturation. Pour autant qu’il sache, le champ de blé peut très bien dépasser les limites de l’horizon car c’est son horizon, la limite de son champ de vision. Le champ est magnifique et, aussi étrange que cela puisse lui paraître, miroite. Il n’a pas besoin de lever la tête pour voir que le ciel au-dessus de lui est bleu, aussi bleu et aussi dénuagé qu’un ciel peut l’être. Le blond doré du blé exacerbe le bleu ciel du ciel. Il se rend compte que le blond doré du blé ne fait pas qu’exacerber le bleu du ciel, il l’arrondit également. Du point de vue de Pierre, le monde est presque parfaitement elliptique. La ligne d’horizon, jamais interrompue, est courbe en tous points de sa circonférence. Le bleu au-dessus de lui forme un dôme monumental. Le ciel, il veut dire. Le ciel au-dessus de lui forme un dôme monumental.
 
           La ligne d’horizon, qui sépare le blond doré du bleu, n’est gâchée par aucune nuance, aucun dégradé, la coupure est nette, comme tranchée au sabre par un habile samouraï. Ce paysage aux coruscantes couleurs laisse Pierre rêveur. L’impalpable brise fait courber les épis de blé qui bruissent comme les bâtons de pluie dans les pays d’Afrique. Hormis cette douce mélodie, le silence est parfait. Le même silence que dans les cathédrales ou les églises, les dimanches à la tombée des soirs d’automne. Il est dans une église, la plus petite et en même temps la plus vaste de tous les temps, église aux piliers d’air, à la nef de vent, à la coupole et aux vitraux de bleu – de ciel – une église sans portes ni extérieur. Quant à lui, le seul visiteur de cette église, pour l’instant, érigé telles les imposantes statues des Dieux égyptiens, immobile comme Bouddha, il observe ce qui aurait pu être un tableau avec les yeux d’un homme qui rêve. Pierre vit son rêve car il veut s’en souvenir à son réveil, car qui ne connaît pas ses rêves ne se connaît pas vraiment lui-même. La coque d’une huître ne donne que peu d’informations à l’observateur, pourtant celui qui cherche va ouvrir la coque et ouvrir les yeux.
 
            Mais, se dit-il, rêvant, chercher n’apporte pas de réponse, c’est trouver qui répond aux questions. Le chercheur reste observateur jusqu’à ce qu’il trouve : à partir de ce moment-là, il devient découvreur, et découvrir est la plus belle chose qui soit sur terre. Partir à la découverte des paysages et des objets de ses rêves est la plus grande conquête personnelle que Pierre ait jamais entrepris, et il compte bien la mener à son terme le plus poussé, en découvrir jusqu’au plus intime secret dans le recoin le plus reculé, le plus obscur, le plus dangereux. Derrière tous ces admirables desseins, la convoitise l’anime, car son but ultime, inavoué, est bien entendu la possible découverte de lui-même.
 
            Depuis le jour où il a fait la découverte personnelle que la forme d’une église rappelle celle du Christ agonisant sur la croix, il passe la plupart de son temps sur le terrain à chercher dans le chœur des églises, situé non loin de l’omphalos d’un homme Vitruvien, car le cœur est le siège des passions, l’écrin de l’âme, le moteur premier de cette mystérieuse machine qu’est l’homme. A la différence près que ses rêves – et il s’en souvient brusquement, des années de rêves surgissant de nulle part – figurent de vastes paysages sans limites visibles ou alors des lieux si étroits qu’il se sent étouffer et où il lui est impossible de trouver quelque cœur que ce soit. Faut-il chercher ailleurs ?
 
            Entouré par ce champ de blé sans fin, écrasé par ce ciel bleu ciel désoleillé, Pierre pleure parce qu’il ne s’est jamais senti aussi à l’étroit que dans cette grande étendue de blond doré, sous cette infaillible voûte. Il pleure amèrement parce que sa conduite le déçoit. Il ferme les yeux, puis prend une profonde inspiration. Il expire lentement, jusqu’à se sentir vide. Prêt. Immobile jusqu’alors, Pierre décide de partir explorer ce pays aux allures d’infini et avance d’un pas vers ce qu’il croit être «en avant». Il sent aussitôt son pied achopper contre quelque chose, ne peut s’empêcher de trébucher – en une fraction de seconde tourne son regard vers la motte de terre qui sourd du sol inégal – et tombe comme un arbre qu'on abat. Sa tête heurte non pas le sol durci par l’air sec, ni une autre motte de terre, mais une pierre.


Pauline 

             Pauline, sentant le temps battre à tout rompre dans sa poitrine, retourne dans sa chambre et reprend son livre. Elle marche jusqu’à la chambre submergée de lumière, défait la couette du lit et s’allonge dessus, sur la moquette, directement dans le faisceau éclatant. De ses doigts fébriles, elle caresse les pages restantes, la fin de l’histoire, la fin du mystère ; le livre s’ouvre et l’histoire reprend son cours. Elle s’arrête aussitôt, l’histoire entre ses doigts en suspens, et se demande ce qui arrivera lorsque la lumière deviendra opaque. Un ciel bleu comme aujourd’hui resterait-il aussi bleu, aussi visible ? Il est heureux que la lumière soit transparente, se dit-elle. Mais est-elle vraiment transparente ? Elle fronce les sourcils. Plus tard. Le cours de l’histoire, interrompu l’espace d’une seconde comme une rivière immobilisée par un barrage de fortune, reprend avec plus de force.
 

Photos (pas les miennes, si seulement...)

 
Deux liens d'un très grand intérêt.

Même si vous les connaissez déjà, cela ne fait jamais de mal de se refaire du bien:

Nick Brandt et son grand œuvre, disponible ici

et Steve McCurry, (très connu pour son portrait de cette jeune fille afghane...)

Bonne contemplation et/ou méditation!

Middles

  Someone once wrote that all beginnings and all endings of the things we do are untidy Vast understatement if you ask me as all the middles...