Vous êtes Julien, jeune homme d'à peine trente printemps, et même si vos parents ont décidé de vous prénommer ainsi, non point en l'honneur de Jules César, ni pour faire partie de la tribu des Jules (dont vous faîtes malgré tout, et surtout malgré vous, partie) mais parce que ça sonnait bien, et même si environ cent mille familles ont fait le même choix ces trente dernières années, eh bien, ça sonne bien, c'est familier. On connaît tous un Julien. C'est rassurant. Le fait que vous ne l'êtes pas et que malgré votre âge votre pouvoir décisionnel frise le zéro absolu (-273,15°C) n'arrange pas l'opinion que les autres ont de vous. Opinion qu'ils prennent grand soin de ne pas vous donner.
Vous souffrez le monde comme d'autres souffrent de devoir regarder « Questions pour un champion » avec leur grand-mère pour égayer ses soirées, un mal pour un bien. Alors vous le laissez couler, le monde, parce que vous n'aimez pas les perturbations ; pourtant elles arrivent et vous vous dîtes fréquemment : « Les emmerdes se déplacent en troupeaux. » Et vous avez diablement raison. De la même manière, il vous est souvent arrivé de vous demander : « Pourquoi ça m'arrive à moi ? Six milliards et demi de pékins sur terre, et ça me tombe dessus. » À présent, cela vous arrive plus rarement. L'habitude. En bref, vous êtes un peu monsieur tout-le-monde.
Parfois, il vous arrive de penser des choses complètement folles, voire d'en faire. La dernière en date : vous êtes allé jusqu'à rêver d'aller en Patagonie ! Puis vous vous êtes souvenu de votre voyage scolaire en Angleterre : pourquoi s'embêter à aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte ? L'herbe est la même, les gens sont les mêmes. Il pleut plus souvent. Vous rêvez souvent de voyage, d'évasion et vos rêveries éveillées, alimentées par les quelques reportages que vous regardez de temps à autre sur "Arte" vous emmènent loin, très loin de votre quotidien. Quotidien que vous ne boudez pas pour autant.
Vous travaillez dans un établissement bancaire; pas au guichet, non, parce que les gens pour vous, c'est à dose homéopathique, ou alors bien infusés, c'est-à-dire vos amis. Vous préférez le calme des bureaux, surtout le vôtre, avec vue sur la rue, bien exposé, au premier étage. Vous êtes apprécié de vos collègues pour votre discrétion, votre politesse, de votre patron pour votre engagement, votre zèle. Vous êtes également apprécié de vos amis pour votre loyauté et votre galanterie. Votre petite amie, quant à elle, vous apprécie pour votre – eh ! mais vous n'avez pas de petite amie ! Une ombre au tableau, la seule. La dernière n'est pas restée, prétextant être trop en sécurité avec vous, et pas assez en danger. Fadaises ! Toujours est-il que vous êtes revenu sur le marché des âmes esseulées, bien décidé à attendre de pied ferme que la demoiselle se manifeste.
Le jour où commence votre histoire est un jour ordinaire. Vous vous êtes levé à 6h52 précisément, la sonnerie de votre portable vous tirant d'un sommeil sans rêves et surtout de plomb. Vous avez ouvert les yeux promptement, êtes passé aux toilettes, avez bu un grand verre d'eau pour réveiller votre corps autant que votre esprit. Vous avez ensuite pris un solide petit-déjeuner : thé Lipton, deux tranches de pain/beurre/confiture, un bol de corn-flakes juste saupoudrés de sucre, un yaourt nature brassé et un grand verre de jus d'orange sans pulpe. Douche, brossage de dents, habillage (vous portez toujours le même costume, pour des raisons de commodité – disons que vous avez plusieurs fois le même, un peu comme Albert Einstein, mais la comparaison s'arrête là).
Et vous voilà en route pour le bureau, à pied jusqu'à l'abri-bus. En chemin, vous vous arrêtez au kiosque à journaux (celui avec la vieille dame, car elle est bien plus aimable que l'autre rustre, pourtant plus près) prendre Les Échos (quotidien d'information économique et financière s'il en est) que vous lirez durant tout le trajet en bus, soit une trentaine de minutes.
Bien entendu, vous ne remarquez pas la personne qui semble vous suivre depuis que vous avez quitté votre appartement, cela va de soi. C'est une journée ordinaire. Vous ne levez la tête qu'à deux ou trois reprises pour vérifier l'état d'avancement du trafic (qui est normal, faut-il le rappeler, car ceci est une journée ordinaire), puis presque machinalement vous vous levez et descendez en prenant garde de ne marcher sur les pieds de personne. Vous faîtes attention en traversant la rue, attendant que le petit bonhomme rouge passe au vert MAIS regardant quand même à gauche puis à droite à l'affût d'un éventuel chauffard – vous n'êtes jamais trop prudent.
La banque pour laquelle vous avez donné presque dix ans de votre vie sous forme de bons et loyaux services a pignon sur rue. C'est un bâtiment haussmanien à la croisée de grands faubourgs parisiens. Avec de grandes portes tournantes à l'entrée. Vous n'avez d'ailleurs pas le temps de poser la main dessus que vous sentez que l'on vous retient par le bras. Vous mettez environ deux secondes avant de comprendre que vous devez faire volte-face et vous vous retrouvez nez à nez avec une jeune femme.
« Vous êtes bien Julien Desmart ? » vous lance-t-elle.
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