Tuesday, 23 February 2010

L'insouhaitable #9


André
 
             Jeanne, amuïe par la peur, s’est effondrée aux pieds inertes d’André, implorant du regard un visage statufié par une puissance sibylline et implacable. Jeanne voit les lèvres bouger, se contracter parfois dans un rictus de douleur qu’elle connaît bien, se relâcher dans une alarmante apathie, se crisper autour de mots qui n’en passent pas le seuil. Ces lèvres qu’elle a maintes fois embrassées et réconfortées, aujourd’hui Jeanne les implorent d’une prière répétée, la seule qui lui soit venue à l’esprit.
 
            À cette seconde, André lui semble dans un autre monde, un monde qu’elle ne comprend pas et auquel elle n’a pas accès ; un monde rempli de danger, de huttes obscures comme en Inde, de fleuves sacrés qui engloutissent tout une fois par an, d’hommes noirs, de femmes noires, d’enfants noirs comme l’ébène et qui se déplacent comme des taches sinistres dans la nuit. Elle veut ramener celui qu’elle aime, avec qui les souffrances sont d’ordinaire partagées, de cette contrée qu’elle n’a jamais vue si ce n’est par les images furtives et bourbeuses et vert sombre de la télévision et bien en deçà de l’affreuse réalité. Cette contrée pour elle est l’enfer, les sauvages cannibales qui rôdent dans ses entrailles abominables sont des diables ; les fleuves sacrés qui naissent de son sein putride sont des styxs, des fleuves d’où les crocodiles et les fauves bondissent à la gorge des pèlerins venus absurdement prêcher la parole de l’Évangile, les forêts immenses et impénétrables desquelles personne ne ressort sont des tombeaux vivants qui s’agrippent à vos chevilles, peuplées de bêtes de la géhenne qui se repaissent d’ombre et de cadavres : ces forêts sont des enfers à elles seules. 
               Jeanne se ressaisit brusquement. Elle secoue la tête comme pour chasser ces mauvaises pensées, ces pensées absurdes ; elle appelle son mari, presse ses paumes contre ses genoux, tire sur son bleu de travail taché ça et là par de l’eau de javel, crie. André cligne des yeux alors qu’il sort de sa torpeur, scrute le visage tourmenté de sa femme à ses pieds. Le couple se relève d’un seul mouvement et s’étreint.


Alice
 
             Le temps semble s’être arrêté dans la chambre d’Alice. Son corps immobile, dont le drap propre dessine les contours tout aussi inertes, ressemble à un gisant dans une cathédrale de lumière. Le cathéter est obstinément planté dans le revers de la main, la perfusion goutte-à-goutte résolument, sans un bruit. Le vent est tombé, les rideaux sont figés comme des colonnes doriques que l’épreuve du temps n’auraient pas affecté. Elle est seule dans la chambre : ni patient, ni infirmière, ni parent, ni bébé. Elle ne dort plus mais ne veut pas se réveiller maintenant. Elle veut prendre son temps et savourer les derniers limbes de son rêve. Alice a hérité de sa grand-mère une incroyable mémoire pour les rêves et les souvenirs. Comme elle, Alice se souvient chaque matin du ou des rêves de la nuit avec une précision stupéfiante, revivant généralement le rêve tout en se le racontant. De la même manière, elle se souvient de chacun de ses cauchemars, mais ceux-là elle met toujours un point d’honneur à les oublier. 
             Elle se demande l’heure qu’il est. Il n’a pas d’horloge. Et sa montre n’est pas sur la table de chevet. Quel jour est-on? Elle ne sait pas. Elle se rend à l’évidence qu'elle a envie, non, besoin de retrouver ces gardes fous sans lesquels elle ne sent plus aucune vie possible, et ce besoin si intense devient irrépressible et se mue en angoisse et la contraint à se réveiller en sursaut et à appeler une infirmière.


Olivier
  
               S’arrêtant un instant dans l’embrasure de la porte, il saisit avec vélocité une poussière qui flottait négligemment dans le rayon de lumière incliné qui parcourt la cuisine dans toute sa longueur. Le grain de poussière est à présent à lui ; mais il lui rend sa liberté car il est bon et magnanime avec ceux qu’il a vaincu. Aussitôt Olivier regrette de l’avoir relâché : il ressent une très grande solitude envahir son ventre comme s’il n’avait pas mangé depuis des lustres, une solitude presque insensée, à la mesure de la poussière.


Thomas
 
               La porte s’ouvre et Thomas se précipite dans les bras de sa mère qui l’embrasse. Elle n’est pas habituée à ce qu’il fasse cela en rentrant de l’école, mais le laisse faire. Elle caresse ses cheveux ébouriffés par le vent et pense, le sourire aux lèvres, que Thomas est encore, grâce à un sursis qu’elle n’espérait pas, son petit garçon, encore pour quelques temps. Thomas se dégage de l’étreinte de sa mère qu’il trouve à présent trop longue et dénoue ses lacets tandis que sa mère retourne s’occuper du repas dans la cuisine. Il sait qu’il va devoir retourner à l’école cette après-midi, mais comme il affectionne les repas du midi avec sa mère, il se dépêche toujours pour rentrer le plus rapidement possible.
 
               Son sac posé, les chaussons aux pieds, il entre dans la cuisine d’où s’échappe des odeurs de poisson. Intérieurement, il peste contre Raquin et sa bande qui lui ont fait perdre de précieuses minutes, mais maintenant qu’il est là il en profite, et ce qui aurait pu devenir une humeur maussade à un autre moment tombe dans l’oubli. Il s’assoit sur la chaise qui lui est réservée, mais il déteste cette chaise, ou plutôt le réhausseur posé dessus. La table est soigneusement disposée pour occuper l’unique rayon oblique de lumière qui transperce la fenêtre. Les couverts en inox brillent de mille feux. Thomas joue avec cet effet rutilant inattendu puis, à la question de sa mère, commence à narrer le récit de sa demi-journée.
 

Monday, 22 February 2010

L'insouhaitable #8

Pauline
 
           Elle ne regarde pas son exposé, n’en revient toujours pas d’avoir paru aussi stupide. Néanmoins, le ciel bleu l’apaise. Jamais elle n’a vu de ciel aussi bleu, aussi attirant. A tout moment, il lui semble que le ciel va s’ouvrir, et que de la fente du firmament une main gigantesque et pâle se tendra vers elle, paume ouverte et doigts déployés en une frange majestueuse. Et qu’elle saisirait cette main. Elle sait que derrière le voile aveuglant de la lumière se dresse le cosmos, sombre et infini, constellé d’étoiles, de nébuleuses, de galaxies inexplorées et inexplorables, de trous noirs où tout se décompose et disparaît, où tout devient néant pour les siècles des siècles. Mais l’énigme éternelle de la création s’érige tel un obélisque dont le temps aurait effacé les votives inscriptions, une énigme aussi insondable, aussi inintelligible, aussi imprévisiblement perfide que les eaux troubles du Congo.
 
              Debout dans sa cuisine où chaque objet renvoie la teinte bleutée de la lumière, elle veut savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres de l’univers. Elle pense soudain à sa mère qui doit être en ce moment sur le marché aux fleurs, à hésiter sur tel ou tel bouquet qui conviendrait mieux à l’occasion de ce soir ; peut-être que, si elle se dépêche, elle peut l’y rejoindre. Ses yeux cherchent l’horloge : elle a une heure pour manger et aller au collège pionner les petits morveux. Trop juste, étant donné qu’il lui reste le dernier chapitre à lire. Tant pis, elle lui parlerait ce soir, à l’anniversaire de son père. Elle réprime une moue de dégoût à l’idée de devoir assumer, une demi-journée de plus, ses fonctions de pionne dans ce collège de bourges. Nerveusement, elle rassemble ses affaires et ses esprits.


Thomas
 
                Il décolle son oreille du bois de la porte et regarde une dernière fois ce ciel qui le fascine et qu’il redoute pour une raison x ou y, x étant l’absence d’oiseaux, de nuages et, si l’on n’y prend pas gare, de soleil, et y étant le caractère oppressant ou plutôt la sensation d’écrasement que l’on ressent comme lorsqu’on regarde les flèches de la cathédrale et que les nuages passant là-haut vous donne l’impression qu’elles vont vous tomber dessus. Il a même du mal à détacher ses yeux du spectacle magnifique ; il a pourtant hâte de rentrer à l’abri sous le toit, à l’intérieur des murs de sa maison. Il en oublie même que, quelques minutes plus tôt, il a souhaité faire rire avec chacun de ses mots.


André
 
            André regarde Jeanne garer la voiture devant le portail, envisageant ainsi de repartir plus tard cet après-midi. Elle n’est pas non plus accompagnée de leur fille quand elle rentre, une composition florale reposant mollement dans le creux de son bras. Soudain André se sent seul, abandonné ; il aurait aimé voir sa fille qui le fuit. Debout devant la fenêtre de la cuisine, il contemple avec mélancolie l’orbe bleu chatoyant suspendu à son zénith. A cet instant, s’il fermait les yeux, il verrait le cours sinueux d’un long fleuve brun serpenter dans une forêt vierge fardée d’incantations secrètes, il verrait d’étroites barques affronter les méandres fourbes dans lesquels reposent les squelettes d’aventuriers aux noms depuis longtemps oubliés, il verrait une voix s’élever dans l’air dense et moite et danser parmi des esprits vieux de dix mille ans au rythme mesuré d’un tambour de guerre. Mais il ne ferme pas les yeux, il affronte en sourcillant à peine les rais brûlant du ciel, apparemment sans se souvenir qu’il y ait jamais eu de soleil.
 
               Il entend la porte d’entrée s’ouvrir et sa femme l’appeler. Il sait que sa femme s’appelle Jeanne mais, pendant un court instant, il ne s’en souvient plus. Il détache ses yeux meurtris du disque bleu et, à bout de souffle une fois de plus, il passe sa main sur son visage aux traits tirés. André fait quelques pas dans la cuisine en direction de la porte mais les forces lui manquent, l’effort à fournir est trop grand. Il tire bruyamment une chaise vers lui et s’assoit pesamment dessus. De nouveau, il passe sa main sur son visage. Son cœur bat la chamade, comme s’il avait fui pendant des heures dans une jungle hostile. Sa femme, les bras chargés de fleurs et de courses, entre dans la cuisine le sourire aux lèvres. Ce sourire s’évanouit aussitôt qu’elle voit André assis, amorphe, vieilli de centaines d’années en quelques heures, ressemblant à ces statues indiennes qui lui faisaient toujours froid dans le dos lorsqu’elle voyait un reportage à la télévision. Elle se rend compte que son mari ne s’est pas aperçu de sa présence car elle l’entend murmurer, mais seules des bribes effilochées dénuées de sens lui parviennent.


Pierre
 
            L’intérieur contraste tellement avec l’extérieur qu’il en est abasourdi. La fraîcheur est prenante, pénètre par chaque ouverture de sa chemise. Il fait sombre aussi. Ce qui le frappe le plus est le fait que l’intérieur semble proportionnellement plus grand que ce que l’extérieur laisse présager. Une série de six piliers soutient une voûte en moellons située à une dizaine de mètres à peine du sol carrelé. Les piliers sont ronds, énormes et paraissent s’enfoncer profondément dans les carreaux usés du sol et de la voûte de l’église ; la voûte est constituée de petites pierres finement taillées dans lesquelles Pierre croit voir un ordre obscur. Le niveau du sol est inégal, comme si en dessous le calcaire s’était effondré, emportant avec lui le fondement de l’église.
 
            Alors que ses yeux s’accoutument à la pénombre, cette idée s’échappe. Il avance le long de la nef, par le vaisseau central, en direction du chœur à la croisée du transept. Les vitraux laissent filtrer une lumière douce et immobile dans l’église désertée, mais pour l’instant Pierre ne voit rien d’autre que l’omphalos et croit sentir les larmes humecter ses yeux alors qu’elles coulent déjà le long de ses joues. De prime abord, il a du réviser son jugement et replacer la construction de l’église au XIIème siècle, étant donné l’emplacement des piliers, leurs formes, la voûte en berceau rudimentaire mais magnifiquement exécutée, la taille du chœur et des bas-côtés. Mais l’omphalos, l’omphalos ! Il tient un exemple rare d’omphalos invisible à l’œil nu, un de ceux que seul l’œil aguerri de l’architecte ne peut que percevoir tant il fait partie intégrante de l’église, de l’air même stagnant dans l’église.
 
            Pierre lève les yeux car il ne les croit pas, mais au-dessus du chœur une voûte sur croisée d’ogives entaille le dôme intérieur de la tour. Il se sent vaciller dans le défilé coloré des éclairs des vitraux, se retourne vers le portail et dans un maelström de clair et d’obscur tombe lourdement sur le sol, inconscient.

Friday, 5 February 2010

Haïku

Un dernier regard jeté par-dessus l'épaule
Et un soupir inattendu
Qui tonne comme un adieu à la terre

Haïku

mille et une âmes en partance
trouvant, avec un peu de mauvaise foi, Cocagne
même dans un grain de sable

Thursday, 4 February 2010

L'insouhaitable #7 - pour la route, je ne pourrais pas poster pendant quelques temps ^^


Alice
        Alice rêve.


Pierre
        La fraîcheur dans l’église est presque insoutenable, chaque longue minute amène son cortège de frissons et de chair de poule ; les poils sur ses avant-bras sont continuellement redressés en une parodie de terreur. Dehors, les rayons bleus du ciel, visibles dans l’encadrement de la porte en bois massif, l’invitent à sortir se réchauffer doucement à leurs feux ; cependant, ceux qui filtrent au travers des vitraux multicolores l’enchante et le presse de rester, malgré le froid.
 
         Il aime les églises par-dessus tous les autres édifices érigés de main d’homme: c’est celui qui marie le plus subtilement le sacré et l’humain, celui qui a la grâce ou sobre ou fastueuse, celui qui, à un moment donné de l’histoire, a su rassembler des génies, des artistes, des hommes pour élever l’œuvre à la sueur de leur front, au mépris de la gravité. Parfois au mépris des hommes-mêmes. Architecte par vocation et expert-assureur par nécessité, il voit les prouesses et les faiblesses, si minimes soient-elles. Pierre concède qu’on trouve majoritairement plus de prouesses dans les églises, et rarement, très rarement, d’erreurs – qui ne sont en générale pas entièrement dues à l’architecte et à ses ouvriers, mais à une reconstruction ou à un réaménagement dans un autre style. Depuis toujours il aime les vieilles pierres, les vieux bâtiments qui, lorsqu’on en franchit le seuil, sont tellement beaux que l’émotion vous noue la gorge et vous tire les larmes des yeux. Il n’en est pas de même avec cette église, ou du moins pas vue de l’extérieur. A première vue, en sortant de sa voiture, Pierre avait estimé cette église de campagne au XIVème siècle, mais elle avait un léger quelque chose d’ancien qui l’avait attiré. Une construction sobre, voire austère : une tour, au toit à quatre pans recouvert d’ardoise surplombant le transept dont les bras, minces et trapus, s’élèvent aux deux tiers pour venir frôler le bord de la toiture en double bâtière de la nef, en tuile de terre cuite, portant une flèche octogonale – le clocher – en ardoise.
 
         Quelques tombes reposent en silence autour du chevet à cinq pans ; deux concessions de construction récentes, début du siècle sans aucun doute, se tiennent sur un carré d’herbe tondue de part et d’autre de la façade occidentale. Le corps de l’église est massif, presque replet compte tenu de sa longueur, une trentaine de mètres tout au plus, ce qui lui donne un aspect ramassé, comme si elle avait surgi d’un bloc du sol.
 
           Il ne s’est pas donné la peine de compulser la plaque avec les détails concernant la bâtisse, il préfère constater par lui-même. Il a simplement saisi le nom : église St-Etienne. L’église Saint- Etienne de Dorceau. Deux heures de route l’avait amené dans l’Orne afin d’établir un devis pour une société de produits laitiers – leur laiterie, vétuste et sur le point d’être rénovée – avait complètement brûlé dans la nuit, à la suite d’un court-circuit dans la boîte de dérivation, selon les pompiers. Quarante-huit heures qu’il était là, à dormir à l’hôtel, à travailler avec les pompiers, à éviter les colonnes de fumée âcre qui prenaient à la gorge, à guetter les quelques braises ravivées par les tourbillons de vent, à tousser à chaque volute de cendres que ses pas soulevaient. Il avait dû se couvrir le visage de son mouchoir et enjamber les cadavres raides et calcinés – encore fumants – de plusieurs vaches avant de pouvoir dresser un premier bilan – lourd, très lourd. Il avait finalement quitté le couple de fermiers en pleurs – lui était au bord de la nausée depuis deux jours – et avait décidé de se changer les idées avant de rentrer. Il voulait voir de plus près cette église dont on ne voyait que le clocher de la route. Et maintenant il se trouve devant et il pense à son fils qui vient de naître et qu’il n’a pas encore vu. Il se souvient qu’on lui a demandé de sortir, il se souvient qu’il soupçonnait quelque chose mais que l’infirmière l’avait rassuré en lui disant que c’était uniquement par mesure d’hygiène. Et puis on l’avait bipé. À l’hôpital on lui avait dit que tout allait bien. Il ne resterait pas longtemps dans l’église, puis rentrerait au plus vite.
 
             Le portail, enserré de voussures et surmonté d’une rose à huit lobes aux lignes dépouillées, est de bonne facture mais très simple dans sa réalisation et dans sa capacité d’ornementation. Pas même un narthex. Pierre se demande ce qu’un chevalier en quête d’un abri pour la nuit se dirait, en son for intérieur, en voyant une si modeste invitation au repos. Mais il n’est pas chevalier, il est expert-assureur, et tout expert-assureur de son siècle se doit de ne pas se faire chevalier d’un autre. Il ne doit servir aucune cause, politique ou religieuse, car ce n’est pas de la littérature : nous parlons de pierre, de mortier, de bois, de verre, de fer et de la maîtrise momentanée, peut-être heureuse, de chacun – et conjointement – de ces éléments. Parfois, aussi, nous parlons de sang à défaut de mortier. Par la suite l’église sert une cause, mais il faut bien faire la différence entre la Maison de Dieu, ceux qui en ont l’usage et ceux qui la construisent.
 
           Il se dit apolitique et agnostique, mais il sait également que chaque homme possède une part cachée à lui-même. Il croit aussi que cette sombre région de l’âme est directement liée à celle des rêves, que les rêves en sont l’expression à la conscience. Toutes ces pensées volent dans son esprit alors qu’il franchit, presque à contrecœur, le seuil de la petite église.
 

L'insouhaitable #6


Thomas
         Thomas arrive devant chez lui, sonne à la porte pour que sa mère lui ouvre. Il se demande pourquoi sa mère ne lui fait pas confiance au point de lui confier les clefs de la maison, juste pour le midi, quand il rentre. Il attend sur le perron, l’oreille collée à la fente de la boîte aux lettres pour entendre ce pas qu’il reconnaîtrait entre mille.


Pierre
           « _ J’aimerai bien, pour une fois, me souvenir de mes rêves.»


André
           Il se débarrasse lentement de l’autre botte, titube et s’appuie contre le mur avec son épaule. Les parpaings sont froids comme le sol. Sa chemise frôle le mur qui s’effrite. Il ne se rappelle plus quand il a pleuré pour la dernière fois, ou peut-être ne veut-il pas se le rappeler, sous-entend la petite voix qui se tait aussitôt. Il a beau fermer les yeux, le rectangle bleu lumineux de l’entrée du garage reste obstinément collé contre sa rétine. Il a chaud. Il se ressaisit du mieux qu’il peut, tâtonne, trouve enfin la poignée de la porte de communication et rentre dans le couloir. Sans y penser, ses pieds enfilent les chaussons, il titube, parvient à maintenir son équilibre grâce aux murs qui paraissent s’enfuir à son approche. La cuisine est trop loin, immensément loin, la cuisine est une jungle inaccessible aux abords de la source du Congo.
 
            Il chancelle, se retient au chambranle d’une porte, il ne sait pas laquelle, sûrement celle de la salle de bain. La salle de bain, le havre de paix dans cette marée de sensations étranges. Il ne voit plus rien, semble sur le seuil d’un endroit qu’il ne connaît pas et qu’il craint, s’agenouille, sent le froid – un froid insupportable – le froid qui lui gèle l’esprit, les sens, qui remonte le long de ses jambes et qui lui vrille les tympans, bientôt il ne sent plus le froid, il ne sent que le vide sous ses pieds, croit-il. André reprend son souffle qu’il n’a pas senti se couper, ouvre les yeux, découvre cet endroit qu’il connaît pourtant.
 
            Agenouillé sur le sol et encore inconscient d’y être, il passe la main sur son visage – geste coutumier dans les moments de perplexité ou de crise – contemple le creux de sa main et s’étonne presque de ne pas y voir son visage décollé et flasque et, presque sans bouger, saisit d’une main qui n’est pas la sienne la pomme de douche et s’arrose la tête copieusement. La réaction de son corps, de ses sens, est immédiate : un cri de surprise, teinté d’effroi, retentit comme un coup de feu dans la salle de bain : les murs se redressent, la cuisine ne semble tout à coup plus aussi loin que le Congo, la marée des sensations s’est retirée.
 
            Les cheveux dégoulinant, il se relève. Les gouttes suintent dans son cou, son dos ; André s’interroge sur les raisons de son malaise, le premier, le tout premier. Il n’a pas encore cinquante ans, que diable. Il va devoir se ressaisir, se sécher les cheveux avant que sa femme ne rentre et ne s’inquiète, alors qu’il n’y a pas de quoi. Bien sûr qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Il a simplement besoin de repos, le pluvieux mois d’avril ne l’avait pas préparé à ce déluge de lumière bleue et de chaleur. Voilà la raison. Il devrait faire attention les prochains jours. Aucune raison de s’alarmer donc. Il irait s’allonger un peu après déjeuner.


Olivier
             L’image bleue sur sa rétine a pratiquement disparu lorsque, aux pieds du perron, il sonne à la porte. Il n’a pas le temps de retirer son doigt de la sonnette que la porte s’ouvre à la volée. Devant lui se tient son père. Olivier est tellement éberlué par cette présence inattendue qu’il reste coi. Son père le regarde quelques instants, puis lui demande ce qu’il attend pour entrer. Il ne sait que répondre, voilà des mois qu’il n’a pas vu son père. Mais il fait ce qu’on lui dit et entre. Tout son empressement, son enthousiasme à l’idée de revoir son frère s’est envolé, remisé dans un coin dans l’ombre de sa tête. Il ne sait pas pourquoi au juste, mais il pense au petit Thomas. Le matin même, encore, il lui avait flanqué une petite rouste, au nain, et il ne voulait toujours pas se joindre à sa bande. Il avait pourtant peur de lui, une frousse qui le faisait courir terriblement vite, mais il refusait l’honneur et la protection que lui, Raquin, qui défiait la pionne le midi, voire la CPE en fin de journée quand il avait bien les nerfs, lui offrait. Il ne savait pas non plus pourquoi il tenait tellement à ce que ce nabot fasse partie de son escorte, mais il sentait que si le nain grandissait un peu, ils ne seraient pas si différents que ça l’un de l’autre.
 
            Il pose son sac sur le carrelage de l’entrée, perçoit la présence de son père derrière lui, se retourne et dépose un rapide baiser sur chacune de ces joues qui, il l’avait presque oublié, semblent demeurer perpétuellement glabres. Il a satisfait son père qui dirige ses pas brusques jusque dans la cuisine, reprend sa discussion avec sa femme. Seul, dans le long couloir percé de plusieurs portes se terminant sur un escalier en colimaçon, il se rend compte qu’il se conduit comme un imbécile. Il défait ses chaussures, enfile ses chaussons usés et entre à son tour dans la cuisine envahie de lumière.
 

Wednesday, 3 February 2010

L'insouhaitable #5


Pauline
        Strawberry Fields Forever bruit sourdement dans le petit appartement ; c’est une de ses chansons préférées, mais elle ne l’entend pas. Elle se dit qu’il vaudrait peut-être mieux arrêter de lire et se concentrer sur son exposé raté, mais ce n’est pas le moment, elle veut au moins terminer son chapitre de Cœur des ténèbres. Elle fait défiler les pages entre ses doigts et trouve la fin dudit chapitre – l’avant-dernier – huit pages plus loin. C’est une édition bon marché, la reliure a tenu le choc. Ce n’est pas la première fois qu’elle le lit, mais c’est la première fois, it seems, qu’elle le comprend. Soupirant légèrement, Pauline reprend sa lecture, se coupant totalement du monde extérieur afin d’aller plus intensément au cœur du livre, dans l’omphalos – le nombril – du livre. Ce que Pauline ne voit pas en cet instant, n’a pas vu en allant à la fac plus tôt dans la matinée ou en ouvrant les fenêtres à son retour, c’est ce ciel céruléen qui sert d’écrin à ce soleil que l’on ne voit pas, ce Râ tout-puissant et invisible. Ou peut-être est-ce l’inverse. Elle ne voit pas non plus les rideaux danser au gré du zéphyr invisible, dont nous ne voyons jamais que les infinies conséquences. Elle n’a plus comme autre notion du temps que les battements muets de son cœur, que son horloge biologique, circadienne.
 
         Ces huit pages, une douzaine de minutes de lecture tout au plus, lui paraissent néanmoins réverbérer une certaine forme d’éternité, comme si le cœur des ténèbres était en dehors du temps physiologique, physique, au plus profond de l’homme, comme un battement de tambour au beau milieu de la jungle, par une nuit sans étoiles.
 
        Elle pose le livre sur la table de chevet puis s’étire en bâillant bruyamment. Il peut être midi passé, mais elle a tout le temps de revoir les erreurs de l’exposé qu’elle a donné un peu plus tôt devant une horde de tarés. Immédiatement, elle se corrige : ce ne sont pas tous des tarés – certains sont plus brillants qu’elle – sauf qu’elle est une véritable imbécile doublée d’une idiote intelligente, stricto sensu dirait un de ses amis. Pauline n’avait pas eu envie de passer devant ce jury face auquel elle se savait condamnée par contumace par avance. C’est cela, l’univers de la fac, lui avait dit ce même ami. Elle avait eu beau plaider en sa faveur auprès du prof, celui-ci n’avait rien voulu savoir, et justement d’ailleurs : pourquoi aurait-elle droit à un traitement de faveur et pas les autres ?
 
            Dépitée, Pauline s’assoie sur le bord du lit et réprime un autre bâillement. Il faut trouver une source de motivation, et vite, se dit-elle. Elle passe plusieurs secondes assise ainsi, immobile, mais elle n’en trouve aucune ; pourtant, elle se lève, comme mue par des fils invisibles tirés d’en haut, ou par une volonté sans raison que l’on ne trouve que dans les livres. Tous ses gestes sont automatiques : reborder le lit, se rhabiller, se recoiffer, oublier de mettre du maquillage. Durant tout ce temps, Pauline sent une boule se frayer un passage dans son ventre. Le bâton d’encens qu’elle vient d’allumer n’y fait rien, ni son thé froid aux herbes médicinales grecques. Bien sûr, elle sait que c’est du stress, elle en a presque l’habitude maintenant. Cette maudite boule se promène partout depuis ce matin, ressentie on and off, comme si elle avait élu domicile dans son corps, finit-elle par penser. Elle connaît la nature du petit mal qui la ronge, elle sait pourquoi elle s’est réfugiée, il y a très longtemps, dans les livres : parce qu’elle n’aime pas sa vie insipide, elle n’aime pas les gens qui l’entourent. Elle ne sait pas très bien ce qu’elle veut, si ce n’est qu’on la laisse tranquille, d’où l’appartement alors qu’elle pourrait très bien habiter chez ses parents à une quarantaine de kilomètres d’ici, et faire les allers-retours.
 
          Elle aimerait qu’on lui laisse assez d’espace pour s’exprimer, pour bouger, pour respirer, peut-être même au détriment d’autres personnes ; elle a peur du confinement, de l’entassement, de la promiscuité suffocante qu’elle ressent comme un besoin, une nécessité chez l’homme. Elle n’en veut pas à la terre entière bien sûr, pourtant elle a bien une certaine réserve, une certaine colère qu’elle n’a pu tourner que vers son père, cet homme casanier qui a peur du dehors, du monde au-delà de la clôture de sa maison, de son prochain qu’il ne reconnaît pas comme différent. Cet homme qui ne sait s’exprimer autrement que par des silences, elle le hait et le fuit, faute de pouvoir le comprendre. Elle tente de se socialiser alors que lui se renferme, elle tente de s’exprimer alors qu’il se tait. Elle n’a pas peur du commun des mortels, seulement de l’autre qui pourrait être elle. Mais il semble que depuis qu’elle a quitté le foyer, elle ne s'épanouit pas comme elle le voudrait, elle cherche moins la compagnie des autres, et cette ressemblance avec son père la répugne, la fait douter de sa véritable nature.
 
          Alors elle se fait violence, sort avec ses amis, fume des joints et…c’est somme toute une sobre vie que Pauline mène, et elle en a parfaitement conscience, mais elle l’a choisie. Elle n’aime pas le quotidien qui va avec la poursuite de la vie, quotidien dans lequel son père trouve sa sécurité et son réconfort – elle veut vivre un quotidien qui ne serait pas ennuyeux et dans lequel elle pourrait, enfin, être elle-même sans être gênée par les autres. Les livres sont pour elle un succédané, un placebo à sa vie misérable, et bien qu’elle se jette à corps perdu dedans, elle sait qu’elle se cache la vérité : elle voudrait être exceptionnelle, irremplaçable aux yeux du monde et à ses yeux : tout l’inverse de son père et de sa vie misérable. Vivre le quotidien des héros de roman. Elle a écrit des histoires dont elle était l’héroïne toujours heureuse, l’aventurière intrépide parcourant le monde et ses aventures sans jamais fermer les paupières, mais vanité tout n’est que vanité: elle ne pouvait se résoudre à y croire.
 
          Pauline s’assied devant son exposé gribouillé de rouge, ce sont les erreurs – ses erreurs d’appréciation, de jugement. Elle aime le sujet pourtant, les Romantiques anglais l’ont toujours passionnée, surtout Wordsworth et Keats, mais elle n’avait su se mettre à la tâche plus tôt – pas pur fainéantise, elle l’admet – et le temps qu’elle s’aperçoive de son erreur, il était trop tard. Le temps ne s’allonge pas pour nous autres humains. Elle s’est ridiculisée, ce matin ; devant un jury entier de tarés et d’étudiants à la fois intelligents et misérablement bêtes. Elle est même passée pour la pire des connes, s’avoue-t-elle en posant son front dans la paume de ses mains, alors qu’en cours elle avait toujours quelque chose à ajouter à ce que disait le prof. La pire des connes. Pauline pleure. Elle n’aime pas se dire qu’elle est conne en sachant qu’elle a raison. Cependant, elle n’avait rien fait pour prouver le contraire…si seulement elle savait ce qui l’attendait plus tard, ce qu’elle ferait de sa vie, elle marcherait plus sereinement sur sa route. Mais elle ne sait pas, rien, son futur ne se dessine plus comme avant quand, petite, elle disait qu’elle deviendrait infirmière ou institutrice ; devant ses yeux embués de larmes, elle n’arrive pas à tracer son chemin, il y a trop de brouillard autour d’elle.
 
          Il faut arrêter de penser à des choses pareilles, se dit-elle. Elle essuie ses larmes du revers de la main. Ce n’est qu’à cet instant, qu’enfin, en détournant le regard, elle le voit. Elle a tourné la tête au dehors, sans raison apparente. Elle voit ce ciel bleu que l’on ne rencontre que dans les romans, épuré de tout nuage, dénué d’oiseaux ou de ces longues traînes que laissent les avions à leur suite, où devrait trôner un orbe scintillant et majestueux, et bien que le soleil reste imperceptible, elle ne s’en étonne guère. Elle ne peut soutenir l’éclat de l’astre bleu et ferme les yeux un instant, peut-être même moins. C’est ainsi que se forme son souhait, comme si, pendant tout ce temps, il s’était dissimulé en elle, près de son larynx, en attendant le moment propice, et c’est ainsi qu’elle le formule : «Je voudrais savoir
 

L'insouhaitable #4

André
           Jamais le mois de mai n’aura donné autant de fruits et de soleil, se dit André en bêchant vigoureusement autour de ses plants de tomates. L’année dernière, poursuit-il, c’était le gel, et l’année d’avant, c’était les doryphores et les merles. On va se rattraper cette année, finit-il de penser.
 
           Il n’a quitté son jardin qu’en milieu de matinée, pour aller admirer la table du déjeuner sur la terrasse. Il aime quand sa femme Jeanne prépare une salade de légumes frais en plat principal, car c’est pour lui le véritable début de l’été. Il ne sait pas ce que sa femme est partie faire en ville, par ce qui s’annonce être une journée exceptionnelle, mais il ne l’imagine que trop bien en compagnie de leur fille, sur le marché aux fleurs à préparer un beau bouquet pour orner la table de ce soir. Car ce soir André fête ses cinquante ans, et il n’est pas peu fier de les fêter, compte tenu de ce qu’il a fait de sa vie lorsqu’il était jeune. Un sourire amer aux lèvres, il plante furieusement son outil dans la terre ferme et craquelée par endroit. C’était du passé maintenant, cela devait rester du passé. La terre manque d’eau. A cette pensée, André retrouve son calme. Il fouille dans une des poches de son bleu de travail, en tire un mouchoir chiffonné avec lequel il s’éponge le front. Il pourrait faire plus chaud si ce n’était cette brise qui rafraîchit drôlement l’air, pense-t-il absentement. Mais ce n’est pas ce qui le fascine le plus : il n’arrive pas à détacher son regard et son esprit de ce ciel d’un bleu immaculé ; aussi loin que portent ses yeux, il ne voit aucun nuage troubler la sérénité des nues.
 
          André se rappelle des ciels de sa jeunesse et se demande s’il en a déjà vu un si beau, si prenant, si dense. Un petit rire soulève sa poitrine : il lui a fallu attendre quarante-neuf ans pour enfin voir le plus beau ciel de sa vie. Une petite voix à l’intérieur de lui chuchote de ne pas avoir de regrets, mais il lui répond, en chuchotant, qu’il n’en a pas et qu’il n’est pas près d’en avoir. La voix rétorque que ce n’est pas près mais prêt, puis se tait. André l’envoie au diable, puis se remet à bêcher.
 
          La matinée est longue, presque interminable, si l’un songe à régler sa pendule sur le ciel. Il n’y a pas lieu de se le cacher, s’avoue-t-il à lui-même, mais c’est un peu dommage de s’échiner  à son potager par un temps pareil. Il pose son outil contre la cabane de jardin, se rappelle qu’il n’a plus de quoi la repeindre, et remonte vers la maison en prenant soin de ne pas laisser traîner ses bottes sur le gazon duveteux. André arpente le terrain légèrement incliné, embrasse du regard cette maison qu’il trouve toujours aussi belle et se remémore en un instant le lent processus de la construction. Son père et ses frères l’avaient aidé pour les fondations et la charpente de la toiture, mais ce qu’il y avait entre les deux il l’avait bâti seul, à la sueur de ses soirées, de ses samedis, de ses dimanches et de ses vacances. Cette maison avait vu grandir ses enfants, mourir ses parents, avait abrité bien des fêtes de Noël et d’anniversaires, avait essuyé moult orages, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.
 
          Alors qu’il remonte la dernière bosse de gazon, dirigeant ses pas vers le garage pour s’y déchausser, il voit défiler devant ses yeux tous les incidents, petits ou grands, bons ou mauvais, qui ont jalonné sa vie. Il y pense à la vitesse de la lumière, s’attarde sur tel événement, sur tel moment grave, sur telle image. Ce qu’il voit n’est parfois pas plaisant, aussi grimace-t-il comme s’il sentait de nouveau la douleur de ces instants.
 
          Arrivé dans le garage, une botte défaite, il sent le froid du ciment à travers sa chaussette ; il regarde le rectangle lumineux que constitue l’entrée du garage, avec sa porte relevée et son allée goudronnée pour la voiture. Ce rectangle lumineux, une fraction de seconde, il le voit bleu. Il sent le coin de ses yeux s’irriter, piquer ; il sent ses poumons se remplir d’air, se bloquer, puis se relâcher dans un long soupir. Chose pratiquement inconnue pour lui, il a comme une envie de pleurer mais quelque chose en lui l’interdit. Plusieurs vagues ardentes ainsi se succèdent et soulèvent sa poitrine. Plusieurs fois, il sent les larmes prêtes à jaillir, mais quelque chose en lui tient bon. Plusieurs fois. Mais contre son gré trop d’images se bousculent, le harcèlent en rémanence : les larmes finissent par voir le jour et perlent en fines gouttelettes le long de ses joues. Il croit qu’il regrette, et avant même que les mots ne se forment distinctement dans son esprit, ils sortent et font vibrer l’air chaud : «Si je le pouvais, je souhaiterais réparer mes erreurs.»
 

Tuesday, 2 February 2010

L'insouhaitable #3


Alice
          Alice se réveille doucement. Une douce chaleur pique sa peau ; une brise légère fait danser le rideau devant la fenêtre. Elle tourne la tête vers la porte et s’aperçoit, un peu déçue, qu’elle est seule dans la pièce blanche. Elle s’appuie sur son coude et tente de se relever mais quelque chose l’en empêche. Elle tourne la tête en direction du cliquetis sur sa droite et découvre ébahie tout un appareillage complexe de tuyaux. Pourquoi est-elle sous perfusion ? Elle regarde stupéfaite les gouttes tomber à allure régulière dans la solution limpide. Alors qu’elle scrute le ciel à travers le ballon en plastique transparent, relié à son bras par un fin tuyau ondoyant comme un serpent, transparent lui aussi, elle se souvient. Il y a deux jours, elle a accouché, elle a donné naissance à son premier bébé, son enfant. Et les neuf mois d’attente ne comptent plus aujourd’hui, ni la souffrance des contractions, ni l’anxiété durant tous ces mois où les échographies étaient trop floues pour y voir distinctement son bébé, ni son bébé en siège. Elle se souvient que son mari était présent au début de l’accouchement, qu’on lui avait demandé de sortir, qu’il avait d’abord refusé, puis face à l’insistance du médecin, il avait accepté ; qu’il lui avait tenu la main, mais aujourd’hui même cela ne compte plus. Elle se souvient avoir accepté la péridurale, puis la césarienne, sans broncher, parce qu’elle voulait son bébé. Elle voulait qu’il arrête enfin de se cacher dans son ventre, qu’il se montre à elle, elle qui le portait, le choyait, lui parlait quand il dormait, le caressait à travers cette peau, cette chair qu’elle en venait parfois à détester, à vouloir déchirer pour enfin pouvoir étreindre son fils contre son cœur.
 
          Doucement, silencieusement, Alice pleure. Elle ne sait pas au juste pourquoi elle pleure, mais cela la libère de quelque chose car, à mesure que les larmes coulent le long de ses joues creusées et s'écrasent sur la blancheur de l’oreiller, sa poitrine s’affranchit de son oppression, ses jambes se relâchent et son cœur bat moins vite, plus régulièrement.
 
         Elle repose sa tête sur l’oreiller, sent la froideur du tissu imprégné de larmes. Le rideau diaphane danse toujours la danse du vent par la fenêtre ouverte. Le soleil n’est pas visible, caché par un pan de mur, mais elle s’imagine son éclat en le comparant à celui du ciel bleu, puis se demande si l’éclat du ciel bleu n’est pas plus brillant que celui du soleil. Elle ne se rappelle pas quand son fils est né, mais elle aimerait qu’il soit né aujourd’hui, par cette matinée si bleue. Avec maintes précautions, Alice se relève et s’assoie ; mais un instinct en elle l’avertit, trop tard. Une douleur lancinante traverse sa tête de part en part, lui vrille les tympans, résonne comme les cloches d’églises des dimanches de sa jeunesse, dans tout son corps. Elle sent dans son ventre comme une flamme lécher ses intestins, ses poumons, sa gorge. Le regard fixé sur le drap de coton, sur le creux et les plis que ce dernier forme entre ses jambes, elle lutte contre la douleur, si aiguë soit-elle, contracte ses muscles, serre les dents. Un spasme secoue son corps et elle vomit sur le drap, devant elle.
 
        Elle ne comprend pas ce qui se passe en elle, pourquoi son corps se rebelle ainsi. Les changements à l’intérieur de son corps se font plus nets, plus réels : son fils n’est plus dans son ventre ; et puis il y a autre chose, un changement plus profond. Elle ignore la raison pour laquelle elle pense soudain aux hiéroglyphes dans la pyramide de Gizeh, mais elle associe aussitôt, spontanément, les mystérieux hiéroglyphes à ce changement. Et son esprit remonte à la surface, comme un plongeur remontant des abysses recouvrent ses sens. Alice entend un son comme dans le lointain, sa tête pivote d’elle-même sur son axe. Dans le chambranle de la porte se tient une femme tout de blanc vêtue, une infirmière dont les lèvres bougent au ralenti, dont une veine, sur son cou, palpite doucement. Alice ne parvient pas à lire sur les lèvres qui sont trop loin ce murmure qui est trop bas. De son regard figé, comme si elle ne voyait pas ce qu’elle voyait, elle embrasse la scène : plusieurs infirmières, courant au ralenti, se précipitent vers elle. Puis, toujours au ralenti, Alice voit la pièce tomber délicatement sur le côté et rester doucement en équilibre, la scène défilant de manière plus irréelle encore. Elle sent la fatigue, une fatigue immense, comme si elle n’avait pas dormi depuis des siècles, inonder l’intérieur de son corps, éteindre le feu dans son ventre, engloutir ses sens. Puis, lentement comme tirant un rideau opaque à la fin d’une scène de théâtre, l’obscurité.
 
         Elle se réveille, de nouveau. Elle a la bouche pâteuse. Ses paupières sont lourdes, mais elle parvient à les lever suffisamment pour observer une infirmière, au sourire énigmatique, lui essuyer le visage. A son tour, Alice sent ses joues se plisser dans un douloureux sourire. L’infirmière lui éponge délicatement le front, son regard est tendre, elle aussi est une mère. Son corps repose dans une plaisante torpeur, comme si elle se laissait glisser au fil de l’eau. Elle a envie de répondre à cette gentillesse, à cette infirmière qui prend tant soin d’elle, mais quand les mots sortent de sa bouche, ce ne sont pas ceux qu’elle avait l’intention de prononcer : «Je souhaite que mon fils aille bien.» Alice sent les muscles de son visage se contracter sous la surprise, mais l’infirmière répond par un sourire plus grand encore, Alice croit même voir des larmes inonder ces immenses yeux bleus aussi immense que le ciel de tout à l’heure. Alice veut lui dire qu’elle est reconnaissante, qu’elle veut la serrer dans ses bras et la remercier du plus profond d’elle-même, mais de nouveau elle sombre dans le sommeil, le cliquetis de la perfusion tintinnabulant dans ses oreilles.
 

Quotes of the week / Citations de la semaine: Modern / Moderne


« Saisis l'instant, sachant que chaque jour de ton futur, c'est un jour qui s'en va. » (Mocharrafoddin Saadi)

« Le privilège des grands, c'est de voir les catastrophes d'une terrasse. » (Jean Giraudoux)

"I know not with what weapons World War III will be fought, but World War IV will be fought with sticks and stones." A. Einstein

« Le langage est tout simplement l’essence spirituelle de l’homme. » (Walter Benjamin)

« Je sens que je suis libre mais je sais que je ne le suis pas. (Cioran)

« Ouvre l'oeil et regarde, tu verras ton visage dans tous les visages. Tends l'oreille et écoute, tu entendras ta propre voix dans toutes les voix. » Khalil Gibran

"Seek and destroy" (Metallica)

« J'aime les hommes qui ont de l'avenir et les femmes qui ont un passé. » (Oscar Wilde)

« Les fonctionnaires sont un petit peu comme les livres d'une bibliothèque. Ce sont les plus hauts placés qui servent le moins... » (G. Clemenceau)

« La liberté ne consiste pas seulement à suivre sa propre volonté, mais aussi parfois à la fuir. » (Abe Kobo)

« Comment pouvez-vous identifier un doute avec certitude ? A son ombre ! L'ombre d'un doute, c'est bien connu. » (R. Devos)

« Je peux à peine comprendre l'importance donnée au mot recherche dans la peinture moderne. A mon avis, chercher ne signifie rien en peinture. Ce qui compte, c'est trouver. » Picasso.

« Etre moderne, c'est bricoler dans l'Incurable. » Cioran, Syllogismes de l'amertume.

« Il faut être absolument moderne. » A. Rimbaud, Les illuminations, "Adieu".

« Dans toutes les larmes s'attarde un espoir. » (Simone de Beauvoir)

"Que fait-on dans la rue, le plus souvent ? On rêve. C'est un des lieux les plus méditatifs de notre époque, c'est notre sanctuaire moderne, la Rue." Louis Ferdinand Céline

"Il est absurde d'avoir une règle rigoureuse sur ce qu'on doit lire ou pas. Plus de la moitié de la culture intellectuelle moderne dépend de ce qu'on ne devrait pas lire." (Oscar Wilde)

« Une âme délicate est gênée de savoir quelqu'un son obligé ; une âme grossière, de se savoir l'obligée de quelqu'un. » ( Nietzsche)

« S'il avait dépendu de moi de ne pas naître, je n'aurais certainement pas accepté l'existence à d'aussi dérisoires conditions. » (Dostoïevski)

Middles

  Someone once wrote that all beginnings and all endings of the things we do are untidy Vast understatement if you ask me as all the middles...