Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à l'appart' vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous. Tout à coup, pile de gauche, pile de droite, tout cela n'a plus grande importance. Vous avez le cœur léger, et c'est presque sautillant que vous passez dans le couloir, dîtes « au revoir » à la comptable qui ne daigne même pas lever les yeux, et sortez prendre le bus. Il semblerait que tout le monde se soit donné le mot pour sortir en même temps que vous. Le bus est bondé. Aucune place assise. Ça sent la sueur, la cigarette, le graillon. Tant de bras levés avec des auréoles dessinées au niveau des aisselles, de bouches ouvertes qui baillent et montrent des rangées de caries et exhalent leurs haleines viciées. Tant de contact, de microbes vous font froid dans le dos. Vous frissonnez d'ailleurs. Lorsque vous sortez enfin à l'air libre, la tête vous tourne.
Il ne vous faut pas plus de dix minutes pour prendre une douche et vous changer, et il vous en reste encore dix avant l'heure du rendez-vous mais voilà, la nausée ne vous a pas quitté. On peut dire que vous ne fanfaronnez plus. Ça tourne. Vous vous asseyez mais ça ne passe pas. Vous n'allez pas vomir quand même? Eh bien si! Et promptement, en plus. Dommage, c'était un bon pavé Maquignon sauce aux trois poivres. La cassolette de légumes du soleil y passe aussi, d'un coup.
Lorsque vous traversez la rue quelques minutes plus tard, en direction du restaurant, vous vous demandez si le dentifrice haleine glaciale, le bain de bouche au xylytol et le chewing-gum au goût très frais que vous mâchonnez vont faire effet. Votre estomac n'arrête pas de se révolter.
Vous poussez la porte, le garçon vous reconnaît et vous invite à le suivre à votre place habituelle, mais vous déclinez son invitation en lui disant qu'une jeune demoiselle vous attend. Vous jetez un rapide coup d'œil. Pas là.
« Alors ce sera ma place habituelle, François. Merci. Je vais attendre un peu avant de prendre mon apéritif, que la demoiselle arrive. »
Vous n'êtes vraiment pas bien. Rien que de repenser au bus, vous avez un haut-le-cœur. Il faut que vous vous changiez les idées. La carte ne vous est pas d'une grande utilité, vous la connaissez par cœur. Alors vous regardez autour de vous, mais en semaine il n'y a pas beaucoup de monde. Les habitués. Madame Froitemont, votre voisine de palier, qui ne perd pas une occasion de venir vous demander de l'aide le jeudi soir, pour sortir ses poubelles. Sa chienne Polly est roulée en boule sur la chaise à sa gauche. Un vrai roquet. Une boule de nerfs concentrée dans une boule de poils épais et rugueux. Même Madame Froitemont ne saurait dire avec précision de quelle race Polly est « issue ». Un cadeau de son fils, elle n'a pas osé demander. Mais Polly aboie après tout ce qui bouge dans un rayon de cinq à dix mètres, mord tout ce qui s'approche à moins de dix centimètres d'elle. Vous vous souvenez de votre première « rencontre » avec la chienne. Vous l'avez insultée, copieusement, après que celle-ci ait planté ses petits crocs tout pointus dans votre mollet, seule partie charnue située à sa hauteur. Vous n'aviez fait que passer près de sa maîtresse, près des boîtes aux lettres. Première rencontre avec Madame Froitemont qui en fut outrée, et qui mit quelques mois avant de vous adresser la parole, malgré le bouquet de fleurs que vous avez du déposer à sa porte, et malgré vos multiples tentatives pour lui venir en aide. Polly semble calme, mais rien ici ni personne ne s'en approche, pas même le nouveau garçon de salle – quelqu'un a du le mettre au parfum.
Il y a un jeune couple qui se tient la main dans un coin, à l'écart. Ils doivent habiter le quartier, mais pas l'immeuble. Il y a Monsieur Goussard, le gardien de votre immeuble. Et ce doit être sa fille assise en face de lui. Vous la voyez de dos. En parlant de fille, la « vôtre » n'a pas montré le bout de son nez.
Vous voyez le garçon s'impatienter, regarder sa montre. Vous jetez un coup d'œil à la vôtre. Une demi-heure de retard. Vous décidez de prendre un petit Martini. Un geste et le voilà qui arrive. Vous aimez la sensation d'appartenir à un endroit, à une catégorie. Vous aimez le fait de ne même plus avoir à utiliser de mots pour vous exprimer, pour vous faire comprendre. L'alcool vous fait du bien, même si les premières gorgées ne plaisent pas forcément à votre système digestif. Le troisième Martini – une heure de retard – le met définitivement KO. François a ramené une quatrième coupelle de cacahuètes. Vous ne trouvez plus le temps long. Vous pensez à beaucoup de choses. Vous voyez beaucoup de choses. Tous les détails, les attitudes, les postures, les inflexions des voix, les gestes, les manies, les tics, le tressaillement des paupières. Et vous savez que rien ne vous échappe. Vous avez parfois cette faculté-là, l'alcool aidant, d'englober d'un seul coup d'œil toutes les impressions d'une pièce, avec une acuité d'aigle. Sauf qu'arrive un certain moment, comme maintenant, où vous avez du mal à vous débarrasser des échos, de votre vision trouble, d'une irrépressible envie de rire et d'embrasser les gens. Cinq Martinis, c'était vraiment de trop.
Il est vingt-et-une heure quinze – non, vingt – non quinze – allez, entre les deux – et il n'y a toujours pas la queue d'un chat à l'horizon de ce restaurant de ce chien poilu qui s'en va avec sa maîtresse en laisse. Le vioc braille des trucs mais vous captez entre pas grand chose et que dalle. Sa nièce ou sa fille ou sa sœur a pas l'air mal. Vous aimez bien les brunes, surtout de dos. Elle tient sa tête bien droite. Les trois ou quatre François vous regardent, l'air de se dire que vous regardez pas droit alors que vous sentez bien la rose. L'important, c'est la rose, dixit De Gaulle. En fait vous sentez la gerbe, c'est ça le truc qui coince, elle est pas venue parce qu'elle peut vous renifler à travers la glace. Vous vous levez, en vous efforçant de ne pas tituber. Et ce que vous attendiez depuis une demi-heure, et redoutiez depuis quinze minutes, arrive. La jeune femme passe devant la devanture du restaurant sans vous voir; elle a le visage empourpré d'avoir trop couru, d'être en retard.
Que faîtes-vous?
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