Sunday 9 May 2010

Histoire dont vous êtes les héros #4

Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à bouder un peu. Ce ne sont pas des manières. Elle se tient devant vous, sa respiration est haletante; elle porte une saharienne et un chèche blanc cassé qui contrastent avec ses joues rouges.
« Vous m'en voulez? Je suis désolé.
_ Vous êtes en retard.
_ Vous êtes ivre.
_ Farpaitement. Mais moi j'étais à l'heure.
_ Allez, arrêtez de bouder un peu, Julien.
_ Je n'ai toujours pas l'honneur de savoir à qui je m'adresse. » Elle prend visiblement son temps pour s'installer, sourit même. « Qu'est-ce qui vous fait sourire?
_ Je ne sais pas pourquoi je m'installe. Nous n'allons pas rester bien longtemps de toute façon. »
Interloqué est encore un mot qui aurait pu vous venir en aide. Vous remarquez ses traits fins, son nez légèrement aquilin, ses lèvres minces. Elle pourrait vous plaire. En un instant son visage se grave en vous.
« Vous ne me demandez pas pourquoi?
_ ...
_ Un peu plus et vous allez baver.
_ Hein?
_ Appelez le garçon, commandez de quoi éponger tout cet alcool, puis nous monterons chez vous. » Vous n'en revenez toujours pas, vous faîtes ce qu'elle vous dit.
« François, je vais pendre une salade niçoise prendre . » Silence gêné. Vous, ainsi que François, avez le regard braqué sur la jeune fille. Elle ne dit rien. « Ce sera tout. Et une carafe d'eau. Merci, François. »
Aucun mot n'est dit tandis que vous patientez. Elle ne fait que vous fixer de son regard amusé. Elle sourit. Aussi loin que vous vous le rappelez, François vous a toujours servi avec des manières très affectées, marquées comme elles doivent l'être dans les grands restaurants. Corbeille de pain, carafe froide, constellée de bulles d'air sur les parois intérieures. Vous le remerciez. Vos yeux se rencontrent et vous ne savez dire s'il vous implore ou veut savoir si vous avez besoin d'aide. Il prend congé, sans que vous ayez le temps de donner une réponse que vous n'avez pas encore vous-même formulé.
« Vous voilà servi. Mangez. Vous aurez besoin de toute vos forces.
_ Mais de quoi vous parlez? Je comprends rien du tout.
_ Ne faîtes pas l'innocent, Julien, vous savez très bien ce que nous ferons lorsque nous monterons chez vous. » Votre gorge se serre. « Nous ferons l'amour comme des sauvages, bien entendu. » A cet instant vous croyez à votre bonne étoile: si la fourchette que vous tenez en suspens à quelques centimètres de votre bouche était arrivée à destination, vous auriez recraché tout son contenu au visage de celle qui vous fait face. A cet instant, vous n'êtes que ridicule. Bouche ouverte, coude levé, fourchette à l'horizontale. Vos yeux ronds comme des soucoupes. Vous n'avez même pas à vous poser de questions du genre « c'est du lard ou du cochon? » ou « ya marqué 'pigeon' sur mon front? » Elle se penche vers vous, repousse la fourchette de sa main, vous embrasse langoureusement la lèvre inférieure.
Mais ceci n'est rien à côté de ce qu'elle vous fait une fois dans la cage d'escalier. Vous mettez ça sur le compte de l'alcool, mais vous vous souvenez vaguement que c'est vous qui avez bu. Vous ne pouvez fermer les yeux, vous vivez vos rêves. Si seulement vous ne sombriez pas, si seulement les contours de votre champ de vision ne s'estompaient pas, si seulement les lumières de votre appartement ne cédaient pas aux ténèbres.
Le jour où commençait votre histoire était un jour ordinaire. Aujourd'hui, à bien des égards, l'est tout autant. Il est 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tire d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb. Vous ouvrez les yeux promptement, et passez aux toilettes, buvez un grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Peut-être entendez vos pas traîner sur le parquet, peut-être. Vous prenez ensuite un solide petit-déjeuner: thé Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture plus ou moins bien tartinées, un bol de corn-flakes un peu trop sucré, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents, comme d'habitude. C'est au moment de l'habillage que rien ne se passe. Votre costume en plusieurs exemplaires vous tend les bras, mais quelque chose dans le coin de votre œil vous alerte. Dans le lit. Là, sous vos yeux ébahis. Personne. Là où il devrait y avoir quelqu'un, quelqu'une, eh bien c'est le vide. Un vide Co(s)mique, intersidérant. Comme aurait dit Audiard, vous avez le palpitant qui s'emballe. Il s'emballe tellement que vous l'avez au bord des lèvres.
Vous avez des souvenirs confus de la soirée, si ce n'est une odeur indescriptible, forte, entêtante. Vos membres se relâchent soudain, deviennent gourds, lourds, encombrants. Mais qu'avez-vous donc fait hier soir? Des folies de votre corps diraient certains. Et son visage vous revient comme un coup de tonnerre. Vous vous asseyez sur le bord du lit. Vous prenez le post-it que vous venez d'apercevoir entre vos mains fébriles.
« Merci. On se voit ce soir? Je ne serai pas en retard, promis. xxx » C'est le pompon. Toujours pas de nom.
En vous rendant au travail vous ne prenez ni journal, ni bus, ni attention à quoi ou qui ce soit. Vous hélez le premier taxi, vous engouffrez à l'intérieur. Vous tendez le premier billet de votre porte-feuille au conducteur. « Ça c'est pour vous si je suis au bureau dans un quart d'heure.
_ Cinquante euros? Ok patron, vous y serez en moins de temps que ça. » Vingt minutes plus tard vous voilà devant la banque. Vous avez quand même pu gagner du temps. Vous scannez la place du regard: aucune trace de l'inconnue. Pas de temps à perdre.
Vous direz bonjour aux autres plus tard, de toute façon vous êtes dans les premiers, avec la comptable. Ordinateur allumé, dépêchedépêche, vous vous connectez à Internet, tapez « Albertine Froissard » fébrilement sur le clavier. Bon, Facebook, Copains d'avant. Elle a bloqué son profil sur le premier site mais vous décidez de lui envoyer un message.
« Albertine, je ne sais pas si tu te souviens de moi, cela fait longtemps – tu parles, ça doit bien faire dix piges. J'espère que tu vas bien – même si je m'en fous pas mal – et que tu as pu mener tes projets à bien – même si t'es caissière à Leclerc je m'en tamponne. – Bon, LE passage délicat – Je me demandais si tu connaissais bien l'amie que tu m'as « envoyée », faute d'un autre mot. Une personne s'est présentée à moi en me disant qu'elle était une de tes amies, et elle a oublié de me donner son numéro de téléphone. Pourrais-tu m'aider – et pas dans dix ans –, merci ? – Bon par la même occasion je vais te demander en amie comme ça je te montre que je suis de bon volonté – En espérant avoir des nouvelles de toi, Julien Desmart. » Ça, c'est fait. Plus qu'à attendre une réponse.
Ce que vous ignorez encore, c'est que cette journée sera longue, à penser à la fille et à vos dossiers et vice-versa, à répondre à des coups de téléphone en espérant que ce soit elle et vous tombez sur votre collègue du bureau d'à côté qui vous demande des agrafes, à vous mettre près de la vitre le midi dans la brasserie pour pouvoir scruter la place au cas où elle vous y attendrait, à consulter vos e-mails toutes les cinq minutes et vous énerver sur « l'autre gourdasse » qui ne vous répond pas.
Vous êtes passablement énervé lorsque vous descendez du taxi (toujours dans l'optique « ne pas perdre de temps »), le soir venu. Mais elle est là, elle vous attend.
« Il faut qu'on parle », lui dîtes-vous.

Mais parler de quoi?

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