Wednesday, 26 May 2010
Haïku sous la pluie
Odeur puissante et atavique
de la pluie tombant
sur ce sol brûlant, presque estival.
Tuesday, 25 May 2010
Histoire dont vous êtes les héros #6
Vous ne savez que faire, vous n'avez jamais été braqué avant. Vous vous jetteriez bien sur eux, mais quelque chose vous en empêche. Alors plus qu'une solution: crier, et fuir. Pour une raison inconnue – d'un autre côté vous ne pouvez pas tout savoir, n'est-ce pas ? – vous faîtes l'inverse de ce que vous aviez décidé de faire. Vous fuyez donc, vers la chambre et vous criez ensuite. Vous trouvez ceci fort dommageable alors que votre cri aurait pu alerter les voisins, car ce qui sort de votre bouche presque aussitôt muselée par une poigne forte par-derrière ne ressemble pas beaucoup à un cri. Un gargouillis peut-être, tout au plus.
Alors, en une fraction de seconde, vous voyez le futur défiler devant vos yeux embués de larmes – le malfrat vous fait un mal de chien : vous vous voyez menotté au radiateur, avec un ruban adhésif noir sur la bouche, à devoir regarder ces trois renégats violer la pauvre Elena puis lui trancher la gorge avant de vous faire subir le même sort. Ou alors ils ne vous violeront pas mais vous éviscèreront en prenant leur temps, vous injectant toute une gamme de produits pour vous maintenir éveillé, conscient dans votre agonie, et la douleur vous arrachant des spasmes, des sanglots que personne n'entendra dans le noir de la nuit mais que tous vos voisins imagineront avoir entendu lorsqu'ils entendront, de la bouche de Mister Goussard, gardien de l'immeuble et rapporteur à quatre chandelles, qui jurera tous les grands dieux qu'il a tout vu parce qu'il a dû ouvrir la porte aux policiers et mon dieu tout ce sang des boyaux partout ça puait la viande avariée – excusez-moi Madame Froitemont – GRRRRR – du calme Polly – et il y en avait partout ils ont dû le droguer pour qu'il ne crie pas c'est horrible de devoir endurer autant de souffrance que ça sans pouvoir crier.
Et un instant plus tard, vous vous dîtes que vous venez d'envoyer un message prévenant de votre absence demain: personne ne viendra à la rescousse ni n'aura la moindre puce à l'oreille, pas même le collègue – s'il y en a – qui vous appellera pour prendre de vos nouvelles et qui tombera à chaque fois – c'est-à-dire deux fois – sur le répondeur.
Tout ceci pour dire que si vous aviez crié puis fui, tout ceci aurait pu mieux se terminer.
Mais l'ordre de la soirée est différent. Vous êtes ligoté avec de larges bandes de scotch noir – vous appréhendez déjà l'épilation quasi-intégrale avec leur force de brutes épaisses et ricanantes – et on vous jette sans ménagement sur le lit – qui est vide – car Elena – est en train d'embrasser un des hommes, à travers sa cagoule. La lumière de la lampe de chevet ne laisse rien voir de ses émotions. Peut-être tout simplement parce qu'elle n'en a pas.
L'un des trois, celui que cette p..etite traîtresse d'Elena a embrassé, donne les ordres dans une langue que vous ne reconnaissez pas, mais une langue slave. Pourquoi pas du russe? Ou du serbo-croate. Bref. Une langue de sanguinaires. Ils ne semblent pas vous voir, font des allées et venues dans l'appartement, entreposent du matériel dans la cuisine, boivent des bières à la paille. Il y a quelque chose de ridicule à porter une cagoule – une balaclava, pour être plus précis, mais vous ne le pouvez pas – avec des trous pour les yeux et la bouche. Les yeux parlent aussi, disent des centaines de choses. Sauf que là, rien ne vous parle moins que les yeux inexpressifs des trois hommes. Elena est partie, donc il n'y a pas grand chose à regarder.
Il est six heures douze. Et à cette heure-là, ce jour-là, vous regardez votre chambre avec d'autres yeux. Et vous vous trouvez pitoyable: aucune touche féminine, mélanges de couleurs sans aucun goût ni structure, des objets ternes, sans relief: rien n'accroche l'œil. Tout est plat. À cette même minute, le leader vient s'accroupir à vos côtés. Son haleine est un savant mélange de tabac, de café, de bière et de transpiration. Vous froncez les sourcils.
« Qu'est-ce que tu sens? » vous demande-t-il. Sa voix est mesurée, mais vous en sentez la puissance tapie derrière les « r » qui roulent comme des trains de marchandises.
« J'ai droit à un joker?
_ Tu boiras plus tard. Dis-moi ce que tu sens. Sois honnête, je ne te frapperais pas.
_ Ben vous sentez plutôt mauvais. Ça sent la sueur et le mauvais café. Ça sent le tabac froid et la bière en canette. Je plains Elena d'avoir à vous embrasser. » Voilà que vous lancez des répliques à la James Bond qui se retrouve acculé, prisonnier – sauf que lui réussit toujours à s'en sortir. Votre peau ne vaut pas bien cher dans l'état actuel des choses, mais vous n'avez pu vous empêcher d'insulter ce barbare avec ses yeux de porcs et ses poils de barbe qui passent au travers du tricot. Et contre toute attente – il sourit. On dirait que ça lui plaît que vous l'insultiez. Si ce n'est que cela, vous êtes prêt à recommencer, mais il vous devance.
« Très bon, tavaritch, très bon. J'ai fumé ma dernière cigarette hier et je ne bois pas de bière. Juste du café. Pour la sueur, on ne peut pas dire que j'ai beaucoup transpiré. Elena avait raison, tu es celui qu'il nous faut.
_ J'ai bien peur –
_ Toi, tu te tais. Tu vas faire ce que je te dis de faire. Tu vas aller au travail un peu en retard, faire comme si de rien n'était. Tu vas te débrouiller pour parler à monsieur Ponty. Il t'aime bien, d'après ce qu'on sait, et tu vas lui demander de l'accompagner dans la salle des coffres pour retirer le contenu d'un certain coffre. Voilà la clef. Et tu vas y aller bourré, sans faire de vagues. Si tu fais ça, tu es un homme riche, et un homme libre. » Vous avez envie de lui rire au nez – et c'est ce que vous faîtes.
« Ahahaha, si vous saviez, mon pauvre, Ponty ne peut plus me blairer depuis que j'ai par erreur vu sa boîte mail. Je n'ai fait que voir le titre des deux premiers messages: le vieux est abonné à un site porno. » Il vous a semblé voir un froncement de sourcil, mais la voix ne tremble pas, pas plus que les lèvres ou les cils. Tout paraît sous contrôle.
« Ça, c'est pas grave. Tu as la clef, il ne peut pas te refuser l'accès. Tu inventeras un bobard s'il te demande comment tu as eu la clef. Alors, tu dis quoi? »
Sunday, 16 May 2010
Histoire dont vous êtes les héros #5
« On monte ? Je dois bien avoir une bouteille de vin qui traîne quelque part...on discutera en buvant et vous pourrez enfin me dire votre nom. »
Elle ne vous répond que par un sourire. Si seulement à ce moment-là vous aviez tourné la tête vers le côté opposé de la rue...mais vous n'en êtes pas encore là. Vous la précédez et vous montez tous les deux dans l'appartement. La montée se fait beaucoup plus calmement qu'il y a à peine vingt-quatre heures, et vous vous demandez ce qui a bien pu se passer entre hier et aujourd'hui. Mais elle est là, vous entendez ses pas sur les marches, vous sentez son parfum, vous imaginez sa démarche un rien chaloupée...et en moins de temps qu'il ne l'a fallu la dernière fois, vous vous retrouvez plaqué contre le mur et vous sentez ses mains le long de votre corps, s'attarder à l'entrejambe et votre chemise est déboutonnée et – la suite se passe de commentaires. Il suffit de dire que lorsque vous ouvrez enfin la bouteille de vin, elle est allongée sous les draps, nue, les cheveux couvrant son visage. Votre cœur bat encore la chamade.
« De quoi veux-tu parler, Julien?
_ Eh bien, je ne sais pas, commençons par ton nom.
_ Est-ce si important que cela? Pourquoi veux-tu absolument savoir ça?
_ Il me semble que ça pourrait aider dans nos relations, on apprend beaucoup de choses avec un prénom.
_ D'accord, d'accord. Je m'appelle Elena. Sans H. Tu es content?
_ Oui! Passons à la question suivante: comment as-tu connu Albertine?
_ C'est un interrogatoire?
_ Ne le prends pas mal, Elena, je veux juste savoir ce qui nous a amené à être ensemble.
_ Pourquoi ne pas se laisser aller? Pourquoi toujours vouloir tout contrôler? Viens à côté de moi, détends-toi. Trinquons. » Vous faîtes la moue, mais face à un si joli minois, vous ne résistez pas longtemps. Vous n'êtes qu'un homme, après tout. Donc vous trinquez avec Elena, sans H, et au final vous voilà à discuter de tout et de rien, de votre travail – pour une fois que quelqu'un semble réellement intéressé par ce que vous faîtes – de votre vie – idem que pour votre travail – et vous voilà à ouvrir une autre bouteille – et vous remarquez ses tâches de rousseur dans le bas de son dos – la nudité ne semble en rien la gêner – et un léger accent indéfinissable – et elle regarde son portable toutes les cinq minutes – « Tu attends un coup de téléphone?
_ Non, c'est juste qu'il ne faut pas que je laisse passer l'heure.
_ Pourquoi? Tu as quelque chose à faire, quelqu'un à voir?
_ Tu es jaloux? » Et c'est précisément à cet instant que vous tombez définitivement amoureux d'Elena. Son sourire durant cette seconde vous frappe de plein fouet: jamais vous n'avez vu de femme si belle, de sourire si innocent, si envoûtant, si – vous en perdez vos mots. Et quelque chose a du transparaître dans votre regard car elle s'approche de vous et vous embrasse langoureusement et – la suite se passe de commentaires.
Vous continuez comme ceci jusque tard dans la nuit. Votre réveil indique peut-être deux heures, peut-être cinq, mais vous avez trop bu pour distinguer correctement quoi que ce soit. Elena est assoupie, enfin. Jamais vous n'avez eu à satisfaire autant d'ardeur sexuelle. Vous vous levez sans faire de bruit et vous dirigez vers les toilettes.
Au calme, la lumière éteinte, un rai de lune frappant le sol à quelques centimètres au-dessus de votre tête, par la lucarne, vous réfléchissez, le caleçon sur les chevilles. Il y a deux jours, vous ne connaissiez par Elena, et vous voilà à lui faire l'amour comme jamais. Il y a deux jours encore, votre routine était inaltérable et vous en étiez fier, de cette routine que vous aviez mis plusieurs mois à peaufiner. Il y a deux jours, vous n'aviez pas de sentiments – à présent vous sentez votre cœur battre, vos artères se gorger de sang, vos idées claires. Comment une vie peut-elle basculer en si peu de temps? Il y a quand même des choses qui vous chiffonnent, alors que vous vous essuyez: Elena a mis un certain temps à vous dire son prénom, et vous l'avez obtenu de mauvaise grâce. Ensuite, vous ne savez rien de ce qui la lie à Albertine. Elle semblait avoir besoin de vous de manière assez urgente, lorsqu'elle vous a retenu par le bras devant la banque. Maintenant, il ne semble même plus en être question. Bref, vous verrez cela au réveil, tranquillement – vous préviendrez le bureau que vous ne vous sentez pas bien et que vous prenez le reste de la semaine pour vous remettre – d'ailleurs pourquoi ne pas envoyer un mail directement? Cela fera plus crédible.
Aussitôt dit, aussitôt fait, vous tirez la châsse d'eau, vous vous lavez les mains et, assis sur une des chaises de la cuisine, de votre téléphone portable vous envoyez un mail à Nadine, la secrétaire. « Je ne me sens pas bien du tout, j'irai chez le médecin dans la matinée. Je ne pense pas être d'attaque avant la semaine prochaine. Je vous tiens au courant par mail ou par téléphone. Je vous donnerai l'arrêt de travail à mon retour. Bon courage pour le travail. Julien. » Il y a quelque chose d'excitant, que vous avez du mal à vous définir. Mais voilà: vous venez de mentir, et c'est bien la première fois, en ce qui concerne le travail. Jamais vous n'avez resquillé ainsi, « sans vergogne » conviendrait parfaitement. Vous allez pouvoir passer le reste de la semaine avec Elena, en apprendre plus sur elle, la découvrir comme un explorateur découvre un nouveau continent. Et c'est guilleret que vous décidez d'aller la réveiller lui annoncer la bonne nouvelle. Vous vous levez de votre chaise et vous mettez à imaginer ce qu'elle va bien pouvoir vous faire, cette fois.
D'ailleurs, vous entendez son téléphone portable à elle: elle vient de recevoir un message. Tiens, c'est vrai ça: elle n'arrêtait pas de regarder son téléphone. Elle a du oublier un rendez-vous. Pour vous.
Mais la joie est de courte durée: une fraction de seconde plus tard et vous entendez la porte d'entrée s'ouvrir et du bout du couloir – où vous êtes en ce moment crucial – trois figures sombres pénètrent dans votre appartement. Vous n'avez pas beaucoup de temps.
Sunday, 9 May 2010
Histoire dont vous êtes les héros #4
Vous vous rasseyez, décidé à ne pas vous lever (de toute façon vous avez du mal) et à bouder un peu. Ce ne sont pas des manières. Elle se tient devant vous, sa respiration est haletante; elle porte une saharienne et un chèche blanc cassé qui contrastent avec ses joues rouges.
« Vous m'en voulez? Je suis désolé.
_ Vous êtes en retard.
_ Vous êtes ivre.
_ Farpaitement. Mais moi j'étais à l'heure.
_ Allez, arrêtez de bouder un peu, Julien.
_ Je n'ai toujours pas l'honneur de savoir à qui je m'adresse. » Elle prend visiblement son temps pour s'installer, sourit même. « Qu'est-ce qui vous fait sourire?
_ Je ne sais pas pourquoi je m'installe. Nous n'allons pas rester bien longtemps de toute façon. »
Interloqué est encore un mot qui aurait pu vous venir en aide. Vous remarquez ses traits fins, son nez légèrement aquilin, ses lèvres minces. Elle pourrait vous plaire. En un instant son visage se grave en vous.
« Vous ne me demandez pas pourquoi?
_ ...
_ Un peu plus et vous allez baver.
_ Hein?
_ Appelez le garçon, commandez de quoi éponger tout cet alcool, puis nous monterons chez vous. » Vous n'en revenez toujours pas, vous faîtes ce qu'elle vous dit.
« François, je vais pendre une salade niçoise – prendre . » Silence gêné. Vous, ainsi que François, avez le regard braqué sur la jeune fille. Elle ne dit rien. « Ce sera tout. Et une carafe d'eau. Merci, François. »
Aucun mot n'est dit tandis que vous patientez. Elle ne fait que vous fixer de son regard amusé. Elle sourit. Aussi loin que vous vous le rappelez, François vous a toujours servi avec des manières très affectées, marquées comme elles doivent l'être dans les grands restaurants. Corbeille de pain, carafe froide, constellée de bulles d'air sur les parois intérieures. Vous le remerciez. Vos yeux se rencontrent et vous ne savez dire s'il vous implore ou veut savoir si vous avez besoin d'aide. Il prend congé, sans que vous ayez le temps de donner une réponse que vous n'avez pas encore vous-même formulé.
« Vous voilà servi. Mangez. Vous aurez besoin de toute vos forces.
_ Mais de quoi vous parlez? Je comprends rien du tout.
_ Ne faîtes pas l'innocent, Julien, vous savez très bien ce que nous ferons lorsque nous monterons chez vous. » Votre gorge se serre. « Nous ferons l'amour comme des sauvages, bien entendu. » A cet instant vous croyez à votre bonne étoile: si la fourchette que vous tenez en suspens à quelques centimètres de votre bouche était arrivée à destination, vous auriez recraché tout son contenu au visage de celle qui vous fait face. A cet instant, vous n'êtes que ridicule. Bouche ouverte, coude levé, fourchette à l'horizontale. Vos yeux ronds comme des soucoupes. Vous n'avez même pas à vous poser de questions du genre « c'est du lard ou du cochon? » ou « ya marqué 'pigeon' sur mon front? » Elle se penche vers vous, repousse la fourchette de sa main, vous embrasse langoureusement la lèvre inférieure.
Mais ceci n'est rien à côté de ce qu'elle vous fait une fois dans la cage d'escalier. Vous mettez ça sur le compte de l'alcool, mais vous vous souvenez vaguement que c'est vous qui avez bu. Vous ne pouvez fermer les yeux, vous vivez vos rêves. Si seulement vous ne sombriez pas, si seulement les contours de votre champ de vision ne s'estompaient pas, si seulement les lumières de votre appartement ne cédaient pas aux ténèbres.
Le jour où commençait votre histoire était un jour ordinaire. Aujourd'hui, à bien des égards, l'est tout autant. Il est 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tire d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb. Vous ouvrez les yeux promptement, et passez aux toilettes, buvez un grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Peut-être entendez vos pas traîner sur le parquet, peut-être. Vous prenez ensuite un solide petit-déjeuner: thé Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture plus ou moins bien tartinées, un bol de corn-flakes un peu trop sucré, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents, comme d'habitude. C'est au moment de l'habillage que rien ne se passe. Votre costume en plusieurs exemplaires vous tend les bras, mais quelque chose dans le coin de votre œil vous alerte. Dans le lit. Là, sous vos yeux ébahis. Personne. Là où il devrait y avoir quelqu'un, quelqu'une, eh bien c'est le vide. Un vide Co(s)mique, intersidérant. Comme aurait dit Audiard, vous avez le palpitant qui s'emballe. Il s'emballe tellement que vous l'avez au bord des lèvres.
Vous avez des souvenirs confus de la soirée, si ce n'est une odeur indescriptible, forte, entêtante. Vos membres se relâchent soudain, deviennent gourds, lourds, encombrants. Mais qu'avez-vous donc fait hier soir? Des folies de votre corps diraient certains. Et son visage vous revient comme un coup de tonnerre. Vous vous asseyez sur le bord du lit. Vous prenez le post-it que vous venez d'apercevoir entre vos mains fébriles.
« Merci. On se voit ce soir? Je ne serai pas en retard, promis. xxx » C'est le pompon. Toujours pas de nom.
En vous rendant au travail vous ne prenez ni journal, ni bus, ni attention à quoi ou qui ce soit. Vous hélez le premier taxi, vous engouffrez à l'intérieur. Vous tendez le premier billet de votre porte-feuille au conducteur. « Ça c'est pour vous si je suis au bureau dans un quart d'heure.
_ Cinquante euros? Ok patron, vous y serez en moins de temps que ça. » Vingt minutes plus tard vous voilà devant la banque. Vous avez quand même pu gagner du temps. Vous scannez la place du regard: aucune trace de l'inconnue. Pas de temps à perdre.
Vous direz bonjour aux autres plus tard, de toute façon vous êtes dans les premiers, avec la comptable. Ordinateur allumé, dépêchedépêche, vous vous connectez à Internet, tapez « Albertine Froissard » fébrilement sur le clavier. Bon, Facebook, Copains d'avant. Elle a bloqué son profil sur le premier site mais vous décidez de lui envoyer un message.
« Albertine, je ne sais pas si tu te souviens de moi, cela fait longtemps – tu parles, ça doit bien faire dix piges. J'espère que tu vas bien – même si je m'en fous pas mal – et que tu as pu mener tes projets à bien – même si t'es caissière à Leclerc je m'en tamponne. – Bon, LE passage délicat – Je me demandais si tu connaissais bien l'amie que tu m'as « envoyée », faute d'un autre mot. Une personne s'est présentée à moi en me disant qu'elle était une de tes amies, et elle a oublié de me donner son numéro de téléphone. Pourrais-tu m'aider – et pas dans dix ans –, merci ? – Bon par la même occasion je vais te demander en amie comme ça je te montre que je suis de bon volonté – En espérant avoir des nouvelles de toi, Julien Desmart. » Ça, c'est fait. Plus qu'à attendre une réponse.
Ce que vous ignorez encore, c'est que cette journée sera longue, à penser à la fille et à vos dossiers et vice-versa, à répondre à des coups de téléphone en espérant que ce soit elle et vous tombez sur votre collègue du bureau d'à côté qui vous demande des agrafes, à vous mettre près de la vitre le midi dans la brasserie pour pouvoir scruter la place au cas où elle vous y attendrait, à consulter vos e-mails toutes les cinq minutes et vous énerver sur « l'autre gourdasse » qui ne vous répond pas.
Vous êtes passablement énervé lorsque vous descendez du taxi (toujours dans l'optique « ne pas perdre de temps »), le soir venu. Mais elle est là, elle vous attend.
« Il faut qu'on parle », lui dîtes-vous.
Mais parler de quoi?
Monday, 3 May 2010
Histoire dont vous êtes les héros #3
Elle vous a hanté toute la journée. Vous le réalisez à présent. Juste le temps de repasser à l'appart' vous changer et vous serez fin prêt pour le rendez-vous. Tout à coup, pile de gauche, pile de droite, tout cela n'a plus grande importance. Vous avez le cœur léger, et c'est presque sautillant que vous passez dans le couloir, dîtes « au revoir » à la comptable qui ne daigne même pas lever les yeux, et sortez prendre le bus. Il semblerait que tout le monde se soit donné le mot pour sortir en même temps que vous. Le bus est bondé. Aucune place assise. Ça sent la sueur, la cigarette, le graillon. Tant de bras levés avec des auréoles dessinées au niveau des aisselles, de bouches ouvertes qui baillent et montrent des rangées de caries et exhalent leurs haleines viciées. Tant de contact, de microbes vous font froid dans le dos. Vous frissonnez d'ailleurs. Lorsque vous sortez enfin à l'air libre, la tête vous tourne.
Il ne vous faut pas plus de dix minutes pour prendre une douche et vous changer, et il vous en reste encore dix avant l'heure du rendez-vous mais voilà, la nausée ne vous a pas quitté. On peut dire que vous ne fanfaronnez plus. Ça tourne. Vous vous asseyez mais ça ne passe pas. Vous n'allez pas vomir quand même? Eh bien si! Et promptement, en plus. Dommage, c'était un bon pavé Maquignon sauce aux trois poivres. La cassolette de légumes du soleil y passe aussi, d'un coup.
Lorsque vous traversez la rue quelques minutes plus tard, en direction du restaurant, vous vous demandez si le dentifrice haleine glaciale, le bain de bouche au xylytol et le chewing-gum au goût très frais que vous mâchonnez vont faire effet. Votre estomac n'arrête pas de se révolter.
Vous poussez la porte, le garçon vous reconnaît et vous invite à le suivre à votre place habituelle, mais vous déclinez son invitation en lui disant qu'une jeune demoiselle vous attend. Vous jetez un rapide coup d'œil. Pas là.
« Alors ce sera ma place habituelle, François. Merci. Je vais attendre un peu avant de prendre mon apéritif, que la demoiselle arrive. »
Vous n'êtes vraiment pas bien. Rien que de repenser au bus, vous avez un haut-le-cœur. Il faut que vous vous changiez les idées. La carte ne vous est pas d'une grande utilité, vous la connaissez par cœur. Alors vous regardez autour de vous, mais en semaine il n'y a pas beaucoup de monde. Les habitués. Madame Froitemont, votre voisine de palier, qui ne perd pas une occasion de venir vous demander de l'aide le jeudi soir, pour sortir ses poubelles. Sa chienne Polly est roulée en boule sur la chaise à sa gauche. Un vrai roquet. Une boule de nerfs concentrée dans une boule de poils épais et rugueux. Même Madame Froitemont ne saurait dire avec précision de quelle race Polly est « issue ». Un cadeau de son fils, elle n'a pas osé demander. Mais Polly aboie après tout ce qui bouge dans un rayon de cinq à dix mètres, mord tout ce qui s'approche à moins de dix centimètres d'elle. Vous vous souvenez de votre première « rencontre » avec la chienne. Vous l'avez insultée, copieusement, après que celle-ci ait planté ses petits crocs tout pointus dans votre mollet, seule partie charnue située à sa hauteur. Vous n'aviez fait que passer près de sa maîtresse, près des boîtes aux lettres. Première rencontre avec Madame Froitemont qui en fut outrée, et qui mit quelques mois avant de vous adresser la parole, malgré le bouquet de fleurs que vous avez du déposer à sa porte, et malgré vos multiples tentatives pour lui venir en aide. Polly semble calme, mais rien ici ni personne ne s'en approche, pas même le nouveau garçon de salle – quelqu'un a du le mettre au parfum.
Il y a un jeune couple qui se tient la main dans un coin, à l'écart. Ils doivent habiter le quartier, mais pas l'immeuble. Il y a Monsieur Goussard, le gardien de votre immeuble. Et ce doit être sa fille assise en face de lui. Vous la voyez de dos. En parlant de fille, la « vôtre » n'a pas montré le bout de son nez.
Vous voyez le garçon s'impatienter, regarder sa montre. Vous jetez un coup d'œil à la vôtre. Une demi-heure de retard. Vous décidez de prendre un petit Martini. Un geste et le voilà qui arrive. Vous aimez la sensation d'appartenir à un endroit, à une catégorie. Vous aimez le fait de ne même plus avoir à utiliser de mots pour vous exprimer, pour vous faire comprendre. L'alcool vous fait du bien, même si les premières gorgées ne plaisent pas forcément à votre système digestif. Le troisième Martini – une heure de retard – le met définitivement KO. François a ramené une quatrième coupelle de cacahuètes. Vous ne trouvez plus le temps long. Vous pensez à beaucoup de choses. Vous voyez beaucoup de choses. Tous les détails, les attitudes, les postures, les inflexions des voix, les gestes, les manies, les tics, le tressaillement des paupières. Et vous savez que rien ne vous échappe. Vous avez parfois cette faculté-là, l'alcool aidant, d'englober d'un seul coup d'œil toutes les impressions d'une pièce, avec une acuité d'aigle. Sauf qu'arrive un certain moment, comme maintenant, où vous avez du mal à vous débarrasser des échos, de votre vision trouble, d'une irrépressible envie de rire et d'embrasser les gens. Cinq Martinis, c'était vraiment de trop.
Il est vingt-et-une heure quinze – non, vingt – non quinze – allez, entre les deux – et il n'y a toujours pas la queue d'un chat à l'horizon de ce restaurant de ce chien poilu qui s'en va avec sa maîtresse en laisse. Le vioc braille des trucs mais vous captez entre pas grand chose et que dalle. Sa nièce ou sa fille ou sa sœur a pas l'air mal. Vous aimez bien les brunes, surtout de dos. Elle tient sa tête bien droite. Les trois ou quatre François vous regardent, l'air de se dire que vous regardez pas droit alors que vous sentez bien la rose. L'important, c'est la rose, dixit De Gaulle. En fait vous sentez la gerbe, c'est ça le truc qui coince, elle est pas venue parce qu'elle peut vous renifler à travers la glace. Vous vous levez, en vous efforçant de ne pas tituber. Et ce que vous attendiez depuis une demi-heure, et redoutiez depuis quinze minutes, arrive. La jeune femme passe devant la devanture du restaurant sans vous voir; elle a le visage empourpré d'avoir trop couru, d'être en retard.
Que faîtes-vous?
Sunday, 2 May 2010
Ile d'Oléron
Je ne savais pas quoi faire le premier mai, m'étant entendu dire qu'il ne fallait surtout pas travailler.
Alors je suis allé là-bas, voir l'océan, parce que je voulais le voir, lui parler un peu. On parle pas assez à l'océan. On croit peut-être qu'il n'en a rien à faire de nous, de ce qu'on a à dire. Alors qu'il est content de nous voir, et nous aussi on est content. Ça fait du bien de lui parler, en tout cas, de le voir. Et puis Oléron, je connaissais plus. Allé étant petit, et j'ai beau avoir une bonne mémoire, je devais être sacrément petit, pour ne pas m'en souvenir. C'est con, ça se joue à pas grand chose, des fois. J'ai pris quelques photos des endroits, juste pour vos yeux. Les odeurs, les senteurs, les goûts, les textures, tout ça, c'est pour moi...ou pour vous aussi, si vous avez une bonne mémoire.
Pour les photos, c'est ici.
A plus les amis.
Rodolphe
Alors je suis allé là-bas, voir l'océan, parce que je voulais le voir, lui parler un peu. On parle pas assez à l'océan. On croit peut-être qu'il n'en a rien à faire de nous, de ce qu'on a à dire. Alors qu'il est content de nous voir, et nous aussi on est content. Ça fait du bien de lui parler, en tout cas, de le voir. Et puis Oléron, je connaissais plus. Allé étant petit, et j'ai beau avoir une bonne mémoire, je devais être sacrément petit, pour ne pas m'en souvenir. C'est con, ça se joue à pas grand chose, des fois. J'ai pris quelques photos des endroits, juste pour vos yeux. Les odeurs, les senteurs, les goûts, les textures, tout ça, c'est pour moi...ou pour vous aussi, si vous avez une bonne mémoire.
Pour les photos, c'est ici.
A plus les amis.
Rodolphe
Thursday, 29 April 2010
Histoire dont vous êtes les héros #2
Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous froncez les sourcils : « Excusez-moi, vous êtes... ?
_ Je suis une amie d'Albertine. Elle m'a dit que vous pourriez m'aider. »
Ah, Albertine. Voilà un peu de concret. Quelque chose à quoi se raccrocher.
« Cela fait un moment que je ne l'ai pas vue, Albertine. Je suis même étonné qu'elle se souvienne de moi. Que puis-je faire pour vous?
_ On ne pourrait pas discuter dans un endroit plus tranquille? »
Il regarde autour de lui. C'est vrai que la rue est passante. La jeune demoiselle, qui est pourtant juste à ses côtés, se trouve en fait près d'une des portes et se fait bousculer par des clients à lui, des collègues qui ne le remarquent même pas.
« Euh, oui, je veux bien, mais là il faut que j'aille travailler. On ne peut pas se voir ce soir?
_ C'est que c'est assez urgent, j'aurai espéré vous parler plus tôt. Vous êtes libre ce midi?
_ Ce midi, je déjeune. Et j'ai une journée qui s'annonce chargée. Je peux vous laisser mes coordonnées de bureau et nous fixerons un rendez-vous dans la soirée. » Il lui tend sa carte de visite. Elle la prend machinalement. La regarde, visiblement déçue. « Je dois y aller à présent, bonne journée, Mademoiselle...?
_ Je vous rappelle dans la journée. A ce soir, Julien. »
Comment vous est-il possible de reprendre le cours normal des événements après cela? Cette demoiselle, dont vous ignoriez jusqu'à l'existence il y a encore une heure, dont vous ignorez encore le nom, qui ne vous en a pas dit plus que cela sur ses motivations, qui se dit être l'amie d'une fille que vous n'avez pas vue depuis des lustres – d'ailleurs vous n'êtes pas certain d'avoir un numéro de portable, encore moins une adresse pour vérifier ses dires – cette demoiselle qui vous intrigue, qui a rougi, vous n'arrivez pas à vous défaire de son visage. De sa voix. Mais vous êtes bien Julien Desmart et bon gré mal gré, sans même trop de regret ou d'arrière-pensées, vous vous laissez entraîner par la routine de votre travail. Lorsque dix heures sonnent, l'inconnue est retournée dans son rang. Totalement oubliée. Pas même une pensée furtive. Mais tout cela est normal, car vous avez des responsabilités, des choses et des gens et des biens mobiliers et immobiliers à gérer, des SICAVS, des stock options, des portefeuilles, des obligations, des parts de marchés. Votre vie professionnelle est bien remplie, mais vous ne vous laissez jamais déborder. Vous prévoyez souvent à l'avance, vous arrivez à anticiper.
Pendant votre pause de déjeuner, assis seul à la brasserie au coin de la rue, dans l'ambiance de verres entrechoqués, de garçons de café au blanc tablier, de rires, de conversations sérieuses et légères, de meubles au bois sombre, vous ne pensez pas à grand' chose. Vos pensées vont à vos dossiers et vos affaires en cours, même si dans la détente générale, dans le rassasiement quotidien quelque chose semble vouloir refaire surface. Vous tenez bon sans même vous en rendre compte.
Ce n'est qu'en rentrant au bureau pour entamer une après-midi somme toute banale que la secrétaire vous laisse un post-it orange fluorescent, sur lequel est écrit à la va-vite « Pas compris le nom/ Voix de femme / RV ce soir 19h45/ Restaurant à côté de chez vous. »
Si vous connaissiez le mot « sibyllin », vous en feriez bon usage. Il vous faut bien trente secondes avant de faire le lien entre le message et la demoiselle qui vous a accosté ce matin. Tout cela vous laisse perplexe. Vous chercheriez bien sur Internet la trace d'Albertine, histoire de voir si vous pourriez remonter jusqu'à la belle inconnue, mais vous n'avez pas le temps. Trop de travail.
Et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, il est déjà dix-huit heures trente. La plupart de vos collègues ont déserté l'office, rentrés dans leurs pénates. Il ne reste que vous et la comptable. Vous contemplez votre bureau, et vous ne pouvez vous empêcher de vous admirer, un peu. Vous avez abattu une sacré masse de travail aujourd'hui. La pile de gauche, où étaient entassés les dossiers en attente, sont passés à droite et forment une pile bien haute, rectiligne, digne des plus châteaux. Il ne reste que deux dossiers à votre gauche. Sous la pile, un petit triangle orange nargue le coin de votre œil. Il est déjà trop tard alors que vous tirez dessus. Vous aviez laissé de côté le post-it, mais vous ne pouvez plus l'ignorer. Vous regardez votre montre. Qu'allez-vous faire?
Saturday, 24 April 2010
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Friday, 23 April 2010
Histoire dont vous êtes les héros (en quelque sorte) #1
Vous êtes Julien, jeune homme d'à peine trente printemps, et même si vos parents ont décidé de vous prénommer ainsi, non point en l'honneur de Jules César, ni pour faire partie de la tribu des Jules (dont vous faîtes malgré tout, et surtout malgré vous, partie) mais parce que ça sonnait bien, et même si environ cent mille familles ont fait le même choix ces trente dernières années, eh bien, ça sonne bien, c'est familier. On connaît tous un Julien. C'est rassurant. Le fait que vous ne l'êtes pas et que malgré votre âge votre pouvoir décisionnel frise le zéro absolu (-273,15°C) n'arrange pas l'opinion que les autres ont de vous. Opinion qu'ils prennent grand soin de ne pas vous donner.
Vous souffrez le monde comme d'autres souffrent de devoir regarder « Questions pour un champion » avec leur grand-mère pour égayer ses soirées, un mal pour un bien. Alors vous le laissez couler, le monde, parce que vous n'aimez pas les perturbations ; pourtant elles arrivent et vous vous dîtes fréquemment : « Les emmerdes se déplacent en troupeaux. » Et vous avez diablement raison. De la même manière, il vous est souvent arrivé de vous demander : « Pourquoi ça m'arrive à moi ? Six milliards et demi de pékins sur terre, et ça me tombe dessus. » À présent, cela vous arrive plus rarement. L'habitude. En bref, vous êtes un peu monsieur tout-le-monde.
Parfois, il vous arrive de penser des choses complètement folles, voire d'en faire. La dernière en date : vous êtes allé jusqu'à rêver d'aller en Patagonie ! Puis vous vous êtes souvenu de votre voyage scolaire en Angleterre : pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte ? L'herbe est la même, les gens sont les mêmes. Il pleut plus souvent. Vous rêvez souvent de voyage, d'évasion et vos rêveries éveillées, alimentées par les quelques reportages que vous regardez de temps à autre sur "Arte" vous emmènent loin, très loin de votre quotidien. Quotidien que vous ne boudez pas pour autant.
Vous travaillez dans un établissement bancaire; pas au guichet, non, parce que les gens pour vous, c'est à dose homéopathique, ou alors bien infusés, c'est-à-dire vos amis. Vous préférez le calme des bureaux, surtout le vôtre, avec vue sur la rue, bien exposé, au premier étage. Vous êtes apprécié de vos collègues pour votre discrétion, votre politesse, de votre patron pour votre engagement, votre zèle. Vous êtes également apprécié de vos amis pour votre loyauté et votre galanterie. Votre petite amie, quant à elle, vous apprécie pour votre – eh ! mais vous n'avez pas de petite amie ! Une ombre au tableau, la seule. La dernière n'est pas restée, prétextant être trop en sécurité avec vous, et pas assez en danger. Fadaises ! Toujours est-il que vous êtes revenu sur le marché des âmes esseulées, bien décidé à attendre de pied ferme que la demoiselle se manifeste.
Le jour où commence votre histoire est un jour ordinaire. Vous vous êtes levé à 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tirant d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb. Vous avez ouvert les yeux promptement, êtes passé aux toilettes, avez bu un grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Vous avez ensuite pris un solide petit-déjeuner : thé Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture, un bol de corn-flakes juste saupoudrés de sucre, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents, habillage (vous portez toujours le même costume, pour des raisons de commodité – disons que vous avez plusieurs fois le même, un peu comme Albert Einstein, mais la comparaison s'arrête là).
Et vous voilà en route pour le bureau, à pied jusqu'à l'abri-bus. En chemin, vous vous arrêtez au kiosque à journaux (celui avec la vieille dame, car elle est bien plus aimable que l'autre rustre, pourtant plus près) prendre Les Échos (quotidien d'information économique et financière s'il en est) que vous lirez durant tout le trajet en bus, soit une trentaine de minutes.
Bien entendu, vous ne remarquez pas la personne qui semble vous suivre depuis que vous avez quitté votre appartement, cela va de soi. C'est une journée ordinaire. Vous ne levez la tête qu'à deux ou trois reprises pour vérifier l'état d'avancement du trafic (qui est normal, faut-il le rappeler, car ceci est une journée ordinaire), puis presque machinalement vous vous levez et descendez en prenant garde de ne marcher sur les pieds de personne. Vous faîtes attention en traversant la rue, attendant que le petit bonhomme rouge passe au vert MAIS regardant quand même à gauche puis à droite à l'affût d'un éventuel chauffard – vous n'êtes jamais trop prudent.
La banque pour laquelle vous avez donné presque dix ans de votre vie sous forme de bons et loyaux services a pignon sur rue. C'est un bâtiment haussmanien à la croisée de grands faubourgs parisiens. Avec de grandes portes tournantes à l'entrée. Vous n'avez d'ailleurs pas le temps de poser la main dessus que vous sentez que l'on vous retient par le bras. Vous mettez environ deux secondes avant de comprendre que vous devez faire volte-face et vous vous retrouvez nez à nez avec une jeune femme.
« Vous êtes bien Julien Desmart ? » vous lance-t-elle.
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