Wednesday 30 September 2009

36000 étoiles


        Monsieur Olbers, un jour qu'il était à Brême dans un salon réservé à ceux qui fumaient des cigares et buvaient du brandy tout en racontant des histoires de chasse (on est en 1800 et quelques, alors on les excuse), sûrement autant pour pimenter un quotidien morose que pour réveiller tous ces flemmards en charentaises, jeta un pavé dans la mare: « Pourquoi fait-il nuit? » Ou demandé dans l'autre sens: « Pourquoi à un moment donné ne fait-il plus jour? » Les plus prompts à vouloir reprendre leur article de journal – les inconscients! - rétorquèrent: « Eh bien! C'est parce que la terre a tourné sur son axe et que le soleil n'est plus visible de notre position, pardi! » Ils se firent traiter de fifrelins, de galvaudeux, de bas de plafond. Certes, la lumière du soleil occulte celle des étoiles, étant plus proche que ses consœurs distantes de plusieurs milliers d'années-lumière. Donc lorsque le soleil est occupé à éclairer nos amis de l'autre côté de la terre, il fait nuit chez nous, certes. Et là Heinrich Olbers fulmine: « Et encore ça c'est que le début – ok, d'accord, faîtes les malins, mais vous savez combien d'étoiles? Hein? Hein? Ben y'en a un sacré paquet, des milliards de milliards même, alors si y'en a autant pourquoi quand il fait nuit eh ben on voit pas tout un ciel rempli d'étoiles? Hein? Y devrait pas y avoir de noir entre les étoiles. » Il était sacrément sur les dents, le médecin (ah oui, au fait, il était médecin). Bande de crétins!
        Face à tant d'emportement pour si peu de choses, on posa son verre de brandy et on exposa clairement la situation à ce bon vieux Olbers qui d'habitude ne faisait pas de vague: « Mon cher, rien ne sert de s'énerver! Voyons: auriez-vous oublié de prendre en compte les astres qui ne rayonnent pas? Ils occultent l'éclat de toutes les étoiles situées derrière eux par rapport à notre champ de vision. Ensuite, il y a des étoiles qui ne rayonnent pas autant que notre bon vieux soleil. De plus, les étoiles meurent. Et pour finir, regardez la distance qu'il y a entre nous et les planètes, ou même les systèmes solaires, il y a un sacré vide entre chaque sphère. » Tiens, pensèrent-ils, cloué le bec au Olbers. Bon, où ai-je mis mon verre, moi?
        Sauf qu'il était pugnace, coriace comme un de ces morceaux de plastique qu'on n'a découpé qu'aux trois-quarts – par pure fainéantise, il faut l'admettre – et qu'on veut finir de « découper » en tirant dessus comme des sourds. « Rien à faire gnnnnnnn, ça veut pas venir. Gnnnnnnnnn! C'est pas vrai de voir ça, je vais être obligé de reprendre les ciseaux! » Il était comme ça, Olbers, il avait tendance à faire serrer les dents, mais il y pouvait pas grand chose, il faisait de son mieux, croyez-moi. Il revint à la charge, bille en tête: « Ah ah, mon ami, vous vous fourvoyez le doigt dans l'œil jusqu'aux mollets! Certes les étoiles ont une durée de vie finie, certes les étoiles ne sont point distribuées uniformément, et que l'espace soit fini ou non, statique ou non, importe peu: l'univers est en expansion! Ce que vous avez omis, et c'est grâce à la longueur de mon ami Planck que j'ai pu le déduire, c'est que la lumière non seulement perd en intensité avec la distance – même si le rayonnement des étoiles est gargantuesque – mais qu'avec cette même distance et le phénomène d'expansion elle se décale vers le rouge! Ah ah, vous ne savez plus que dire, vous voilà bien attrapé! »
        Malheureusement pour lui, il les avait perdus quelque part entre « fourvoyez » et « mollets ». Ceux, peu nombreux, qui lisaient près de la bibliothèque ne purent s'empêcher d'admonester du regard celui troublait leur quiétude et l'apostrophèrent en ces termes: « Je ne sais pas qui est ce planqué qui se prend de langueur, mais que vient faire le rouge là-dedans? »
        « Pu**** mais t'es relou, tu piges rien! Le rouge foncé c'est presque du noir! 'Tain mais en plus c'est d'la lumière visible dont j'te cause, handicapé du cerveau! Et tu laisses mon pote Planck sinon j'te dévisse le crâne! Faut tout vous apprendre c'est un truc de malade: les étoiles elles se cassent. Elles en ont marre de vos sales gueules! A cause de l'expansion elles s'éloignent, bande de mous du gland. Sa mère, même les atomes dans la voûte ont pas assez de densité pour éclairer vos culs tout blancs! Zonards!, Ziva vous m'les cassez grave! Si c'est comme ça j'me tire! »
        Sur ces entrefaites, il prit congé de ses camarades, les laissant à leur perplexité. Il savait au fond de lui qu'il avait raison: « Au fond de moi, je sais que j'ai raison. Nul ne me fera changer d'avis. Je vais voir mon ami Goethe, lui saura m'écouter. Non mais!»
        Ce n'est pas comme s'il y avait une centaine d'années de décalage entre lui et monsieur Planck, ou comme si plusieurs de ses observations ne pouvaient être faites qu'avec un spectrographe à unité intégrale de champ, non. Tout de même, quel avant-gardiste ce Olbers. Il avait tout compris.

Thursday 24 September 2009

Monsieur Virgile #10 - Epilogue

« Bon ben voilà, on a fini. On va aller décharger le camion à la bonne adresse, cette fois on se trompera pas.
_ Merci.
_ Ça va aller?
_ Je vais devoir m'y faire.
_ Vous savez, je sais que ça doit pas être facile tous les jours, après tout ce temps dans le même métier. Vous avez soigné mon ptit gars, ya un bail déjà.
_ Il a lu L'Ile au trésor pour un problème d'onychophagie. Il doit le relire de temps en temps, non?
_ Vous êtes vraiment sacrément quelqu'un! Pour sûr qu'il le relit...il se ronge plus les ongles par contre. Allez, faut que j'y aille. En revoir. »
AU revoir, pensa-t-il. Le vieil homme vit le camion partir dans son nuage âcre.
Pincement au cœur. La vision trouble.
On ne lui aura pas permis de poursuivre son enseignement, d'apporter sa pierre à l'édifice. Il n'avait pas réussi à changer le monde. Il n'avait contribué qu'à le laisser un peu mieux que lorsqu'il avait foulé son sol pour la première fois. Il aurait pu faire beaucoup plus. Il avait fait de son mieux comme son père avant lui. Son fils avait essayé, en vain. Il n'avait rien pu sauver, pas même le magasin dont les charges auraient saigné à blanc les comptes du pauvre homme. Il n'y avait alors eu plus qu'une seule chose à faire. Il avait cru devoir laisser à d'autres le soin d'emballer chacun des ouvrages, incapable de pouvoir assumer ce geste, de vouloir cautionner cet abandon. Dès l'instant où il vit le premier camion et les déménageurs, il décida de le faire lui-même. Personne d'autre que lui ne devait, ne pouvait le faire sans rien abîmer, sans rien dénaturer. Cela lui prit un mois. Chaque semaine un camion venait chercher les cartons pleins pour les emmener à la bibliothèque municipale à laquelle il en avait fait don. Le premier camion avait failli finir dans une cave poussiéreuse des archives départementales. Finalement, après une bonne sueur froide, le camion déposa les précieux ouvrages à la bibliothèque. Là-bas, ils se chargeraient d'aménager la mezzanine.
Voilà deux ans que François était parti, et sa santé avait lentement décliné, tout comme son activité. La poussière s'accumulait dans les recoins. Il devait réagir mais ne savait pas comment. Au final ce fut la mère d'Hélène qui se chargea de tout. Il allait vivre avec elles. Elles prendraient soin de lui autant qu'il avait pris soin d'elles.
Il se faisait vieux, le sentait dans ces genoux qui ne pliaient plus comme avant, dans ces gestes plus aussi sûrs. Dans ces larmes qui venaient pour un oui ou pour un non. Il serait une gêne. Il ne tiendrait pas longtemps.
Il avait, bien sûr, foncièrement tort, mais pour le moment faisons comme si nous aussi, nous pensions qu'il ne tiendrait pas.
L'ennui, tromper l'ennui avec les relations humaines. Un quotidien axé sur le compromis, sur l'absence cruelle de livres, sur des nuits télévisées qui n'apportent rien. Les visites moins fréquentes de son fils. Les soirées avec la mère d'Hélène qui, au quotidien, faisait montre d'une capacité presque sans faille à générer l'horripilation. Être obligé de raconter sa vie, de travestir son histoire pour se protéger, autour de la soupe qu'il avait faite pour rompre la monotonie – ou plutôt: pour briser la suprématie des dîners micro-ondes. Le seul réconfort trouvé auprès de cette formidable fillette qui s'occupait d'elle-même au jour le jour, admirable petite personne qui n'avait même pas une décennie! Sa mère, inutile éleveuse mais industrieuse, besogneuse. Elle ratait quelque chose. Un jour, il devrait le lui dire, ou lui faire comprendre. Les jours passaient avec une lenteur inégalée. Il sortait de temps à autre, allait au parc, mais le cœur n'y était pas.
Et puis, un soir, Pierre arriva, une enveloppe à la main. Il fut bref, concis. Ni les larmes ne coulèrent ni le mot « honte » ne franchit ses lèvres. Pourtant Hélène les ressentit tout autant que lui. Ils ouvrirent l'enveloppe après l'histoire du soir, désormais devenue rituelle, point d'ancre dans une mer de marasme. Il faillit s'étouffer avec sa salive. Il avait réussi à vendre le bail. Ce petit bon à rien avait réussi à vendre le bail! Lui qui croyait avoir tout perdu! Hélène ne comprenait pas, mais s'il était heureux alors elle l'était aussi, dansant debout sur son lit. Dans l'enveloppe qui tomba du lit lors de cette danse hilare, il y avait un chèque. Avec assez de chiffres pour s'étouffer avec sa salive.
Il prit une semaine de réflexion, pour s'apercevoir qu'il n'avait pas changé d'avis depuis la première minute. Il expliqua sa décision à Hélène qui l'écouta patiemment, comme d'habitude, la tête un peu penchée sur le côté. Il partirait dans le pays des écrivains de ses rêves. Il reviendrait souvent, pour quelques semaines, s'arrangeant pour faire coïncider les dates avec ses vacances. Elle viendrait avec lui. Ils découvriraient le monde ensemble. En lui-même il se dit: « et je pourrais admirer tes yeux aux quatre coins du monde. »
La dernière carte postale en date était une vue du « Llullaillaco, Cordillère des Andes ». Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre. Hélène passerait son brevet dans quelques semaines. Il ne reviendrait pas pour la soutenir. Elle alla dans la cuisine où sa mère s'affairait autour du nouveau micro-ondes. Elle lui demanda de s'asseoir et de l'écouter. Elle lut d'une traite et les mots, pour une fois, elle ne les déformerait pas:
« Ma petite Hélène,
Contempler la vie d'un œil et voir la mort de l'autre. Après avoir tant guidé, c'est à mon tour de me laisser guider par ton regard dans les ruelles d'Antofagasta, au Chili. Je t'ai écrit un jour que je ressentais la douleur, le besoin des gens autour de moi. Ce n'est plus vrai. Celle que je vois, à présent, c'est la mienne. Ces montagnes brunes et rouges se détachant du bleu profond du ciel me rappellent à ton bon souvenir, une fois de plus. Tu me manqueras. Virgile. »

Wednesday 23 September 2009

Monsieur Virgile #9


Voilà bien deux semaines que François n'était pas venu. Il est vrai qu'il continuait sa multi-thérapie, il avait donc beaucoup à lire. Même Hélène s'inquiétait. Il avait appelé, trois fois, sans succès. Mais une de ses anciennes prescriptions était revenue entre-temps. Il devait l'avoir déposée lui-même, il ne lui connaissait ni ami ni famille. La mère d'Hélène avait décidé de prendre une journée de congé pour le retrouver. Il l'attendait, elle ou son coup de téléphone. Hélène était là. Elle venait maintenant tous les soirs après l'école. Ils faisaient ses devoirs ensemble, comme ils avaient pris l'habitude de faire tous les mercredis.
De temps à autre elle relevait la tête et regardait tour à tour la rue sous la pluie battante et le vieil homme. Celui-ci sentait son cœur s'accélérer à chaque coup d'œil. Il y avait quelque chose de terrible dans ces deux couleurs si tranchées l'une de l'autre. Au Moyen-Age elle n'aurait pas fait long feu.
« Tu t'en sors?
_ Oui, ça va. C'est que de l'orthographe après tout.
_ Je pense qu'il serait plus sage de me laisser juge. L'orthographe et toi ça doit faire cinq ou six, dans un bon jour. Fais-moi voir.
_ ...Vous croyez que François va bien?
_ Ne t'inquiètes pas. Même si le traitement est complexe et qu'il lui fait parfois plus de mal que de bien, c'est quelqu'un qui en a vu d'autres. Il est résistant au mal, sinon il ne serait pas ici avec nous.
_ Oui mais moi il m'a dit que des fois il en avait barre.
_ Je sais, à moi aussi.
_ Monsieur Virgile...j'ai peur...
_ Allez, viens, c'est pas grave. Tout ira bien. »
La clochette tinta. Ils tournèrent la tête d'un même mouvement. C'était la mère d'Hélène, les cheveux ruisselant de pluie. Lui, avec ses yeux si ternes, si gris de poussière, voyait bien que ce qui coulait sur ses joues n'étaient pas des gouttes de pluie, mais bien des larmes. Qui sait ce que voyait la fillette, avec ses yeux de chimère? Elle devait avoir percé sa pauvre mère de part en part. Celle-ci était restée vissée au sol. En un instant il se retrouva à sa place: il voyait ce regard hybride lancer ses questions en coups de boutoir, décocher son incompréhension hérissée de barbillons à la face du monde. Il s'avança, ou plutôt elle s'avança, sans mot dire.
Il ne viendrait pas. Plus. Hélène ne comprenait pas. Elle soutenait qu'il s'était empellie, qu'il allait vieux. Qu'il priait même. Que monsieur Vigile périssait tout le monde. Elle pleura. Elle chercha de son regard bicolore les réponses rassurantes dans les yeux mornes des adultes. Elle ne trouverait rien. Non, parfois, lui avait-il dit, monsieur Vigile ne parvenait pas à guérir tout le monde. Sa mère la prit dans ses bras, ne cherchant plus à cacher ses larmes dans les gouttes de pluie. Lui pleurerait peut-être, en se réveillant au beau milieu de la nuit, sous son plaid, un livre tombé aux pieds du chesterfield, mais pas maintenant. Il y avait la déception à surmonter, l'échec était là. Il n'y avait pas de miracle, plus aucune chose glorieuse à attendre. L'échec cuisant. Il avait choisi de ne plus souffrir. Il avait choisi la facilité. Il avait baissé les bras. Il aurait pu apprendre à vivre à ce stade de souffrance, avec tous ces symptômes certes encore présents, mais diminués. Néanmoins, nous ne savions pas à quel stade il était. Personne n'est égal face à la douleur. Lui-même n'aurait sûrement pas tenu deux ans avec ce corps souffrant, avec ce corps qui le trahissait, avec l'isolement, la dépression. Mais ils étaient là. Il y avait Hélène. Il devait avoir pesé le pour et le contre. Avec quelle balance. Face à la douleur, ils n'étaient rien. Il avait choisi.
Baba Yaga attendrait encore sa rose bleue.
La nuit même, sous son plaid, il pleura dans son sommeil, son livre ouvert sur sa poitrine parfois secouée de sanglots. Après un temps il se calma, les rêves reprirent le dessus. Il ne se rendrait compte de rien.

Tuesday 22 September 2009

Monsieur Virgile #8


Aujourd'hui était LE grand jour. Hélène avait réussi à convaincre monsieur Virgile de l'accompagner chez l'ophtalmologiste pour faire ôter son bandage.
« Bonjour monsieur l'ophtalmologiste! » Le vieil homme écarquilla les yeux: il n'en croyait pas ses oreilles.
« Eh, petit pirate, tu sais que tu viens de mettre toutes les syllabes au bon endroit?
_ Oui mais celui-là on a déjà l'impression que les lettres sont au mauvais endroit!
_ Bonjour mademoiselle...euh, alors comment tu t'appelles?
_ Halène!
_ En fait c'est Helène. Elle a un petit problème de dysorthographie, efnin pas vraiment, enfin voilà. Bref.
_ Vous êtes son père, monsieur?
_ Non, c'est monsieur Vagire! Le monsieur qui t'occupe des livres!
_ VIRGILE, crénom! Bref! Non, je ne fais qu'accompagner cette jeune demoiselle parce que sa maman est au travail.
_ Euh bon, be d'accord. Je suis aussi au courant que vous, je remplace mon collègue qui est en congé maladie. Alors...donc...oui, voilà: il fallait corriger une légère amblyopie. On t'a dit ce que c'était?
_ Ben c'est que mes dieux voient pas les mêmes choses alors je vois double.
_ Ils ne fixent pas le même objet, ce qui fait que ton cerveau élimine l'image de ton œil malade pour éviter de voir double. Alors on a obligé ton œil amblyope – celui qui n'allait pas bien – on l'a obligé à se corriger en cachant l'autre.
_ Ben oui, je sais ça!
_ C'était aussi pour que le monsieur sache aussi de quoi –
_ Je sais très bien ce qu'est l'amblyopie, merci.
_ Ah? Vous êtes médecin
_ Non. Je suis biblothérapeute.
_ Mmmh....c'est bien...ça...c'est...donc...euh –
_ On peut peut-être lui enlever son bandage?
_ Euh...non. Voilà, commençons par le commencement. Nous allons d'abord vérifier les éléments que mon collègue orthoptiste a noté. » Le vieil homme s'enfonça un peu plus dans son fauteuil pendant que le spécialiste mesurait, observait, notait, posait des questions. Il ne se sentait pas différent de cet homme. Même protocole, même envie de soigner. La fillette lui tournait le dos. Il avait donc tout loisir d'admirer cette touffe de cheveux blonds comme les blés indisciplinés, voire même hirsutes. Sa mère était brune aux yeux bruns. Elle, blonde aux yeux bleus. Elle devait tenir de son père, qui était parti depuis un moment, d'après ce qu'il avait compris. L'homme en blouse blanche était en train de lui ôter ce bandage hideux. Enfin on arrêterait de se moquer d'elle à l'école, mais d'un autre côté elle cesserait d'être son petit pirate.
« Oh! » Le médecin tenait le visage d'Hélène entre ses deux mains.
« Qu'est-ce qu'il y a? Monsieur?
« Eh bien mon collègue avait observé une hétérochromie, mais je dois dire que je ne m'attendais pas à cela. »
La fillette se retourna sur sa chaise, posa son menton sur ses coudes repliés sur le dossier, et fixa le vieil homme qui resta interdit. Elle avait toujours eu un superbe œil bleu. Le problème est qu'elle n'en avait qu'un, l'autre était mordoré. Le contraste était plus que saisissant: il était fascinant. Impossible de se détacher d'un regard comme celui-là.
« Si je m'attendais à celle-là. Tu ne m'as jamais dit que tu avais les yeux vairons?
_ Les yeux quoi?
_ Laisse. Si vous avez fini docteur, nous allons rentrer. »

Monday 21 September 2009

Monsieur Virgile #7


« Bonjour, Virgile. Comment allez-vous?
_ Bien, et vous – avez bien lu?
_ J'ai dû relire Le Petit prince. Il me fait un bien fou, ce bouquin. C'est drôle comment on recherche des trucs compliqués dans des bouquins épais comme des parpaings alors qu'on trouve trois grammes de vérité dans l'équivalent de dix feuilles de papier hygiénique.
_ Drôle, oui. J'ai bien pensé à vous cette nuit. Et j'ai pensé à quelque chose de nouveau, une sorte de multi-thérapie. Je vous ai concocté une petite série de quatre ouvrages à lire en alternance. Par chapitres.
_ Intéressant. Tenez, je vous rends les « anciens ». De bien belles éditions.
_ Merci, je vais les ranger tout de suite, si ça ne vous dérange pas.
_ Faites comme chez vous. Vous avez vu Hélène récemment?
_ Hier. Nous étions mercredi.
_ Ah. Les devoirs. Je suppose que sa mère a dû accepter ce deuxième emploi. Elle n'aurait pas dû. Hélène a toujours son bandage?
_ Toujours notre petit pirate. Voilà. Je vous ai préparé les quatre ouvrages dont je vous ai parlé. La liste des chapitres, dans l'ordre. Veillez à bien le respecter. Rien ne vaut un bon vieux remède de cheval!
_ Vous savez, Virgile, je vous dois beaucoup. Hier, je suis allé au zoo. Je n'avais pas fait ça depuis des lustres. Je ne sais pas combien de temps cela va durer, mais je me sens mieux. La douleur est plus diffuse, je dors un peu mieux. C'est pas encore l'Amérique, mais je vis. Je suis retourné voir les médecins qui me donnaient pour mort. Je suis un mort-vivant et ils ne comprennent pas. Une anomalie. Ah! Je leur ai dit que j'étais déjà une anomalie, vu que j'avais chopé un syndrome « féminin ». J'ai toujours su que quelque chose ne tournait pas rond. Mais là, je ressens un truc, je crois que c'est ça, l'espoir.
_ Eh bien vous aurez L'Espoir à lire, justement. En conjonction avec Le Seigneur des anneaux, L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche et La Pierre et le sabre. Attention au Quichotte, la couverture a vu quelques guerres. Je me répète: alternez bien les chapitres. Je pronostique une légère hépatalgie et un retour des myalgies, mais il vous faudra dépasser ce stade.
_ Comme pour Lord Jim? Aïe, j'aime pas du tout quand ça fait ça. La fin m'a fait un mal de chien.
_ Il faut soigner le mal par le mal. Vous allez y arriver, je n'en doute pas. »


Pierre était passé, comme promis. Il avait vu le jeune homme et après son départ, s'était rangé à l'opinion de son père: il y avait quelque chose chez ce François. Une volonté de vivre qui affleurait.
Alors le vieil homme pensa à une chose à laquelle il n'avait jamais pensé, pas même secrètement, au noir de la nuit lorsque les rêves sont fous et cavalent comme mille chevaux.

Sunday 20 September 2009

Monsieur Virgile #6


Le soir, son fils était venu le retrouver, comme il le faisait une fois par semaine depuis le décès de sa mère. Ils dînèrent ensemble. Discutèrent de tout, de rien, de la pluie et du beau temps. Du travail de Pierre que son père ne trouvait pas bien excitant. Puis Pierre avait expliqué, simplement, de son côté de la table de la cuisine, celui qu'il occupait étant petit, celui où il renversait toujours un peu de soupe parce qu'elle était trop chaude et lui trop affamé, qu'il ne pourrait pas reprendre le flambeau. Les banques ne voulaient pas prêter pour une affaire qui ne rapportait pas. Il avait tout d'abord tenté de plaider sa cause, mais son fils avait déjà plaidé la sienne auprès de son banquier. Il n'était ni enregistré ni même reconnu par de l'ordre des médecins. Pas même reconnu d'utilité publique. Une pétition ne servirait à rien, aucune banque ne voudrait tenter l'aventure. Il faisait du bien aux gens, tout le monde savait ça, mais nous vivions dans un monde de plus en plus pragmatique. Il devait bien s'en douter, les clients se faisaient plus rares. Il expliqua alors à son fils ce qu'il savait déjà pour l'avoir entendu un certain nombre de fois: cette boutique représentait plus qu'une simple accumulation d'ouvrages. Il fallait un savoir-faire, une connaissance certain de l'homme pour qu'elle vive, qu'elle soit utile. Ce n'était pas simplement passer le flambeau d'une génération à l'autre, c'était une amélioration, une précision, un perfectionnement assidu, constant, nécessaire. Pierre savait tout ça, il en était conscient, mais le connaissant comme s'il l'avait fait il ne devait pas avoir beaucoup insisté. Alors lui insista. Il avait des clients dont le traitement ne pouvait être stoppé ainsi. Il était usé, amoindri, il se sentait vieillir de jour en jour. Il sentait son impetus ralentir, il n'avait plus la même envie, il se sentait las. Il sentait bien qu'il allait se passer quelque chose, quelque chose d'important. Oui, ce jeune homme, François. Il faudrait qu'il le voit. Il lui fallait un avis extérieur. Pierre avait promis de venir voir ce François dès le lendemain, de retourner voir son banquier, de faire tout ce qui était en son pouvoir.
Il se sentait comme le fantôme d'Ashurbanipal voyant sa bibliothèque partir en fumée. A quoi bon avoir passé tout ce temps si c'était pour finir ainsi.

Saturday 19 September 2009

Monsieur Virgile #5


« Maman dit qu'il s'est embolie. »
Ce n'était pas qu'elle était bête ou ne savait pas parler, elle mettait simplement les sons au mauvais endroits. Monsieur Virgile fit la moue.
« Pas embolie, Hélène. Il s'est emBEllie. De plus ta maman n'a pas tout à fait raison. Il va mieux, donc il a meilleur mine. On ne peut pas dire que François soit plus beau, on ne peut pas dire non plus qu'il soit folichon, d'ailleurs.
_ Mouais. Je suis pas sûre, je pense que maman a bien voulu dire qu'il s'était embelli.
_ Hm. Je ne vois pas ce qu'elle lui trouve...bref.
_ Vous êtes quand même vraiment trop fort, monsieur Vrigile. Vous arrivez à guérir tout le monde. Maman dit que vous êtes un vrai portier!
_ Sorcier? Ah, ça non, je n'ai vraiment pas l'âme d'un portier – d'un sorcier! Ah! Que diable, tu me contamines. »
La clochette tinta. La mère d'Hélène était sur le pas de la porte.
_ Tu es encore fourrée ici? Je t'ai cherchée partout! Je me suis un peu inquiétée quand même. Tu sais que tu embêtes peut-être monsieur Virgile?
_ Maman! Monsieur Virgèle dit que je l'ai étaminé!
_ CONtaminé. Hélène, je t'ai dit que quand tu venais me voir, tu devais laisser un message à ta mam –
_ J'ai oublié! » Elle était déjà partie dans le coin que le vieil homme lui avait aménagée pour y lire.
« Je me doutais bien qu'elle devait être là, monsieur Virgile. Comment va monsieur François?
_ Il se remet sur pied, même si c'est laborieux. De plus, ses prescriptions ne traitent pas le mal, mais stabilisent un état qui ne peut qu'empirer.
_ Ah bon? Moi je pense que vous vous sous-estimez. Je pense qu'il va guérir. Bon, il faut que je retourne au boulot. Je repasserai la chercher en fin d'après-midi. Demain ya école.
_ Les devoirs sont faits, ne vous inquiétez plus.
_ Ah, oui, merci. » Tintement de clochette. Elle était inconsciente. Pas seulement elle, les autres aussi. Ils ne voyaient que l'extérieur. Ils ne voyaient pas les dégâts à l'intérieur, la gravité de la situation. Le champ de ruines. Mais les livres allégeaient un peu la douleur.
L'après-midi, comme à son habitude, s'étira, traîna en longueur. Pas beaucoup de monde. Très calme. François appela pour dire qu'il passerait le lendemain matin. La mère d'Hélène tardait à venir. Il n'avait plus beaucoup de livres à restaurer. Plus beaucoup de poussières à faire. Plus beaucoup de livres à classer. Il en avait encore à lire – ce n'est pas comme s'ils allaient arrêter de s'écrire. Mais...il y avait, oui, une sorte de lassitude. Sourde.
Hélène était à côté de lui. Elle lisait attentivement. Sa huitième prescription et toujours aucune amélioration. Pas même une syllabe revenue au bon endroit. Ça ne devait pas être drôle tous les jours à l'école. Elle devrait encore porter son bandage sur l'œil pendant deux semaines encore. Elle vous fixait de son œil bleu comme la banquise et elle ne vous lâchait pas. Un théorème de mathématiques devenait du coup un sacré problème.
Ils n'avaient pas eu de fille, seulement un fils, et il lui semblait que sa femme aurait aimé Hélène.
Clochette. Un couple qui se tenait la main, même pour ouvrir la porte. Ils s'avancèrent jusqu'au comptoir. La jeune fille lui donna un coup de coude, discret mais décidé.
« Oui, euh, bonjour monsieur. Voilà, euh, en fait... » Il donnait de brefs coups de tête vers la fillette qui lisait sur son tabouret de bar, à côté.
« Oui, monsieur?
_ C'est-à-dire que vous voyez, c'est assez délicat comme ça...hum...si vous pouviez... » Coups de tête, encore. Gros yeux. Sourires gênés.
« Hélène, tu ne veux pas aller nous chercher un petit goûter à la boulangerie?
_ Ben il est pas un peu tard? Je sais pas si mam –
_ J'ai une petite faim, ma grande. Un...pain au chocolat. Tu diras à madame Granger de mettre ça sur mon ardoise. Tu peux choisir ce que tu veux, si seulement tu ne dis rien à ta mère.
_ Coooooooooooooooooooooooooooool! » Il l'entendit encore crier à pleins poumons jusque dans la rue, et sûrement jusque dans la boulangerie.
« Merci, monsieur. Je ne savais pas comment amener le sujet...
_ En parlant de cela, qu'est-ce qui vous amène?
_ C'est, comment dire...
_ Vous n'avez eu qu'un bref exemple de la célérité de cette jeune fille. Elle sera –
_ Nous avons un petit problème au lit. » Les deux hommes tournèrent la tête en même temps. Il est vrai qu'elle n'avait dit mot depuis qu'ils étaient entrés. « On ne va pas y passer la journée.
_ Bien, bien. Il faut prendre les choses en main, pour ainsi dire. Est-ce...monsieur ou madame qui éprouve des difficultés?
_ En vérité, ni l'un ni l'autre. C'est juste que, c'est comme si on avait perdu le petit truc. On...en bref, on s'ennuie tous les deux.
_ Ah...bon, ce n'est pas si simple, ça. On peut essayer un certain nombre de choses...bon, nous n'avons pas deux heures. Je vous prescris Justine ou les malheurs de la vertu en édition illustrée, on ne trouve pas ça partout. S'il ne fonctionne pas, nous concentrerons nos efforts sur d'autres aspects, peut-être moins...bref, vous comprend –
_ J'ai pris une seringue au chocolat!
_ Une MEringue! En plus c'est pas une meringue, mais une religieuse!
_ Ah? Pas grave! » Le couple regarda un instant la jeune fille engouffrer de large bouchées de pâte et de crème. Il fallait reprendre le dessus. Il posa un peu vivement le livre, le couple sursauta. Il expliqua, une énième fois, le système de prêt. Le bruissement du sac en papier marron. La main tendue, anxieuse. Le bruit de l'argent posé sur le comptoir, le raclement des pièces, le froissement des billets. La lumière qui diminuait. La gêne du couple. Son sourire gêné.
L'insouciance d'Hélène, son visage maculé de crème pâtissière. Son œil bleu, malicieux, plein de vie. Elle avait oublié de lui prendre son pain au chocolat.

Habits

I am a man of habits I got to this conclusion because I flash-realised that I am hoping that someone, someday will see the patterns the rou...