Thursday 29 April 2010

Histoire dont vous êtes les héros #2


Vous la dévisagez quelques instants avant de vous apercevoir qu'elle rougit un peu. Vous froncez les sourcils : « Excusez-moi, vous êtes... ?
_ Je suis une amie d'Albertine. Elle m'a dit que vous pourriez m'aider. »
Ah, Albertine. Voilà un peu de concret. Quelque chose à quoi se raccrocher.
« Cela fait un moment que je ne l'ai pas vue, Albertine. Je suis même étonné qu'elle se souvienne de moi. Que puis-je faire pour vous?
_ On ne pourrait pas discuter dans un endroit plus tranquille? »
Il regarde autour de lui. C'est vrai que la rue est passante. La jeune demoiselle, qui est pourtant juste à ses côtés, se trouve en fait près d'une des portes et se fait bousculer par des clients à lui, des collègues qui ne le remarquent même pas.
« Euh, oui, je veux bien, mais là il faut que j'aille travailler. On ne peut pas se voir ce soir?
_ C'est que c'est assez urgent, j'aurai espéré vous parler plus tôt. Vous êtes libre ce midi?
_ Ce midi, je déjeune. Et j'ai une journée qui s'annonce chargée. Je peux vous laisser mes coordonnées de bureau et nous fixerons un rendez-vous dans la soirée. » Il lui tend sa carte de visite. Elle la prend machinalement. La regarde, visiblement déçue. « Je dois y aller à présent, bonne journée, Mademoiselle...?
_ Je vous rappelle dans la journée. A ce soir, Julien. »

Comment vous est-il possible de reprendre le cours normal des événements après cela? Cette demoiselle, dont vous ignoriez jusqu'à l'existence il y a encore une heure, dont vous ignorez encore le nom, qui ne vous en a pas dit plus que cela sur ses motivations, qui se dit être l'amie d'une fille que vous n'avez pas vue depuis des lustres – d'ailleurs vous n'êtes pas certain d'avoir un numéro de portable, encore moins une adresse pour vérifier ses dires – cette demoiselle qui vous intrigue, qui a rougi, vous n'arrivez pas à vous défaire de son visage. De sa voix. Mais vous êtes bien Julien Desmart et bon gré mal gré, sans même trop de regret ou d'arrière-pensées, vous vous laissez entraîner par la routine de votre travail. Lorsque dix heures sonnent, l'inconnue est retournée dans son rang. Totalement oubliée. Pas même une pensée furtive. Mais tout cela est normal, car vous avez des responsabilités, des choses et des gens et des biens mobiliers et immobiliers à gérer, des SICAVS, des stock options, des portefeuilles, des obligations, des parts de marchés. Votre vie professionnelle est bien remplie, mais vous ne vous laissez jamais déborder. Vous prévoyez souvent à l'avance, vous arrivez à anticiper.
Pendant votre pause de déjeuner, assis seul à la brasserie au coin de la rue, dans l'ambiance de verres entrechoqués, de garçons de café au blanc tablier, de rires, de conversations sérieuses et légères, de meubles au bois sombre, vous ne pensez pas à grand' chose. Vos pensées vont à vos dossiers et vos affaires en cours, même si dans la détente générale, dans le rassasiement quotidien quelque chose semble vouloir refaire surface. Vous tenez bon sans même vous en rendre compte.
Ce n'est qu'en rentrant au bureau pour entamer une après-midi somme toute banale que la secrétaire vous laisse un post-it orange fluorescent, sur lequel est écrit à la va-vite « Pas compris le nom/ Voix de femme / RV ce soir 19h45/ Restaurant à côté de chez vous. »
Si vous connaissiez le mot « sibyllin », vous en feriez bon usage. Il vous faut bien trente secondes avant de faire le lien entre le message et la demoiselle qui vous a accosté ce matin. Tout cela vous laisse perplexe. Vous chercheriez bien sur Internet la trace d'Albertine, histoire de voir si vous pourriez remonter jusqu'à la belle inconnue, mais vous n'avez pas le temps. Trop de travail.
Et en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, il est déjà dix-huit heures trente. La plupart de vos collègues ont déserté l'office, rentrés dans leurs pénates. Il ne reste que vous et la comptable. Vous contemplez votre bureau, et vous ne pouvez vous empêcher de vous admirer, un peu. Vous avez abattu une sacré masse de travail aujourd'hui. La pile de gauche, où étaient entassés les dossiers en attente, sont passés à droite et forment une pile bien haute, rectiligne, digne des plus châteaux. Il ne reste que deux dossiers à votre gauche. Sous la pile, un petit triangle orange nargue le coin de votre œil. Il est déjà trop tard alors que vous tirez dessus. Vous aviez laissé de côté le post-it, mais vous ne pouvez plus l'ignorer. Vous regardez votre montre. Qu'allez-vous faire?

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