Saturday 6 March 2010

If - Rudyard Kipling


Je ne peux résister à vous donner, vu que j'en ai parlé, « If » de Rudyard Kipling.

Pas de brin d'histoire aujourd'hui, étant donné que la vie de Kipling fut plus que bien remplie. Juste une chose vite fait en passant: il a quand même refusé tous les honneurs, comme l'Ordre de Chevalerie (se faire anoblir par la Reine devait le faire s'approcher d'un peu trop près), celui du Mérite (idem) et l'honneur suprême de Poète Lauréat (Insigne honneur, échu entre autres à Wordsworth, Tennyson ou Ted Hughes, d'être le chantre d'un pays, mais là encore, chanter pour la Reine...bref). Lorsqu'en 1907 on lui offre le prix Nobel de littérature, comment refuser? Il est le premier auteur de langue anglaise à le recevoir, et aussi le plus jeune (le tout premier à recevoir le prix Nobel est quand même un français, Sully Prudhomme, je tenais à le faire savoir, pour une fois qu'on est premier dans quelque chose).

Voilà donc le poème qui continue à inspirer nombre d'âmes en errance, que les années n'altèrent pas. C'est ça, un peu, le génie: il est indémodable, universel et pérenne.


If

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you,
But make allowance for their doubting too;
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don't deal in lies,
Or being hated, don't give way to hating,
And yet don't look too good, nor talk too wise:
If you can dream - and not make dreams your master,
If you can think - and not make thoughts your aim;
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you've spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build 'em up with worn-out tools:
If you can make one heap of all your winnings
And risk it all on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breath a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: "Hold on!"
If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with kings - nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much;
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds' worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that's in it,
And - which is more - you'll be a Man, my son!

R. Kipling (1909)

Friday 5 March 2010

L'insouhaitable #20

Alice
 
        Ses mains laissent des traces de condensation sur les parois de la couveuse. Elle regarde tour à tour la ligne verte dessiner des pics et des creux abrupts, et le visage serein de son bébé. Parfois, ses yeux glissent sur la poitrine striée de côtes fines comme des stalactites à la fin de l’hiver; sur les petites mains et leurs aiguilles; sur le pansement au niveau du nombril. Elle se dit qu’elle aussi a un pansement et une cicatrice sur le ventre. Elle ne veut pas baisser les bras, pas après avoir fourni tous ces efforts. Elle a repris ses esprits, et ne pleure plus. Elle attend son mari et le médecin de pied ferme. Elle veut leur prouver que ce n’est pas parce qu’elle est croyante qu’elle croit aux miracles. Même si elle prie. Depuis le départ de son mari, elle prie. Elle murmure ses Ave Maria avec conviction, parce qu’elle n’a jamais vraiment aimé les autres prières.
 
         Elle veut croire que ce cœur qui bat, que ces poumons qui respirent n’ont pas besoin de machines. Elle s’adosse au fauteuil et secoue la tête. Soudain, elle empoigne les roues et se dirige maladroitement vers la fenêtre. Fébrilement, elle remonte le store et tire les rideaux. La lumière du ciel inonde la pièce par la vaste fenêtre. Elle se déplace avec beaucoup de peine, épuisée par l’effort qu’elle vient de fournir, arrête le fauteuil près d’une machine dont elle ne connaît pas le nom mais au-dessus de laquelle s’active un soufflet en plastique. Sa respiration s’est accélérée, elle ne contrôle plus les battements de son sang dans ses tempes, elle ne sent plus ses muscles. Elle réussit, tant bien que mal, à déplacer la si lourde machine. Ainsi son enfant reçoit la lumière bleue du ciel bleu. Elle croit sans savoir pourquoi au pouvoir bénéfique de la lumière de ce ciel bleu. Elle se tourne vers le ciel, s’assure qu’aucun nuage n’est à l’horizon, puis revient vers la couveuse. Son cœur bat la chamade, et elle se sent proche du malaise, mais elle sait que son devoir de mère est achevé, presque. Derrière elle, la porte s’ouvre.
« C’est vous qui avez ouvert les rideaux ?
_ Et les stores aussi.
_ La lumière du soleil n’est pas bonne pour les nouveaux-nés aussi faibles, Alice.
_ C’est celle du ciel que je recherche : vous n’allez pas m’apprendre mon devoir de mère.
_ (Soupir) Je n’ai pas la prétention de vous l’apprendre, Alice. Je vous donne les conseils du médecin que je suis et qui a vu naître beaucoup d’enfants, rien de plus.
_ Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander pourquoi c’est arrivé à mon fils. Je veux qu’il vive. » Son mari, bouche bée, regarde le médecin en faisant des gestes d’incompréhension.
« Alice, tu vas bien ?
_ Oui. Je veux qu’on le débranche, Pierre. Il va vivre.
_ Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, Alice, mais si on le débranche, alors il devra faire ce qu’il n’a pas réussi à faire seul jusque là.
_ Comment le savez-vous ? Avez-vous essayé de le laisser respirer par lui-même ?
_ Non, parce que nous observons le comportement de son métabolisme. Alice, il faut bien que vous compreniez dans quelle optique nous allons débrancher votre enfant. Il –
_ Je sais, je sais. » Elle se sent faiblir, elle veut que le médecin se presse. Son mari obéit au signe de tête de ce dernier et fait sortir Alice. Il l’arrête au niveau de la vitre au dehors, s’accroupit à ses côtés.
« Je t’aime, Alice.
_ Moi aussi, Pierre. Je ne peux pas t’expliquer ce que je ressens, mais je sais qu’il va vivre.
_ Pourquoi ?
_ Parce que j’en ai fait le vœu. »
 
         Pierre hoche la tête et étouffe un sanglot, désarmé devant la foi qui lui fait cruellement défaut, celle qu'il aurait tant aimé avoir. Le médecin, aidé d’une infirmière, s’affaire autour de la couveuse. La jeune fille jette plusieurs coups d’œil désespérés vers Alice. Puis, finalement, sans tourner une seule fois le regard vers cette femme dont il admire le courage et déteste l’obstination à ne pas être plus claire, le médecin appuie sur le bouton. Le soufflet retombe. La ligne verte retombe. La poitrine de l’enfant retombe. Alice retient son souffle, Pierre aussi. Elle cherche sa main, la trouve et la serre. Lui veut croire, lui aussi. Il aimerait avoir la foi de sa femme, mais il a vu trop d’horreur, trop de flammes prendre des vies sans raisons ; il voit trop de choses annihilées ainsi et ne jamais repousser. Il a vu le jour se lever, il a vu la naissance de ce ciel si bleu. Il sent les larmes couler le long de ses joues, l’odeur des corps brûlés remonte, le submerge un instant pour s’évaporer dans la seconde. Il serre la main de sa femme car l’attente lui semble intolérablement longue. Alice est plongée dans l’éternité de cet instant, dans son esprit se mêlent les derniers fragments de son rêve, la couleur bleue, les mains recroquevillées de son fils, le ciel bleu, les hiéroglyphes de Gizeh, d’étranges sons depuis longtemps oubliés, les yeux clos de son fils, pourvu qu’ils soient aussi bleus que ce ciel exceptionnel. Le médecin pleure ; l’infirmière le regarde, abasourdie. Il savait que cela serait ainsi ; tout espoir est vain. Dehors, pourtant, le ciel brille. Puis, la poitrine fluette remonte, la ligne verte remonte, sans effort presque. Le soufflet, lui, reste éteint. Dans le silence figé de la pièce, le cri tant attendu résonne.
 
        Dehors, le ciel est immensément bleu.

 
Olivier
 
        Voilà bien dix minutes qu’il attend dans l’antichambre qui mène au bureau du proviseur. Cette pièce sans fenêtre est un véritable calvaire. Il s’est fait renvoyer de cours parce qu’il n’arrêtait pas de gesticuler et de parler à voix haute sans qu’on le lui demande. Ce n’est pas de sa faute, avait-il clamé, il sent un souffle sur sa nuque, il jure qu’il y a quelqu’un derrière lui. Le prof n’a rien voulu savoir. Olivier pensait qu’il serait mieux ici mais il n’en est rien. La présence est toujours présente. Il a le dos collé au mur et pourtant il sent encore ce maudit souffle caresser sa nuque. Parfois, même, il peut entendre une respiration rauque.
 
       Malgré la relative fraîcheur de la pièce, de grosses gouttes de sueur perlent sur son front. L’activité du bureau voisin se fait faiblement entendre. Une sonnerie de téléphone, une imprimante, un clavier d’ordinateur, une voix de femme. Des bruits de pas. Le sous-directeur rentre dans l’antichambre, ne parait pas surpris de le voir.
« Alors comme ça, on se prend pour Jeanne d’Arc, monsieur Raquin ?
« Non, m’sieur.
« Entre donc dans mon bureau pour confesser tes péchés. » Olivier exécute docilement les ordres du sous-directeur qui n’a pas l’air d’humeur joviale. Il s’assied après lui. « Qu’est-ce qu’il y a encore aujourd’hui? Tu sais que j’en ai un peu marre de te voir?
_ Je crois que c’est le ciel bleu, m’sieur.
_ Je sais, je sais. Tu n’es pas le premier à me servir ça comme excuse aujourd’hui. On dirait que vous vous êtes passés le mot pour me faire tourner en bourrique. » Il met ses mains derrière sa nuque, semble la masser. « Pourquoi le prof d’Anglais t’a-t-il renvoyé ?
« Parce que je faisais trop de bruit.
_C’est tout ?
_ Et aussi parce que je lui ai dit que j’entendais quelqu’un respirer derrière moi et il a cru que je me moquais de lui. » Olivier a le cœur qui bat, il n’aime pas chercher ses mots et articuler comme il le fait, mais il ne veut pas avoir l’air bête.
« C’est un peu normal quand un grand gaillard comme toi se met toujours au dernier rang. Tu entends encore cette voix ?
« C’est un souffle, m’sieur. Oui, je le sens encore. » Il se sent rougir jusqu’à la pointe des oreilles.
« Pauline, la nouvelle surveillante, m’a fait part de ton comportement avant la rentrée en classe, et des mesures qu’elle a prise. Une partie de moi regrette, et une autre dit que c’est bien fait, que tu mérites bien deux heures de colles. Pour que ça rentre mieux, tu les feras un mercredi matin. En ce qui concerne le rendez-vous, on va arranger ça tout de suite. Je vais appeler ta mère pour qu’elle vienne te chercher.
_ Mon père est rentré, m’sieur.
_ Ha bon ?...Je comprends mieux, maintenant, mais on ne peut pas se laisser éternellement attendrir par tes histoires… » Le sous-directeur signe au bas d’une feuille, puis fixe ses yeux dans les siens. « Ça faisait longtemps que ton père n’était pas rentré. Et ton frère?
_ Il est rentré aussi.
_ Bien. Tu ne vas pas retourner en classe. Je vais t’emmener à l’infirmerie où tu attendras que ton père vienne te prendre.
_ Mais l’infirmerie est fermée, m’sieur. Pourquoi je dois aller attendre là-bas tout seul?
_ Tu préfères que ton père vienne te chercher en études, histoire d’aggraver ton cas ? » Olivier Raquin baisse la tête et répond dans un murmure résigné :
«  Non, m’sieur. »

 
André
 
         Cette horreur, il la portait encore en lui, nuit et jour, chaque midi, chaque soir, chaque été, chaque automne, chaque hiver. Il n’y avait pas un jour où il n’y pensait pas, pas un jour où il ne supportait son poids atroce en silence. Il avait vidé son chargeur sur ceux qu’il appelait les « sauvages », en hurlant à se déchirer les poumons, il se souvient de la crosse serrée dans sa main – et le sentiment de puissance acquis lors de sa première exécution évanoui dans l'instant. Il avait « perdu les pédales », raconta-t-il aux officiers plus tard ; il en avait tué quatre, les autres s’étaient enfuis ; l’un d’eux était blessé, il en était sûr. Il avait perdu toute notion d’humanité, avait-il poursuivit, en voyant ces « barbares » se repaître du corps du malheureux mort. Il avait vu les lambeaux de chair rouge et dégoulinante, les intestins délicatement posés sur des feuilles, les couteaux s’affairer sur les tendons, et le sang, le sang, et l’horreur; l’horreur.
 
      Il a beau essayer de ne plus y penser, les images reviennent sans cesse, tourbillonnent, s’enchaînent les unes après les autres comme un diaporama de vacances. Ils mangeaient celui qu’il avait tué. Lui l’avait tué parce qu’on le lui avait demandé ; eux le mangeaient parce qu’ils avaient faim. Il expliquait son geste par le fait qu’il avait eu peur pour lui-même. Il voulait retourner sur un bateau, partir de ce sombre enfer, oublier, recommencer à vivre. Alors les officiers l’avaient regardé avec compassion, lui avait fait signer un papier de confidentialité et il était retourné sur un bateau, parti de ce sombre enfer, avait oublié et recommencé à vivre. Le bateau le mena vers un enfer aussi sombre, il oublia cet autre enfer, recommença. « Et aujourd’hui, je suis fatigué, » dit-il à voix haute. Ses mots résonnent dans la cuisine. Jeanne va bientôt rentrer, il doit oublier, ou bien tout lui raconter. Mais pas aujourd’hui. Demain. Lorsque ce ciel bleu aura disparu. Demain, elle saura. Lorsque le ciel bleu ne sera plus aussi bleu. Peut-être qu’après, enfin, les cris cesseront.
 
       Mais ses paupières se ferment presque à son insu ; il ne lutte pas, il se laisse glisser, doucement, dans cette obscure torpeur qui le fascine. Il s’aide de ses mains et s’allonge sur le carrelage froid de la cuisine qui pénètre par chacun des pores de sa peau. Il perçoit encore quelques instants la lumière du ciel à travers la membrane de ses paupières, puis lentement les ténèbres se font autour de lui ; puis il ne reste que le froid à sentir. Le silence se fait ; les odeurs s’estompent et disparaissent ; il ne sent plus ses jambes, son corps ; il sait qu’il ne lui reste plus qu’à attendre dans le noir et le froid et, docilement, il attend.
 

Desiderata

Je ne peux laisser de côté une coïncidence qui se reproduit. Par deux fois mes conversations m'ont amené à parler ou à entendre parler du poème Desiderata.

Tout d'abord un brin d'histoire: on a longtemps cru (fait croire) que ce poème avait été découvert dans une église de Baltimore à la fin du 17ème siècle, et qu'il était vieux comme le monde. Ce mythe fut lancé dans les années 50 par un révérend qui reproduisit le poème dans un recueil destiné à sa congrégation (avec en sous-titre le nom de l'église et la date '1692' - date de la fondation de l'église, pas du poème!). Bref. Des copies ont circulé de mains en mains, avec un coup d'accélérateur dans les années 60 lorsqu'on a retrouvé ledit poème dans le bureau d'un certain Adlai Stevenson, candidat malheureux face à Eisenhower, puis J.F. Kennedy à deux élections présidentielles américaines (le pauvre bougre avait un trou dans sa chaussure, et à cause de ça on ne l'a pas quitté d'une semelle =)).
Le poème a pris une certaine envergure de par son contenu, mais les spéculations sont (un peu) retombées depuis que l'on a retrouvé le dépôt de copyright daté de 1927 par un certain Max Ehrmann. Relativement connu aux States, point du tout dans nos contrées, il a notamment enseigné à Harvard et publié quelques recueils de poésie.
Voilà une des nombreuses versions de l'histoire. D'autres sont bien plus alambiquées, ou plus romancées. Re-bref.
Je vous reproduis donc ci-dessous le fameux poème.


"Go placidly amid the noise and haste, and remember what peace there may be in silence.

As far as possible, without surrender, be on good terms with all persons. Speak your truth quietly and clearly; and listen to others, even to the dull and the ignorant, they too have their story. Avoid loud and aggressive persons, they are vexations to the spirit.

If you compare yourself with others, you may become vain and bitter; for always there will be greater and lesser persons than yourself. Enjoy your achievements as well as your plans. Keep interested in your own career, however humble; it is a real possession in the changing fortunes of time.

Exercise caution in your business affairs, for the world is full of trickery. But let this not blind you to what virtue there is; many persons strive for high ideals, and everywhere life is full of heroism. Be yourself. Especially, do not feign affection. Neither be cynical about love, for in the face of all aridity and disenchantment it is perennial as the grass.

Take kindly to the counsel of the years, gracefully surrendering the things of youth. Nurture strength of spirit to shield you in sudden misfortune. But do not distress yourself with imaginings. Many fears are born of fatigue and loneliness.

Beyond a wholesome discipline, be gentle with yourself. You are a child of the universe, no less than the trees and the stars; you have a right to be here. And whether or not it is clear to you, no doubt the universe is unfolding as it should.

Therefore be at peace with God, whatever you conceive Him to be, and whatever your labors and aspirations, in the noisy confusion of life, keep peace in your soul.

With all its sham, drudgery and broken dreams, it is still a beautiful world.

Be cheerful. Strive to be happy."

Max Ehrmann

Quelle que soit l'origine du poème, beaucoup y ont trouvé, trouvent encore, une source d'inspiration pour leur propre vie (un peu comme le poème "If" de Kipling).


P.S. Merci encore à celle qui a permis la coïncidence!

Thursday 4 March 2010

L'insouhaitable #19


André
 
           Il lutte contre l’assoupissement. Il ne veut pas refaire un de ces maudits rêves. Il se donne une claque, ce qui le réveille aussitôt. Bon Dieu, pense-t-il, je dois vraiment avoir chopé un bon coup de soleil sur le crâne pour me coller des tartines pour pas m’endormir. Il se lève et va se servir un grand verre d’eau, dans lequel il met deux gros glaçons. On se croirait vraiment en été. Par la fenêtre de la cuisine, il regarde ce ciel bleu. Le seul qu’il ait déjà vu auparavant, c’est celui qu’il y avait dans son rêve, celui qui couronnait ce jour funeste. Il repense aux ordres de cette satané journée, lorsqu’il avait quitté le campement à bord de cette pirogue flottant dans ces eaux insalubres, dans lesquelles surnageaient toutes sortes de choses, toutes plus viles les unes que les autres. Il avait même vu un cadavre de noir, une fois. Les indigènes rendaient tout au fleuve, comme ils croyaient en tirer tout ce qu’ils possédaient, y compris leur vie. Le fleuve était leur Dieu – est leur Dieu, pour autant qu’il sache.
 
          Les ordres avaient été clairs, sans appel: il devait tuer cet homme, localiser ses réserves d’ivoire volé, envoyer un homme au campement de base pour qu’un bateau vienne les chercher, lui et la cargaison. Il ne sait toujours pas pourquoi les services secrets français étaient venus le trouver, lui, alors simple officier dans la marine. Il n’avait pas eu l’occasion de le demander à son interlocuteur, tout excité qu’il était d’avoir à affronter le danger l’arme à la main. Après son unique mission en tant qu'« agent secret », il était retourné avec soulagement sur les planches de son bateau, sur les mers et les océans, où le danger était certes plus concret, plus absolu et surtout plus fréquent, mais où il n’y avait rien d’inhumain.
 
         André pose le verre sur le carrelage de la table. Le cliquetis lui donne la chair de poule. Rien ne bouge dans la cuisine, tout est silencieux. Il voit des particules de poussières stagner en suspension dans l’air sec. Il ne se souvient plus du nom de l’homme qu’il a pourtant abattu de sang froid. Il ne se rappelle pas l’avoir jamais su. Il avait obéi aux ordres ; il avait trouvé, au cœur de la forêt, le campement de l’homme blanc ; il avait trouvé l’ivoire qui gisait à même le sol, en plein soleil. D’immenses défenses étaient appuyées contre les huttes, contre les arbres. Le camp était désert – déserté plutôt. Un feu finissait de mourir dans un coin. Il avait alors envoyé un homme à son campement, comme prévu. Il avait ordonné aux autres, ou plutôt à celui qui lui servait d’interprète et qui traduisait ensuite aux autres, de ramener le corps et de l’enterrer dans le seul espace sans ivoire. Deux noirs revinrent, traînant le corps sans vie par les bras. André était assis sur une gigantesque souche, assistait au spectacle qui lui remuait les tripes. Le corps hérissé de flèches se balançait au gré de la démarche des deux insouciants.
 
           Il se souvient avoir alors détourné le regard, s’être levé pour inspecter l’ivoire. Il y en avait beaucoup, bien plusieurs tonnes. Certaines défenses étaient tellement grandes – bien plus grandes que lui – qu’elle ressemblaient à des troncs d’arbres sans branche ni écorce. Les éléphants devaient avoir été gigantesques. Où pouvaient-il bien être, le messager ? Que fichait-il ? Il ne s’était pas retourné une seule fois, même s’il entendait des éclats de voix qui ressemblaient, par leur ton et la colère qu’ils contenaient, à une dispute. Les voix se multiplièrent, leur ton monta, et cessèrent soudainement.
Alors, André ne s’était pas retourné. Un noir devait être mort dans la dispute, comme c’était souvent le cas, poignardé, à se vider lentement de son sang sous le regard amusé de ses comparses. Le silence était retombé dans la jungle. André ne se rappelle plus combien de temps s’était écoulé, mais finalement il avait fait face aux hommes alors sous son commandement. Il avait finalement fait face à l’horreur qui le tourmentait encore aujourd’hui.
 

Thomas
 
            La sonnerie retentit pour la deuxième fois. Il va devoir expliquer son retard au prof. Il frappe à la porte et entre sans attendre. Le professeur le regarde et lui sourit : c’est bon, pense-t-il, elle ne va rien me dire.
« Où étais-tu, Thomas ? » Zut. Il s’arrête dans l’allée, à quelques pas de sa chaise. Il se retourne.
« C’est la pionne qui – » mais il n’a pas le temps d’achever sa phrase car les rires de ses camarades l’en empêche. Il regarde, médusé, la prof se joindre à l’allégresse. Il se sent rougir. La pointe de ses oreilles doit être brûlante, il le sait. La prof lui fait signe de s’asseoir, ce qu’il fait en s’empêtrant dans plusieurs sacs alors qu’il remonte l’allée. Le cours se passe sans qu’il ouvre la bouche. D’habitude il aime participer pour montrer qu’il s’intéresse mais il préfère ne rien dire, on ne sait jamais.
 
            Aujourd’hui il apprend que l’Afrique est l’un des six continents de notre monde ; qu’il est composé de déserts – Sahara, Kalahari – de forêts denses et claires, de savanes et de steppes. Thomas apprend aussi qu’il est habité par des maghrébins et des africains, que ces derniers ont subi la traite des esclaves et les colonisations, que le Kilimandjaro (5895 m) est une des plus hautes montagnes du monde et qu’il y a trois très grands lacs : Victoria, Tanganyika et Malawi. Tous les noms sont pointés sur la carte. Il apprend que le Nil (6700 Kms), le Congo (4700 Kms), le Niger (4200 Kms) et le Zambèze (2660 Kms) sont parmi les plus longs fleuves du globe, que le Nil et le Congo sont respectivement les deuxième et quatrième plus longs fleuve du monde. La prof digresse un peu sur le Congo parce qu’elle y est allée, en pirogue, une fois. Elle dit que c’est un fleuve d’Afrique centrale, né sur le plateau du Katanga, qui se jette dans l’Atlantique et qu’il a un bassin de 3 800 000 km². Il porte le nom de Lualaba jusqu’à Kisangani. Il reçoit beaucoup d’autres fleuves mais il ne se jette pas dans la mer comme tous les autres, ce qui semble aller à l’encontre de ce que devrait faire tout fleuve ou rivière qui se respecte. La cloche sonne, alors la prof s’arrête.
 
              Il est le premier à sortir de la salle, presque en courant. Il dévale les escaliers, croise des élèves qui le regardent bizarrement. Il se retrouve bientôt dans la cour vide. Il emboîte le pas, les graviers crissent sous ses chaussures. Il fait rouler la bille entre ses doigts au fond de sa poche. Il regarde furtivement la voûte au-dessus de lui ; il sent le bleu coller à sa peau. Il passe les grilles, enfin. La rue est bondée de parents qui attendent leur progéniture. Il voit des visages connus, d’autres inconnus. Lui, il rentre à pied. Il entend des bribes de conversations, mais il connaît évidemment leur sujet : le ciel bleu si bleu qui agit sur toutes les têtes. Il entend une mère dire qu’elle n’a jamais été aussi tête-en-l’air qu’aujourd’hui. Une autre se plaint de migraine. Il passe devant ces gens sans importance, mais une main l’arrête. C’est la mère d’un de ses « camarades ». 
 
« Tu sais si Martin va sortir bientôt ? Je ne veux pas qu’il reste sous ce ciel. » Elle l’irrite, il n’aime pas son air maternel.
« J’en sais rien. » C’est tout ce qu’il trouve à répondre. La mère éclate de rire en rejetant sa tête en arrière, ses cheveux bouclés rebondissent sur ses épaules. Elle l’appelle mauvais garçon et lui donne une petite claque sur les fesses tout en avançant vers les grilles. Il n’en revient pas de s’être fait traité comme un sixième, ou pire, comme un CM2. Il lance un regard qui se veut haineux vers le dos de la mère qui a repris sa discussion avec un père. Il descend du trottoir et aperçoit Raquin partir avec un grand monsieur qu’il n’a jamais vu. L’homme a un visage austère, de larges épaules et ne sourit pas. Pendant quelques secondes, Thomas plaint son pire ennemi, puis se reprend et se dit « Tel père, tel fils ». Ils disparaissent dans une voiture noire. Un peu plus loin, la pionne a quitté son poste et se dirige vers une vieille dame qui doit être sa mère. Il se souvient, maintenant, de son rire éclatant et sibyllin, son rire insensé : elle aussi avait ri. Thomas, quant à lui, prend le chemin du retour, les idées embrouillées et la main dans la poche.


Pauline
 
           Pauline parcourt le dédale des couloirs, revêt son masque austère et peste après les retardataires qui détalent aussitôt. Elle ne veut plus penser à son rêve, alors elle se jette à corps perdu dans son travail. Elle en voit un qui monte les escaliers, tranquillement. Lui, se dit-elle, il est bon pour un billet de retard.
« Tu n’as pas l’air pressé d’aller en cours, toi. » Elle n’a pu empêcher ses paroles de franchir le seuil de ses lèvres. Elle l’a reconnu, mais trop tard. Elle regarde le pauvre garçon rougir jusqu’à la pointe des oreilles. C’est celui qui s'était fait tabasser par Olivier Raquin, et qui n’avait pas voulu porter plainte, ou même le dénoncer. Jamais il ne participait aux jeux dans la cour de récréation, ou ne prenait part aux groupes des écoliers de son âge. Elle le voyait errer, à faire ses tours de cour ou assis dans son coin, apparemment heureux d’être seul. Elle s’en veut de l’avoir interpellé de la sorte, et même si le ton de sa voix s’adoucit, elle se doit d’être ferme, pour ne pas perdre la face.
« Pourquoi tu n’es pas en cours? » Elle voit le garçon, un peu petit pour un quatrième, rougir encore plus et bredouiller quelque chose. Elle se sent sourire. Elle abandonne tout masque et se penche vers lui: « Que dis-tu ?
« Que c’est le prof d’Anglais qui m’a gardé à la fin du cours. » Elle sent une incontrôlable envie de rire monter dans sa gorge ; elle se retient du mieux qu’elle peut. Mais elle finit par rire. Elle ignore la raison pour laquelle elle sent une telle envie, mais elle se sent bien disposée à l’égard du garçon.
« Bon, ça passe pour cette fois ; file en classe.
« Merci, madame. » Le garçon a instantanément tourné les talons, visiblement mal à l’aise. L’écho de son rire lui parvient, répercuté par les murs du couloir. Elle a ri, à gorge déployée, une fois encore. Le petit l’a faite rire comme jamais personne ne l’avait faite rire. Simplement, sans rien dire d’autres que des banalités. Elle se sent mieux, la boule dans son ventre semble moins envahissante, moins présente. Elle le regarde frapper à la porte de la salle et disparaître. Instinctivement, elle touche ses lèvres : le sourire y reste fixé, encore quelques secondes. Pauline se retourne alors et descend les escaliers : elle a encore du pain sur la planche.


Pierre
            « Noli me tangere ». Qu’est-ce que cela signifie ? Il n’a jamais été brillant en Latin, mais il lui semble se souvenir que « me » a un rapport avec « moi » ; est-ce le «moi» de la pierre, de la fleur ou le sien ? Il ne saurait le dire. Il regarde de nouveau l’inscription émoussée, puis la fleur ; il admire sa beauté. La tentation de s’en emparer est forte, mais il ne doit pas. Cette fleur est là pour une raison. Soudain, il sent son corps être secoué de spasmes ; il est vivement retourné sur le dos par une force incroyable et l’éclat bleu du ciel bleu l’aveugle un instant.
 
           Lorsqu’il rouvre les yeux, il sait qu’il est enfin sorti de son rêve, et ce pour plusieurs raisons : tout d’abord, il sent le froid saisissant des pavés ; l’atmosphère nettement moins dense de l’église ; puis il fait sombre, très sombre, les vitraux ne diffusant pas suffisamment de lumière ; et pour finir il sent une présence à côté de lui. Malgré la douleur insidieuse à l’arrière de ses yeux, il distingue vaguement les contours d’une forme humaine. Bientôt les couleurs sortent du brouillard, puis c’est au tour des nuances d’ombre et de lumière, puis des traits du visage. L’homme porte des habits de curé ; son col blanc, qui semble étrangler ce cou ridé, apparaît de chaque côté d’une longue barbe blanche qui masque son sourire, mais les plis aux coins de ses yeux le trahissent.
 
           « Alors, on nous a fait un petit choc thermique? » la voix enjouée du curé retentit dans le chœur, résonne quelques instants dans l’air vibrant, puis s’estompe. Pierre regarde, incrédule, cet homme qui lui sourit. « Mouais, ça m’en a tout l’air. Il fait froid ici à l’intérieur, comparé à dehors. » Pierre reprend ses esprits, se relève avec l’aide du curé qui, malgré son apparence frêle, supporte presque entièrement son poids. Le curé le fait tituber jusqu’à un banc et l’y assoit. « Vous voulez de l’eau ? » Pierre fait oui de la tête. Le vieux barbu l’observe un court instant, puis fait voler les pans de son habit avec sa démarche brusque. Pierre secoue la tête, se frotte les yeux – la douleur a disparu – et écoute le silence ; il lui semble entendre, quoique faiblement, le bruissement du blé doré sous le bleu ciel du ciel. Il entend des bruits de pas et tourne la tête pour voir émerger le curé derrière sa barbe, un verre à la main, d’une porte en bois teint, sûrement la sacristie. Il lui tend le verre et Pierre le prend, sans toutefois le porter à ses lèvres.
 
« Ce n’est pas de l’eau bénite, vous pouvez y aller sans crainte. » Il postillonne légèrement. Il y a une pointe d’amusement dans la voix du curé. Pierre sourit, et boit. Il se rend compte que les parois de sa bouche et de sa gorge sont sèches, comme du papier. L’eau lui fait du bien : il vide le verre à grosses gorgées.
« Je peux vous demander ce que vous faîtes ici ? » Le ton a légèrement changé.
« J’aime beaucoup l’architecture. Je m’intéresse aux églises.
« C’est dommage, » rétorque le curé, retroussant sa lèvre inférieure en un rictus boudeur, « vous auriez été un chevalier en quête d’un abri, vous auriez eu droit à un autre verre d’eau.
« Je ne peux vraiment pas en avoir un autre ?
_ Je plaisantais. Bien sûr que vous pouvez en avoir un second. Ne bougez pas, je reviens. » Un laps de temps plus long s’écoule cependant, ce qui permet à Pierre de retourner sa question plusieurs fois dans sa tête. « Voilà, » lui dit le curé tout en lui tendant un plus grand verre d’eau – la cathédrale de Tours est crûment sérigraphiée dessus.
« C’est drôle, dit-il, j’habite justement à Tours.
_ Ah. J’y étais du temps de ma jeunesse, mais j’ai préféré le calme et l’intimité de la campagne. Vous êtes mariée ? » lance-t-il en faisant un signe du menton en direction de l’alliance.
« Oui. Ma femme est à l’hôpital avec notre premier enfant. Un garçon.
_ Félicitations. C’est un grand pas en avant que vous venez de faire.
_ Je ne sais pas qui de ma femme ou de moi a fait le plus grand pas, dans l’histoire.
_ Oh, il est vrai que la mère porte l’enfant en son sein pendant neuf longs mois et qu’elle le nourrit ensuite de son propre lait, mais il faut être deux pour concevoir un enfant. Ne vous inquiétez pas, votre tour de vous sentir important dans la vie de votre fils viendra – plus tôt que vous ne le pensez.
_ (Soupir) Merci. Merci beaucoup. (Inspiration) Vous ne sauriez pas ce que « Noli me tangere » signifie, par hasard ? » Le curé refait la même moue, penche la tête sur le côté dans un visible effort de concentration.
« Cela veut dire « Ne me touche pas » ou « Ne me touchez pas ». Pourquoi cela ?
_ Oh, pour rien ; encore merci, merci beaucoup. » Pierre se lève, tend le verre vide, sourit.
 

Wednesday 3 March 2010

L'insouhaitable #18

Pierre
 
           Il ne sait combien de temps il a passé ainsi à terre. Sa tête le fait souffrir atrocement, son front porte des égratignures qui, au toucher, semblent assez profondes. La pierre est plus dure que lui. Il sent un léger courant d’air filtrer au ras du sol, alors il reste couché ; d’ailleurs il n’est pas sûr de pouvoir se relever. Il n’a pas encore trouvé la force de lever les paupières, épuisé par l’effort que son bras a du fournir pour tâter la blessure. Il essaye de se remémorer sa chute mais il fait face à un vide terrible, un vide impossible à combler. Son rêve était bien étrange. En y réfléchissant, il comprend qu’il se souvient de son rêve dans les moindres détails ; il sourit ; il est satisfait ; son vœu a été exaucé. Il sent encore la pression de la voûte au-dessus de lui, mais cela n’a plus d’importance : que lui importe une simple voûte en plein cintre d'une église que nombres d’architectes, ayant tous en commun une crédulité naïve inhérente à l’âge où ils vécurent, identifiaient avec la voûte du ciel, reposant sur le même rapport entre masse et angle ?
 

Thomas
           La montée des escaliers se fait dans le chahut quotidien. Thomas vérifie une fois de plus si la bille est bien dans sa poche, s’il n’a pas rêvé. Mais ses doigts rencontrent la surface partiellement lisse et bleue. Il peut sentir le bleu, sa chaleur. Il rentre dans la salle d’Anglais et s’assoit. [...]
 
           Le cours ne lui a pas semblé si long grâce à son morceau bleu de ciel. Raquin s’est, une fois n’est pas coutume, fait exclure. Il ne changera pas, lui.
 
         Thomas ramasse ses crayons auxquels il n’a pas touché, les range dans son sac et se dirige vers le dernier – et aussi son préféré – cours de la journée, Histoire-Géo. Mais une chose inattendue survient.
« Ça ne va pas, Thomas ? » Le prof est juste devant lui. Plusieurs élèves chuchotent. « Tu n’as pas ouvert ton cahier de tout le cours. Ça ne te ressemble pas. » Qu’est-ce que le prof attend pour virer ceux qui restent ? Il ne tient pas à se faire passer un savon devant les autres. Il doit répondre s’il ne veut pas aggraver son cas.
 
          « Si, si, ça va. » Il n’a pas terminé sa phrase qu’un tonnerre de rire éclate dans la classe. Les élèves sortent sous l’index tendu du professeur, tout en riant à gorge déployée. Le professeur lui fait de nouveau face, mais Thomas n’a pas le courage de le regarder. « Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? » Contre toutes ses attentes, c’est au tour du professeur de rire gaiement, comme s’il lui avait raconté la plus drôle de ses histoires – qu’il ne connaissait pas d’ailleurs. L’enseignant paraît surpris, puis se ressaisit.
 
           « Hem. Ce n’est rien, Thomas, tu peux partir. » Sans demander son reste, et toujours tête baissée, il traverse la salle puis en passant le seuil, soulagé, tourne la tête et dit au revoir. Il entend alors un pouffement mal étouffé, mais ne se retourne pas.
 

Olivier
        Il suit docilement la pionne jusqu’au bureau du CPE. Il a eu la frousse de sa vie, mais maintenant qu’il a pu mettre un mot sur la présence derrière lui, il ne va pas se laisser faire. Il entre dans le bureau vide, ne s’assied pas, comme la pionne le lui demande. La voix de la pionne chevrote de colère :
 
« Mais qu’est-ce que tu as aujourd'hui, Olivier ?
_ J’l’ai pas fait exprès, j’le jure !
_ Je ne te demande pas de te justifier, je te demande de me dire ce qui ne va pas. Tu es blanc comme un linge, comme si tu avais vu un fantôme.
_ Y’a rien, m’dame. » En son for intérieur, il sait qu’elle vient de prononcer un mot qu’il n’aime pas du tout. Ce ne peut être elle, le souffle, parce qu’il l’a senti en repartant de chez lui, et elle n’habite pas dans son quartier. « Y’a rien du tout. »
_ Alors, dans ce cas, tu vas me dire pourquoi tu as bousculé aussi brutalement ces petits sixièmes. Tu trouvais ça drôle ?
_ Non.
_ Alors ? Pourquoi ? » Il ne lui dira pas, pourquoi, et elle le sait. Alors, elle fait tomber le couperet. « Deux heures de colles et je demande un rendez-vous avec tes parents. » Raquin ne bronche pas, ne sourcille pas. Elle s’attend à une vague de protestations, peut-être même un gros mot, mais rien ne vient. Elle a presque pitié de lui, à présent, mais il ne faut pas qu’elle démorde de sa position, cela lui apprendra, depuis le début de l’année que ça dure. « Tu peux sortir. »
 
         Olivier sort du bureau sans fermer la porte. Il faut qu’il fasse quelque chose pour montrer sa colère. Il a encaissé la sentence parce qu’il n’y croit pas encore. Toute l’année, il a plus ou moins réussi à passer au travers des mailles du filet, mais là – ce n'est pas les heures de colle, de toute façon il ne les fera pas – mais c'est le rendez-vous – le jour où son père rentre. Il a la haine. 
 

Alice
          Derrière la vitre, elle voit la couveuse. Elle veut entrer. Elle est emmenée à l’intérieur de la pièce. La chaleur la prend à la gorge. Les rideaux sont tirés, ainsi que les stores ; de minces rais de lumière filtrent de part et d’autre de la fenêtre. Elle pourrait voir le ciel qu’elle veut tant voir, mais à quoi bon ? Les larmes brouillent sa vue à mesure qu’elle s’approche du petit corps recroquevillé, à mesure que les tuyaux apparaissent, que les machines se dévoilent. Débranchée de sa perfusion, elle voudrait qu’il en soit de même pour son garçon. Pierre s’accroupit à côté d’elle.
 
« On pourrait presque croire qu’il n’a rien.
_ Je sais, Alice, je sais.
_ Pourquoi?
_ Se poser ce genre de questions n’a jamais rien apporté.
_ Je ne veux pas qu’il meure.
_ Moi non plus, Alice. Mais il souffre. Tu ne veux pas qu’il souffre, n’est-ce pas ?
_ Je veux qu’il vive, c’est tout. Je veux le prendre dans mes bras. Regarde-le, et dis-moi que tu ne veux pas le prendre dans tes bras.
_ Alice, regarde-moi. » Le ton de Pierre ne souffre aucune ambiguïté. Il pose une main calleuse sur son genou. « Je veux qu’il vive tout autant que toi. Je veux le serrer dans mes bras tout autant que toi. Je veux qu’il grandisse et soit heureux. Je veux être son père. Nous sommes ses parents. Alice, notre enfant souffre. Sans cette machine, il ne pourrait plus respirer, et ce bip-bip que je déteste autant que toi s’arrêterait, et alors tu voudrais qu’il recommence. Voudrais-tu qu’on te laisse subir le même sort ? Réponds-moi Alice.
_ Tu sais bien que non, mais je –
_ Alors tu sais ce que nous devons faire.
_ Non, » dit-elle, en se jetant au cou de son mari, « non, je ne veux pas.
_ Alice, je ne veux pas non plus. Mais plus je le regarde et moins je veux qu’il souffre, moins je veux voir ces machines nous donner de faux espoirs, lui donner de faux espoirs. Alice, ta sœur va venir ; je l’ai appelée et elle va venir.
_ Je ne veux pas la voir. » Alice pleure. « Mon Dieu, aidez-moi, dit-elle au milieu de ses sanglots, je veux mon bébé, je veux mon bébé.
_ Alice, je vais aller chercher le médecin, d’accord ? Ensuite nous déciderons. Il faut que nous fassions quelque chose, c'est à nous de faire quelque chose, parce qu’il n’y a pas de miracles. » Pierre se relève et masse un peu son genou ankylosé. Il laisse sa femme en larmes et affronte le vide du couloir blanc comme la mort. Dans un coin de sa tête, comme pour se redonner courage, Pierre pense aux paroles du vieux curé à barbe blanche.

 
André
           Le déjeuner et la sieste lui ont fait du bien. Il ne retourne pas jardiner, même si cela l’embête, mais c’est la seule chose qui a pu convaincre Jeanne de ne pas appeler le médecin. Il se repose à l’ombre de la véranda, à l’abri des rayons néfastes du ciel, mais néanmoins bien placé pour admirer son bleu si inhabituel. Jeanne est repartie en courses, bien qu’il n’ait pas réussi à la persuader de ne pas rentrer plus tôt. Ce n’est qu’un petit coup de soleil, ou un coup de ciel, rien de bien méchant, lui a-t-il dit. Mais il y a son rêve. Il ne sait pas pourquoi il lui a raconté ce satané rêve. Il a l’étrange impression que l’attente jusqu’à ce soir va être longue, et qu’il va faire d’autres rêves. Chienne de vie, se dit-il, pourquoi doit-on vivre de pareilles choses ?
 

Pierre
              Il se dit qu’il est temps de se lever, car si quelqu’un entre dans l’église et le trouve ainsi gisant sur le sol, les événements prendront une tournure qu’il ne souhaite pas. Mais, à son grand désespoir, il est dans l’incapacité de faire quelque mouvement que ce soit. C’est avec peine qu’il réussit à ouvrir les yeux. Bizarrement, il est à plat ventre, alors qu’il croyait être allongé sur le dos. Son corps semble totalement anesthésié, insensible aux appels de son environnement. Il sent pourtant un courant d’air, mais pas le froid du pavé de l’église. Il ne le sent pas parce qu’il n’y est pas, parce qu’il n’est pas dans l’église. Il est toujours dans le champ. Donc le ciel sans tache doit être au-dessus de lui et pas le plafond incurvé de l’église.
 
           Il est encore dans son rêve. Il voit son bras, étendu, légèrement replié, paume vers le sol ; il voit la poussière, les grains de sable fin, les épis de blé s’enfoncer dans le sol. Il voit la pierre contre laquelle il s’est cogné ; un de ses angles porte des traces de sang séché. Elle semble taillée, mais elle est trop enfoncée dans la terre pour être certain de quoi que ce soit. A la base de la pierre, à quelques centimètres à peine de sa main inerte, Pierre voit une fleur dont les pétales rougeoyant ondulent au gré du vent, si faible pourtant au ras du sol. Il reconnaît immédiatement la marguerite, même si elle a une couleur peu commune, voire insensée. C’est une marguerite amarante. Il cligne rapidement des paupières. Il sent le sable coller à sa joue. Il aimerait toucher la fleur mais il n’en a pas la force; il est épuisé; jamais il n'a été aussi à bout de force.
 
         Ses yeux s’accoutument à la pâle clarté à la base du champ doré, son champ de vision s’élargit, s’approfondit. Il distingue les racines aux pieds de certains épis, il voit les longues stries le long des tiges qui oscillent faiblement – le vent souffle plus en surface. La fleur est belle, très belle. Il la voit plus clairement, le rebord presque ciselé des pétales aux formes et aux proportions parfaites ; il est médusé par cette corolle de pétales duveteux liserés de rouge de la couleur du sang, telles les plumes du phœnix qu’il a vu sur la couverture d’un livre dans une vitrine. Jamais il n’a vu de fleur aussi belle, aussi resplendissante de beauté, si belle qu’il ne veut pas la cueillir de peur de l’abîmer. Il sourit et subitement son regard est attiré par l’angle de la pierre juste derrière la marguerite. Il distingue des lettres, il plisse les paupières, il focalise la fente étroite de son regard brillant sur l’inscription. Après plusieurs secondes, il peut lire : «Noli me tangere».
 

Tuesday 2 March 2010

L'insouhaitable #17


Alice
 
            Alice ne voit pas les couloirs défiler, ne voit pas les portes de l’ascenseur, ni les portes battantes des différents services, ne voit pas les gens tout de blanc vêtus s’affairer dans toutes les directions, ne voit pas les noms sur les blouses, ni les regards compatissants le long des couloirs, elle ne voit pas la main de son mari sur son épaule, ni les autres chambres ni le moindre morceau de ciel bleu, n'entend pas la conversation des malades, ni les machines ; aucune fenêtre. Elle ne voit que le silence. Elle s’arrête.


Le rêve de Pauline
 
          Elle voit son ombre sur le sol parsemé d’herbe brûlée et de feuilles aux formes bizarres. Elle se tient à l’orée d’une forêt immense. Le soleil brille au plus haut du ciel. C’est le même ciel qu’elle a quitté un certain temps auparavant. Ce n’est pas sa chambre. Mais cette pensée s’évanouit aussi soudainement qu’elle est apparue. Il fait horriblement chaud. Elle entend un faible bourdonnement dans ses oreilles, un vrombissement plutôt. Derrière elle coule un fleuve qui s’en va serpentant à sa gauche et à sa droite. Ses eaux sont brunes et ne semblent pas profondes, pourtant au fond des flots quelque chose, un serpent peut-être, se cache, prêt à bondir. Que cachent les eaux brunes du fleuve inconnu? Il y a peut-être des crocodiles, ou des caïmans. L’eau lui fait peur, alors elle s’éloigne à reculons. Cependant il n’y a pas que l’eau qui donne l’illusion d’une activité maléfique, sournoise. L’air vibre, l’air est vivant. Autour d’elle rien n’est immobile, tout bouge, rampe, glisse, ondoie, vole. La forêt face à elle est une jungle. Voilà, enfin, quelque chose de nouveau sous le soleil, se dit-elle. 
 
           Rebrousser chemin est hors de question à cause du fleuve, il n’y a plus qu’à avancer droit devant elle. C’est ce qu’elle fait. La forêt se referme promptement derrière ses pas, derrière chacun de ses pas. Pourtant, Pauline ne panique pas. La chaleur est étouffante, les arbres sont très rapprochés, et dans cette promiscuité elle découvre des odeurs, des senteurs et des couleurs dont elle n’a jamais soupçonné l’existence. Outre les multiples nuances et dégradés de vert, elle voit ça et là des fleurs d’un rouge vif, puis orange ; elle entend des singes mais ne les voit pas. La jungle regorge d’activité, mais à son passage cette activité s’arrête net : le silence se fait sur elle, car c’est elle qui n’est pas à sa place, et elle le sait pertinemment.
 
          Elle remarque que l’ombre de la forêt n’apporte aucune fraîcheur, autant être en plein soleil et ne pas être tentée par la claustrophobie. Elle s’arrête et hésite. Mais par-dessus son épaule la vision est la même. Devant, derrière, à gauche, à droite ; même en haut le spectacle effrayant est le même. Partout il n’y a que lianes, arbres, mousse ; des feuilles de la forme d’une main d’homme gigantesque, seulement brunes comme le fleuve. Elle perçoit une certaine activité, éloignée bien que tout autour d’elle : des cris, des sifflements, des bourdonnements, des tambours. Est-ce un tambour qu’elle croit entendre ou est-ce le cœur de l’air qui bat ? Ou son propre cœur ? Puis, tout d’un coup, la jungle lui rappelle quelque chose. Elle se souvient l’avoir vue quelque part, mais où ? Les jungles sont toutes les mêmes, de Bornéo à Sumatra. Ces noms d'îles inconnues lui sont venus naturellement, pourtant ils n’évoquent rien pour elle, c’est à peine si elle s’en souvient encore, un instant après les avoir prononcés.
 
          A chacun de ses pas le tapis de feuilles humides absorbe les éventuels sons qui pourraient être produits ; à chacun de ses pas la forêt se referme un peu plus ; à chacun de ses pas elle avance un peu plus loin dans le cœur de la forêt. Par endroits, la végétation n’est pas aussi dense et laisse pénétrer la lumière jusque sur la mousse aux pieds des arbres millénaires. Pauline, soucieuse de voir le dehors, se plonge dans le rayon éclatant et lève la tête. La fulgurance l’aveugle mais elle la tranquillise ; la chaleur y est singulièrement plus douce que celle dans la jungle. Elle se ressource dans ce bain de lumière, dans cette forêt qui n’a pas de nom. Elle n’a presque plus peur. Mais elle doit avancer plus avant, rapidement. Pourquoi ? Elle ne le sait plus, mais elle va s’en souvenir, bientôt.
 
           L’air bat toujours aussi régulièrement, et le silence qui se fait à mesure qu’elle avance renforce le caractère oppressant des battements. Et si c’était le cœur de la forêt qui battait ? Le fleuve serait son sang, son lit ses artères, les arbres ses muscles, la faune et la flore les parasites nécessaires à l’éradication d’éventuels microbes venus de l’extérieur. L’idée lui plaît. Cependant plus elle avance, et plus les rayons bénéfiques se font rares et plus l’obscurité se fait profonde et, après un laps de temps indéfini, car elle ne sait plus ce qu’est le temps, se fait palpable. Les battements se font plus forts, le silence plus épais. Elle ne doit plus être très loin du cœur maintenant, quoi que maintenant veuille bien signifier. De tous les bruits seul le sifflement persiste – outre les battements – et de toutes les couleurs le vert foncé et l’ocre dominent – le vert foncé pour la végétation plus dense et plus proche qui s’accroche à ses cheveux et ses vêtements, l’ocre pour le chemin dont la poussière a teinté de manière presque indélébile la peau de ses pieds nus. Elle se débat avec tout son corps contre l'empiétement des lianes et de toutes les choses dont elle ne veut pas savoir le nom. Elle se souvient à présent, elle se rappelle n’avoir qu’une seule idée en tête : savoir ce qui se cache derrière le cœur des ténèbres.
 
               Elle débouche enfin sur une clairière de taille moyenne, et avec d’amples mouvements hystériques elle se débarrasse des herbes et de toutes les végétations accrochées à elle. Son manège dure quelques minutes mais Pauline n’en a pas conscience. Pantelante, assise les jambes étendues sur le sol poussiéreux, elle sourit à son triomphe. Mais lorsqu’elle relève la tête face à elle, son sourire s’éteint. Elle se trouve en haut d’une petite colline surplombant le fleuve – c’est bien le même fleuve brun sinueux, comme si elle pensait avoir changé de pays durant sa progression dans la jungle – surplombant une grande partie de la forêt qui s’étend à perte de vue. En contrebas, sur le fleuve, fume un bateau à vapeur sur lequel une poignée d’hommes s’affairent à embarquer de longs bâtons blancs légèrement recourbés ; ils ressemblent à des troncs d’arbres dépouillés de leur écorce. Sur le bord se tient un groupe d’hommes blancs et d’hommes noirs en pleine discussion. A mi-chemin sur la pente de la colline d’autres hommes et des femmes noires regardent la même scène qu’elle. Ils ne portent que de maigres pagnes de longues feuilles. Elle peut distinguer le profil de plusieurs personnes, mais elle ne saurait dire dans quel pays elle se trouve. Pas dans un pays conquis en tout cas, se dit-elle. Personne ne l’a encore remarquée.
 
              Plus près d’elle se dresse une hutte, en bambous, lui semble-t-elle, entourées de piquets surmontés d’intrigantes boules noires. La hutte du marabout, sans aucun doute. Une petite voix à l’intérieur d’elle lui indique que c’est là qu’elle doit chercher, et trouver, le savoir. Alors, rampant silencieusement sur le sol roussi, depuis des générations confronté à l’absence de pitié du soleil, elle se dirige vers la hutte. Elle s’arrête un instant pour observer d’un meilleur angle la scène sur le bateau, sans se soucier du danger de sa situation. Elle se demande ce qu’elle ferait si une des femmes à quelques pas d’elle se retournait et la voyait, se précipiterait-elle sur cette dernière pour l’étrangler ? La question s’évanouit et elle continue, en rampant, vers la hutte. Elle passe bientôt entre deux piquets mais ne s’attarde pas sur eux, c’est ce qu’il y dans la hutte qui est important. Le vent lui apporte des bribes de la conversation animée qui se déroule en bas : les esprits sont échauffés, la situation paraît tendue. Personne ne fait attention à elle. Mais le vent persiste et Pauline tourne la tête : deux hommes montent la colline. Ils ne semblent pas avoir vu les sauvages retourner dans le sein noir de la forêt. N’écoutant que la voix de sa conscience, elle se précipite dans la hutte.
 
               Il y règne une obscurité épaisse, sauf à l’endroit où on a maladroitement découpé l’entrée. Comme si la hutte était fermée et qu’on avait taillé une ouverture à la va-vite pour laisser respirer celui qui était allongé en son sein. Elle ne peut distinguer que les contours de ce corps émacié, laissé à l’abandon. Elle voit la poitrine striée de côtes se soulever et retomber. A chaque instant elle s’attend à ne pas voir cette poitrine se soulever de nouveau. Mais elle persiste dans son va-et-vient. Elle s’approche. Une odeur pestilentielle agresse ses sens, mais elle ne recule pas. Cet homme est en train de mourir. Elle s’agenouille près de lui, mais il ne semble pas en faire grand cas : il continue de la fixer de ses yeux vides de sentiments. Ses yeux n’ont pas de couleur dans l’obscurité de la hutte, et il n’a pas de cheveux. Sa tête chauve luit de transpiration. Un faible sifflement s’échappe de sa gorge à chaque expiration. Il est allongé de tout son long, le genou droit relevé, une main sous la nuque. Aurait-il été dans cette position sur une pelouse, dans un parc, on aurait pu le croire à somnoler en plein soleil. Mais, au lieu de cela, il agonise. Elle prend sa main libre, la lui serre et lui demande pleine d’espoir :
  
« Qu’y a-t-il derrière le cœur des ténèbres ? » L’homme fixe ses yeux tremblants dans les siens, et se décide à parler, et visiblement cela lui coûte beaucoup de ses forces déclinantes :
« Derrière les ténèbres du cœur ? » Pauline grimace, le râle est insupportable. Elle secoue la tête et répète sa question. Le mourant est pris de tremblements qui déforment les traits de son visage, il balbutie quelque chose tantôt dans une langue inconnue, tantôt dans la langue qu’elle comprend. Ce qu’elle entend n’a pas de sens.
« Qui est mort ? » demande-t-elle. L’homme la regarde de ses yeux perçants, semble recouvrer ses esprits un instant et lui dit:
« Ce que les papillons cherchent à atteindre, c'est le point noir derrière la lumière, ce n’est pas la lumière qui les attirent. Nous autres hommes, sommes tellement aveuglés par cette lumière que nous prenons l’obscurité pour le soleil. Nous ne savons pas que ce que les papillons cherchent à éviter et ne le peuvent est ce que nous cherchons à découvrir et ne le pouvons. »
 
          A ces mots, il s’évanouit. La réalité revient avec force : les hommes sont proches maintenant. Elle entend les bruits feutrés de leurs pas et des fragments de leur conversation. Elle se réfugie dans le coin le plus sombre de la hutte, le cœur au bord des lèvres. Elle ne comprend pas ce que cet homme à l'agonie, aux allures de vieillard centenaire ou de momie, a voulu dire, mais elle y réfléchira plus tard. Les hommes ne viennent pas, mais elle peut entendre leur voix. Elle se blottit un peu plus dans l’obscurité. Le râle du mourant est encore à portée d’oreille. Elle a refusé de voir ce qu'il y avait au bout de ces piquets. Elle veut quitter cet enfer. Les râles se font plus insistants, plus présents. La chaleur dans la hutte est de plus en plus étouffante. Le rythme obsédant des râles lui donne le vertige ; les râles deviennent insoutenables pour qui les écoute. Les hommes sont sur le point d’entrer dans la hutte, elle en est certaine, mais pourquoi n’arrivent-ils pas? Sa tête la fait souffrir, son estomac se révolte. Puis elle n’entend plus rien, et dans une certaine mesure elle en est soulagée : plus jamais elle ne veut entendre pareils râles. Plus jamais elle ne veut tenir la main d’un mourant. Elle ne veut plus savoir, pas à ce prix. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine et se réveille.
 
           Elle n’a pas envie d’aller travailler, pas aujourd’hui, pas après ça. Lentement, elle digère le livre. Elle ne sait pas si elle aime la fin, pas encore. Elle doit y réfléchir. Elle s’est réveillée lovée au milieu de la couette étendue sur le sol – son sommeil n’a pas pu durer plus de quelques minutes. Elle ouvre les yeux et par la fenêtre ouverte – le rideau ne danse plus – contemple le ciel bleu ciel et le hait. Pourquoi la tenter, si c’est pour ne rien lui donner ? Le livre gît à ses pieds, inerte, quelques-unes de ses pages sont cornées par négligence, d’autres intentionnellement. Elle se dit que son exposé n’était pas si mal après tout. Elle se dit qu’elle doit se dépêcher et aller au collège à présent. Elle se dit, allongée sur le sol de sa chambre, les yeux fixés sur la voûte du ciel, que le bleu ciel du ciel ne mérite pas toute l’attention qu’elle lui porte. C’est, se dit-elle, tout ce qu’elle sait, pour l’instant.
  
             Elle enfile ses vêtements pour la deuxième fois aujourd’hui, range le livre dans la bibliothèque, marche rapidement jusqu’à la porte d’entrée et sort. Il fait plus doux que dans sa chambre, un léger vent balaye quelques feuilles dans la rue. Elle lève la tête, sourit, se met en marche. Elle croise des écoliers qui, comme elle, sont sur le chemin de l’école, tantôt en groupes, tantôt seuls. Elle se rappelle alors sa propre enfance, pas si malheureuse que ça, finalement. 
   
           Elle marche en évitant de regarder le ciel, consciente de la lumière bleutée autour d’elle. Peut-être que plus tard, le soleil se couchant, elle se dira qu’il manquait quelque chose à ce ciel de mai, mais elle ne s’en étonnera pas.
 

Photos de Malte

 
Les photos de Malte sont ici et !

En espérant ne pas vous faire crouler sous les photos, mais vous inviter au voyage.

Les légendes viendront ensuite...à plus!

Haïku

 
Didn't find Buddha
Under the banyan tree
so I decided to wait for him there.
 

Monday 1 March 2010

Malaisie 1

Les premières photos de Malaisie sont à voir ici!

Les autres vont suivre bientôt, promis.

The first pictures of Malaysia.

More to come!

L'insouhaitable #16

Le rêve d’André
 
           Il se revoit en jeune officier de la marine, dans la splendeur défraîchie de son uniforme. Il se tient dans une barque taillée d’un bloc dans un tronc d’arbre noueux dont il ne reconnaît pas l’essence. La barque tangue sous la houle du fleuve dont les eaux sont brunes comme la paume des mains des hommes qui pagayent. Il veut accoster mais les hommes ont peur, plus peur du bord que de lui. Alors du regard, puis à force de menaces, il les contraint à diriger l’embarcation vers l’intérieur du bras dans lequel ils se trouvent. Il en a assez des méandres qui lui donnent le tournis. Il n’aime pas le comportement de l’eau, étriquée dans le lit des fleuves et des rivières, vulgaire dans son étroitesse. L’eau a besoin des vastes proportions des mers et des océans pour se sentir dans son élément, pour être comme on la connaît, noble. Et puis que signifie cette couleur brune ? L’eau est pourrie comme le pays, comme la terre, comme l’air, comme les esprits de tous les gens qui vivent ou viennent ici.
 
            Sous son chapeau de paille son crâne déjà dégarni dégouline de sueur, ses mains sont moites et dans l’air ambiant plane une torpeur qui ne présage rien de bon. Les hommes parlent entre eux dans un dialecte qu’il n’arrive pas à interpréter, mais la peur transpire de chacun de leurs mots. La crainte se lit sur leurs yeux dont la noirceur se détache de l’obscurité de la pupille. Accroché à sa ceinture, dans une gaine en cuir tanné, André porte un pistolet chargé. Il a aussi plusieurs balles de réserves dans sa poche de pantalon. Le silence est oppressant ; il lui semble que ce pays est fait soit de silence, soit de vacarme. D’un autre côté, ici, dans la jungle, le silence est roi, et le pire des ennemis. Il connaît des hommes, arrivés avec toute leur tête, qui dans cet enfer ont fini fous à lier à cause du silence. Pour un occidental, le silence est une chose depuis longtemps oubliée. Le silence est aussi redoutable que les dents des crocodiles qui se dorent au soleil de l’autre côté de la rive, à une trentaine de mètres d’eux à peine, mais peut-être pas aussi brutal.
 
            La barque, la pirogue – il ne s’est jamais attardé à la dénomination exacte d’une si frêle embarcation – bute précautionneusement contre le sable bourbeux du fleuve. Il sent son cœur battre jusque dans ses tempes humides de sueur ; il ne se rappelle plus exactement le but d’une telle aventure, sauf qu’il doit trouver quelqu’un. Trouver quelqu’un! Ici, dans ce pays si éloigné de toute terre bénie par Dieu, trouver quelqu’un. Ici, dans ces terres infestées de forêts et de barbares assoiffés de sang et de battements de tambours. Ici où les arbres et les lianes et les bêtes semblent surgis de temps immémoriaux. Ici qui, il n’y avait que quelques semaines de cela, était encore un là-bas dit avec un ample geste du bras qui découpait l’azur dans toute sa largeur ; un là-bas qui inspirait fascination et répugnance, luxure et dégoût, qui signifiait sang et eau et fange. Mais à l’instant où André jeune pose le pied sur la terre ferme, là-bas devient ici. La présence horrible et tant attendue.
 
                Les hommes tirent la pirogue sur le rivage, prennent lances et arcs et bagages et s’attroupent apeurés autour du jeune officier avec l’arme. André, rêvant, sait qu’il ne lui reste qu'une poignée de kilomètres, que quelques milliers de pas – dérisoires dans ces immensités ! – à faire avant de rencontrer celui qu’il doit trouver – et abattre. Ces quelques pas le mènent dans la forêt, au cœur de la forêt. Il se retourne et ne voit aucune trace de la barque, ni du rivage, seulement des arbres sur fond d’arbres. Ça et là quelques failles laissent percevoir une lumière dorée, mais pas les reflets miroitants du fleuve serpentant entre les forêts et les crocodiles. Dans son exploration panoramique il croise le regard terrifié des hommes noirs qui l’accompagnent – le servent plutôt, car qui voudrait l’accompagner dans cet enfer alors que même les autochtones n’y consentent à contrecoeur qu’à la mention du mot « argent » ou « money » ?
 
            Sur leurs lèvres se dessinent des syllabes, une, peut-être deux ; par-dessous le sifflement de quelque serpent glissant dans le fouillis des branches en hauteur, il perçoit un mot : « golum » ou « golom » mais si la barrière de la langue l’empêche de comprendre la signification du mot, il ne perd rien de la situation. André rêvant sait que l’homme qu’il cherche est derrière lui, alors André jeune se retourne. Effectivement, il se tient bien là où il l’attendait. Mais il y a une différence, et elle est de taille. L’homme qu’il cherche n’est pas un homme au sens strict du terme, car même si les caractéristiques physiques comme les bras, les jambes et la tête, restent valides, la taille des membres, gigantesque, et la couleur et la nature de la peau, en pierre grise, empêchent toute ressemblance. L’être qui lui fait face est énorme, mesure trois mètres, peut-être plus, et sa corpulence est proportionnelle à sa taille. Il ne semble pas avoir de peau à proprement parler, et de cela André en est certain car il voit une poussière granuleuse tomber de chacune de ses articulations à chacun de ses mouvements. Il n’est constitué que de pierre. Soit. Le visage tourné vers lui est indescriptible, sans réaction ni sentiments. Il arbore sur le front un signe compliqué, et sous celui-ci deux yeux jaunes et immenses le scrutent. André rêvant sait que c’est bien celui qu’il doit tuer, même si l’enveloppe charnelle est différente. Alors André jeune dégaine, vise et tire dans un seul mouvement qui, lui, n’émet ni grincement ni poussière pierreuse. La balle l’atteint au front, mais le visage n’arbore aucune surprise, aucune douleur. De sa main titanesque qui aurait pu emmurer la tête entière d’un homme, il frotte l’endroit où le signe compliqué a laissé place à un éclat profond. Des grains de pierre tombent sur les feuilles et les débris qui tapissent la jungle et André se demande si la pierre repousse et si non, quelle est la durée de vie d’un tel être. Mais il sent quelque chose lui piquer le front. Du plat de la main il écrase vivement ce qu’il croit être un des nombreux et dangereux moustiques de la région, et c’est sans grand étonnement qu’il voit une tâche rouge maculer les lignes de sa main. Mais il a senti autre chose, furtivement. Alors, son cœur battant plus fort encore, recouvrant tous les bruits et les sifflements de la jungle, il tâte son front et découvre avec stupeur un repli de chair froissée et un trou béant, de la taille d’une balle. Le géant en face de lui tombe à genoux, le dépasse encore de deux bonnes têtes, puis s’écroule sur le sol, d’un seul bloc ; sa tête, ressemblant à un écueil transperçant la mer, gît à ses pieds.
 
            Les indigènes qui l’accompagnent crient, empoignent leurs arcs et criblent la pierre de flèches qu’il pense être empoisonnées. Les flèches transpercent la pierre sans difficulté, rougissant le sol brun et les feuilles autour du colosse. André rêvant n’entend plus rien, voit rouge, sait qu’il va mourir, alors qu’André jeune continue sa vie insouciant du futur, enfouissant ses remords au-delà de sa conscience. A son tour il tombe à genoux, la jungle ocre tournoyant autour de lui, confondant les arbres, les hommes noirs, le fleuve brun comme leurs paumes, les crocodiles assoiffés de battements de tambours et les crocs des barbares en un atroce maelström. A son tour il s’écroule dans un fracas étouffé par la végétation luxuriante et abominée, aux côtés de l’être qui n’a pas besoin de tombe. Mais André rêvant ne meurt pas totalement : il s’éveille, ouvre les paupières comme après des siècles passés dans l’obscurité la plus parfaite et voit sa femme.
 

thirty thousand people

The day was torn and grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall t...