Your Personal Day of Death is...Saturday, April 29, 2073
Que ferais-je à cette date?
Je serai à une semaine environ de fêter mon quatre-vingt-quatorzième anniversaire, je serai seul, abandonné de tous à cause de mon sale caractère. Je serai encore plus atrabilaire que je ne le suis, plus têtu, plus sourd. Je me promènerai dans les rues de Chartres en aéro-déambulateur, gueulant après les skyboarders qui pollueront mon espace aérien. Je ronchonnerai avec le contrôleur de métro que y'a plus d'jeunesse, que c'est tous des p'tits cons inconscients qui vous bousculent aux automates pour vous chiper votre fromage déshydraté. Mais faut voir aussi qui les élèvent: leurs parents font chier leur chien partout alors qu'il y a les parcs automatiques. Ce sont les mêmes qui font grève parce qu'ils n'ont pas de boulot. Et puis ils se foutent pas mal de ce que leurs gosses font: pas plus tard qu'hier y'a encore un pirate holographique de dix ans qui s'est fait interner par la milice gouvernementale pour avoir breaké le network du Premier Ministre, c'est un monde quand même ça!
Je continuerai mon petit tour en grommelant, pestant contre le temps qui passe, vociférant parfois pour une raison que j'ignore – peut-être à cause de la grisaille permanente, de la saleté de près de six millions de chartrains – et les petits jeunes place de la Troisième Grande Guerre se foutront de ma pomme, m'insulteront et me jetteront des canettes de Black Smoke Energy Drink vides. L'une d'elles, me touchant à la tête, me fera perdre pied et je choirai, et ni mon cœur ni mes os fatigués n'essaieront de lutter contre la pesanteur. Comme attendant le premier prétexte venu pour passer l'aéro-déambulateur à gauche. Mon corps sans vie n'intéressera pas grand monde, si ce n'est le robot-nettoyeur du quartier. Le jeune fautif ne fuira pas bien loin: identifié par les cyber-caméras grand-angle, il sera arrêté par le commando anti-criminalité et, jugé et condamné dans l'heure qui suit, il sera condamné aux travaux forcés sur Pluton. On ne badine pas avec la loi, surtout lorsqu'on touche aux anciens. Quinze ans à peine après ma retraite, c'est pas de bol, quand même.
Ou alors, toujours à une bonne semaine de mes quatre-vingt-quatorze printemps, je serai en train de danser sur une musique électro-pop-dub-scandalo-épico-raï et je me démettrai le nerf sciatique, ce qui par voie de conséquence avec ce style de danse de haute voltige, et ce malgré mes quatre titres de champion d'Eurasie, causera une perte d'équilibre et ma tête viendra heurter violemment l'angle d'une table fabriquée en République Populaire d'Australie – tous ces pays en voie de dépeuplement ne fabriquent vraiment que de la camelote. Je me viderai de mon sang avant que les secours n'arrivent à s'extirper de l'embouteillage monstre place des Epars, à l'embranchement aérien sud-ouest (d'ailleurs je le déconseille à quiconque, quelle que soit l'heure).
Ou alors je serai quelque part dans une yourte en plein désert du Taklamakan. Et j'y mourrai, heureux d'être là-bas – sans aucun doute l'endroit le plus approprié pour cesser de respirer – heureux d'avoir vécu une vie de bohème, de voyages, de rencontres – ivre de paysage, la tête pleine d'aventures, un livre à la main, repensant à l'ermite philosophe rencontré à Katmandou, aux tranquilles pêcheurs dans le Sichuan, au vieux berger et son Border Collie en Écosse, à cette élève qui avait failli mourir devant mes yeux, à la plage de Maghera dans le Donegal battue par une tempête de sable, à la Costa Brava avec mes amis, à tous ceux dont j'avais croisé la route et qui s'arrêtèrent pour partager un peu, beaucoup, longtemps, quelques instants, mais qui, ne fut-ce que pour l'idée de passer un peu de temps avec un autre être humain, oui, s'arrêtèrent.
Ou alors je mourrai le Saturday, May 7, 2078 d'une overdose d'ennui face à l'écran holographique de la Maison des Doyens. Ici, manifestement, je n'aurai pas dû appuyer une seconde fois sur le bouton - pourquoi n'ai-je pas fermé ce site de merde dans un premier temps? - étant donné que la date a changé – peut-être pour le mieux car je vivrai plus longtemps – ou vu dans l'autre sens: je mettrai plus de temps à mourir. Je clamserai donc un samedi, quoi que je fasse. Enfin une certitude dans ce monde sans repères! Un peu de concret, nom de d'là! Je note également que je n'atteindrai toujours pas le siècle d'existence, à un an et un jour près. Quand on n'a pas de chance, c'est apparemment jusqu'à la fin.
Me voilà donc armé pour affronter l'avenir sereinement – pas pour tenter de m'octroyer, par quelque vil et veule stratagème, une journée ou un laps de temps supplémentaire, je n'oserai pas me mettre à dos ce monstre à la gueule béante qu'est le temps. Car sans connaître l'instant exact de ma mort, encore moins le jour exact, je sais que je dois me méfier des samedis comme de la peste.
Mourir de la peste ou d'une canette de Black Smoke Energy Drink vide, seul ou entouré des miens, solitaire ou solidaire, dans le lieu que j'aurai pu faire mien ou ailleurs dans le monde, loin de chez moi, de vieillesse ou d'un accident dont les autres diront que c'est dommage, un beau gâchis – quoi que le destin ait en stock pour moi, je suis preneur.
Rodolphe
Varennes, France, le lundi 31 mai de l'an de grâce 2010; à 21 heures et 32 minutes heure locale.
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