Wednesday 23 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #7


« J'ai rendez-vous avec le type...zut...je sais plus son nom. Le gars du BTP.
_ Jean-Philippe Janvier. D'accord. Tu reviens à quelle heure?
_ Dans deux, trois heures, tout va dépendre du trafic. Tu me téléphones si tu as un problème?
_ No problem, boss! »
Ahaha, toujours aussi drôle, ce Michel. Bon. Un dernier coup d'œil aux courriels de la matinée et hop, en voiture. Il n'avait pas tant de route à faire que cela. Son client était un gros ponte des BTP, le numéro deux de l'entreprise. Ils avaient des chantiers partout dans le monde: Dubaï, Pékin, Los Angeles, Londres, Sao Paulo, Rambouillet. Il allait donc le rencontrer là-bas, parce qu'il était quasiment injoignable si on ne venait pas le voir sur un de ses chantiers. Et puis il fallait faire du forcing: ils étaient trois sur la même affaire. Ce n'est pas Coluche qui disait qu'il valait mieux être plusieurs sur une bonne affaire que tout seul sur une mauvaise? Bref, ça lui reviendrait plus tard. Il monta dans la voiture, s'engouffra dans le trafic déjà dense de la rocade. Pour être à deux heures à Rambouillet, il s'y prenait bien à l'avance. Il prendrait même l'autoroute.


Il ne lui fallut qu'une grosse demi-heure pour arriver à destination. Plus que trois-quarts d'heure à tuer le temps. Ou pas. Depuis qu'Hélène était partie – surtout depuis qu'elle n'était pas revenue – une sorte de démon s'était emparé de lui. Son plus grand secret tapait contre le couvercle de la boîte où il l'avait enfermé. Violemment parfois. Il faisait mine de ne pas l'entendre en journée, pour mieux s'y adonner la nuit venue, seul dans cet appartement où plus aucune trace de celle qui avait partagé sa vie durant ces années n'apparaissaient. Ça aurait fait trois ans, s'il n'avait pas joué au con. Bientôt un an à Chartres. Bref. Toujours est-il qu'il ne ressentait aucunement la solitude, mais au contraire mettait à profit cette période de célibat pour être lui-même. Les relations avec Michel s'était largement détendues – il l'appréciait même. Ils avaient longuement échangé, lui avait expliqué sa vision du monde, des affaires et avait évoqué la direction qu'il voulait imprimer à son entreprise. Michel, désormais son unique employé, avait quant à lui exprimé ses craintes, son incapacité à suivre le rythme, avait évoqué l'humeur changeante du boss.
Il avait donc mis en place beaucoup de choses, outre son changement radical d'humeur, notamment un « partenariat », plus qu'une fusion, avec un collègue. Ils se partageaient la gestion des plus gros dossiers. Cela arrangeait tout le monde et Michel, du coup, en était devenu efficace. Il avait également appris beaucoup de choses sur lui: il avait divorcé quelques mois avant d'entrer dans la boîte suite à sa dépression et sa perte d'emploi. Ils se voyaient toujours, lui et son ex-femme, côtoyaient encore la famille et la belle-famille, ensemble, pour leur bien à tous les deux. Ils parlaient de se remettre ensemble mais ils avaient chacun un grand besoin de liberté, de vivre un temps chacun de son côté.
Pendant ce temps-là, inconsciemment, il était en train de laisser le couvercle de la boîte s'ouvrir. Le problème, avec les boîtes comme celle-ci, est qu'elles ont une fâcheuse tendance à s'ouvrir d'elles-mêmes.
Il prit une autre chemise dans sa valise, une plus ample, lui qui aimait les porter près du corps. Il changeait de chemise régulièrement avant chaque rendez-vous à l'extérieur, pour éviter les auréoles sous les aisselles et autres taches probables de nourriture ou d'encre. Il voulait toujours avoir l'air impeccable, au moins on ne lui reprocherait pas ça. Tout en enlevant son ancienne chemise encore propre, il lui vint l'idée de coincer son bras droit dans le dos. Pour être certain qu'il reste près de son corps ou qu'il ne se serve pas de son bras par mégarde, il l'enturbanna avec de l'élastoplaste.
Techniquement, c'était se faire passer pour un infirme alors qu'il était tout ce qu'il y a de plus valide. Peut-être pour gagner le contrat. Ou pas. Voir la pugnacité de l'infirme qui confronte le monde sans sourciller, à bout de bras – qui n'a ni singulier ni pluriel définis. Ou plutôt un pluriel qui va de soi: on a tous deux bras, non? Ça, ça calmait les ardeurs des plus furieux. Les gens vous écoutaient. Et puis ils étaient trois sur cette affaire.
Techniquement, c'était tricher. Mais éthiquement, il ne trichait pas, sans aucun doute par omission – omission qu'il désirait à corps et à cris.

Tuesday 22 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #6


« Mais pour qui tu te prends? »
Gifle en pleine tête. La question résonnait encore entre ses deux oreilles rouges de colère, mais il se reprit vite.
Deux fois qu'il l'entendait, cette putain de phrase. Bon, d'accord, la première fois c'était lui qui l'avait prononcée, clairement, distinctement, pour qu'il n'y ait aucune méprise.
« Mais pour qui tu te prends? Tu sais que j'ai juste à appuyer sur un bouton et ton siège éjectable saute. Tu es dans une team, et si t'as pas le team spirit alors tu prends la porte.
_ Écoute, j'ai pas l'habitude qu'on me parle sur ce ton, surtout un gamin qui a vingt ans de moins que moi. Alors tu vas commencer par te calmer, et me parler autrement. Je suis pas Michel. Si tu veux que tes « ordres » – et il mima les guillemets en l'air – soient obéis, tu as tout intérêt à les formuler plus clairement que ça.
_ Tu as peut-être vingt ans de boîte de plus que moi, le monde a changé mon ami. Il faut te mettre à la page et être dans l'air du temps.
_ Je t'ai dit d'arrêter de faire le dur. Tu es le patron, mais ça va pas m'empêcher de dire ce que j'ai sur le cœur. Tu diriges ton équipe comme un chef, mais tu t'en fous de savoir si on a des sentiments ou pas, des états d'âme ou pas, si on a des problèmes ou pas. Tu sais pertinemment que Michel ou moi on a pas fait les mêmes études et –
_ Je t'arrête tout de suite – il lève la main, paume vers l'extérieur – si tu veux me faire la morale. Nous sommes dans un monde de requins: si tu ne bouffes pas, tu te fais bouffer. La vie se résume à ça. Life and Death.
_ Eh! Oh! T'es plus à la bourse là, mon coco! C'est la vraie vie qui se joue! On est humains!
_ Et c'est pour ça qu'on va devoir se passer de ton humanité.
_ Ah ouais, comme ça. Tu me vires comme ça.
_ Si c'est de l'argent que tu veux, tu auras des indemnités. J'ai toujours drivé comme ça et les résultats sont toujours venus.
_ C'était pas de l'argent que je cherchais, mais un boulot sympa avec des gens sympa, dans une ambiance sympa. Qu'on me traite avec respect. Qu'on me demande des résultats ça ne me dérange pas. Mais je ne vendrais pas mon âme au diable pour ça. Bonne fin de journée. »


« Mais tu te prends pour qui? » Cette fois-ci ce fut Hélène, debout face à lui affalé sur le canapé.
« Ton père est pas vitrier.
_ Bouge ton cul de ce canapé à la con. Mais pour qui tu te prends?
_ Tu te répètes. Je me prends pour le chef de famille. Pour celui qui paye le loyer et les factures. Ça me donne un paquet de droit.
_ Chef de famille? Non mais tu planes à dix mille, mon pauvre. Y'a pas de famille ici.
_ Mouais, pour l'instant. Ça fait combien de mois maintenant?
_ Combien de mois de quoi?
_ Que t'es enceinte? »
Elle écarquilla les yeux. Il l'avait surprise et elle ne put s'empêcher de l'être. Elle n'aimait pas ces moments de faiblesse avoués. Elle se força donc à sourire, ne serait-ce que pour reprendre le dessus, en apparence.
« Je ne sais même si j'ai envie d'avoir cette conversation. Je suis loin d'être enceinte. Je sais pas si t'es au courant mais ce que tu demandes au lit, c'est loin d'être la norme. Donc je risque pas de l'être. De toute façon ça résout rien à notre affaire. Et puis non merci!
_ Ohlà! Monte pas sur tes grands chevaux, cowboy. Tu prends un autre ton avec moi. Je suis pas ton père.
_ Ne commence pas. Pas là-dessus. » Encore un coup bas. Il avait bel et bien déterré la hache de guerre. Quelle mouche le piquait? Elle connaissait ses sautes d'humeur, mais depuis quelques jours il battait des records.
« Attends, c'est toi qui viens me chercher et faudrait que je ferme ma gueule? T'as pas tiré le bon numéro. T'as un sérieux problème à régler. Tu penses que les autres sont à ta botte et que tu peux en disposer comme tu veux? No way!
_ Très belle auto-analyse. Je suis pas ton chien. Quand tu reviens du boulot, t'es soit exécrable soit tu m'adresses pas la parole. Je sais pas lequel je préfère. Soit je suis une merde, soit je suis rien.
_ Ben donne le change et réfléchis un peu, t'auras la solution toute trouvée. » Au moment même où les mots sortirent de sa bouche, il sut qu'il était allé trop loin, que, connaissant Hélène, elle ne reviendrait pas, pas après ça. Il fit un geste de la main vers elle, étonné d'être debout, de sentir son cœur cogner contre ses côtes, contre ses temps, étonné d'être aussi près d'elle et qu'elle fut déjà aussi loin. Elle n'avait pas paru surprise, cette fois. Comme un déclic, un flash au fond des pupilles. C'est tout ce qu'il avait vu. Tous ces longs mois à construire quotidiennement, avec acharnement et détermination, un couple qu'il venait de cingler avec le pire des fouets. Anéanti en quelques secondes. Ou peut-être avait-il perdu pied bien plus tôt. Comment en étaient-ils arrivés là? Pour la première fois il ne sentait pas Hélène entièrement fautive. Il devrait peut-être mettre sa dernière question au singulier.
Il l'entendit sortir la valise de dessous le lit, dans la chambre. Il ne la retiendrait pas. Ils avaient besoin de cette coupure. De toute façon elle n'était pas en état d'entendre quoi que ce soit. Elle n'en ferait qu'à sa tête, elle voudrait avoir raison et ne s'arrêterait pas à son point de vue à lui. C'est cela: elle était inarrêtable.
Il s'assit dans le canapé, regardant la télévision sans la voir. Les oreilles aux aguets. Elle sortit de la pièce sans même jeter un regard sur lui, sans dire un mot. De toute façon, elle était inarrêtable.

Monday 21 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #5


Enfin seul...Hélène couchée, la télé et lui en tête à tête, la télécommande dans la main gauche. Ce soir, comme parfois il fait, il plaque son bras droit contre son dos, sous le t-shirt. Puis, adossé au canapé, il ne fait rien d'autre qu'exister. Les soirs comme ceux-là, il se sent vivre. Il sent d'abord les fourmis courir le long de son biceps, puis de son triceps peu de temps après. Il faudra bien une heure avant que ces fourmillements ne parviennent dans chacune de ses phalanges et ne finissent d'anesthésier complètement son bras. Et là...

Sunday 20 December 2009

Plus de 1000 visites depuis le mois de septembre...Merci à toutes et à tous! Je sais pas vous, mais moi je m'amuse bien! A très bientôt!

More than 1,000 visits since September...Many thanks y'all! I don't know about you, but I'm having a hell of a time! See you soon!

Citation de la semaine: thème libre/ Quote of the week: free theme (Merci à Chab, Caramel, Caro et Flore!)


« Mieux vaut voyager plein d'espoir que d'arriver au but... « (proverbe japonais, encore et toujours...)


Les mots que l'on ne dit pas sont les fleurs du silence (proverbe japonais)


Est-ce l'oeuf le père de la poule ou la poule la mère de l'oeuf ? (R. Devos)


"Parler juste, c'est comme chanter juste, c'est un don. Mais ça étonne moins." Jean Piat


"L'ennui fait le fond de la vie, c'est l'ennui qui a inventé les jeux, les distractions, les romans et l'amour." Miguel de Unamuno


"Si tout homme avait la possibilité d'assassiner clandestinement et à distance, l'humanité disparaîtrait en quelques minutes." (Milan Kundera)


"L'essentiel ne l'est pas toujours, mais provisoirement" Iris Murdoch, in Under The Net


Philosopher, c'est apprendre à mourir (Cicéron)


"Avant d'aller te messer, viens faire la grande moucherie !" (ma Grand-Mère, Surcouf du langage!)


"Ever tried. Ever failed. No matter. Try Again. Fail again. Fail better." Samuel Beckett


"Je considère l'amour comme l'unique attitude digne de la vie de l'homme." (Salvador Dali)


Les massifs d'orties servent de cicatrices (Guillevic)


«Je n’ai pas échoué [à fabriquer l'ampoule]. J’ai simplement trouvé 10.000 solutions qui ne fonctionnent pas.» Thomas Edison


Dieu n'est pas à la hauteur. Il n'est même pas dans le bottin. (Tristan Tzara)


Noël célèbre la naissance de Jésus Christ, fils de Dieu, venu sur terre pour effacer les péchés du monde, mais il avait oublé sa gomme. (P. Desproges)

Entre l'homme qui se fait comprendre et celui qui ne le fait pas, il y a un abîme de différence. Le premier sauve sa vie... (Primo Levi)


Gardez-nous la révolte, l'éclair, l'accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains. Gardez-nous la primevère et le destin (René Char)


« Constant development is the law of life, and a man who always tries to maintain his dogmas in order to appear consistent drives himself into a false position. » (Gandhi)


« I do not fear to be alone, or to be spurned for another or to leave whatever I have to leave. And I am not afraid to make a mistake, even a great mistake, a lifelong mistake, and perhaps as long as eternity too. » (James Joyce, A Portrait of the Artist as a Young Man)

Game of the week: animalistic exquisite corpse (Thanks to Caramel!)


It was raining cats and dogs this morning, but he knew he had to do it. There was no other choice but to go there. Wearing his green wellies and a black mac, Mr. Nice rushed to the overflowing pond with a bucket to rescue his scarlet koi carps. Mr Nice had bees in his bonnet: he knew perfectly well what dwelt near the pond. How to avoid it was another matter. As he approached, he saw a shadow lurking by the nearby tree. He felt like a sitting duck: he had to act and quickly. He ignored the goosebumps riddling his skin and ran for it. He dived and cupped both his hands on the shadow. He had it! He opened his hands and saw an unusual fox, white of coat & red of socks! Mr. Nice was speechless! The fox explained that the carps had switched his colours when he had tried to catch one of the magical carps! Mr. Nice gave the fox a bear hug and took him home. "Something must be done to obviate the injury," he thought. So back home he cut herbs, brewed them and then dried the decoction which turned into a horse pill. The effect was to be known after a whole day. The fox looked as snug as a bug in a rug sitting there on his Chesterfield sofa in front of the fire. So Mr. Nice decided to act. He thought there was more than one way to paint a fox. But it was a horse of another colour. As cool as a cucumber, he proceeded to the pond in the hopes of reasoning with the carps but they were known to be as clever as a cartload of monkeys. Catspaws riddled the surface of the pond under a slight breeze. The carps were huddled together, thick as thieves, nonchalantly gulping air. "Did you or did you not monkey with the fox?" Mr. Nice asked them, in an equally nonchalant manner. They were as meek as lambs: "We didn't do anything," cried they with one voice. "Don't try to pull the wool over my eyes! Confess!" roared Mr Nice. The carps were lying through their teeth. "I cant stand here rabbiting with you all day!" exclaimed Mr. Nice. So he went to buy some truth serum at the local CIA retail store. Back to the pond, the carps were going ape. "No! No! No! Don't do that!" He emptied the whole bottle, smirking. "So now... Trapped as a bird in a cage! Speak the truth or die, no, lie forever!" blurted out Mr. Nice. Who was no longer nice. He was ready to tackle the bull by the horns. The carps, seeing this, surrendered and said: "Yes, we did it!Some of us had a whale of a time tormenting him after years of listening to his arctic tales. But most of us wanted to summon the snow!" And that is the end of the cock and bull story.

Jeu de la semaine: Cadavre exquis au goût de poisson (Merci à Caro!)


Il se sentait comme un poisson dans l'eau, sur cette plage déserte, malgré le récent naufrage du bateau de croisière. Il allait devoir apprendre à vivre sans filet. Cette perspective lui était finalement assez réjouissante. Il vivait de baies sauvages, regardait des couchers de soleil magnifiques sous son abri de fortune, une vieille plaque de tôle à la peinture écaillée. Et cette étendue, de sable et de temps infinis. Un bonheur brut, une égoïste retraite tant convoitée. Que de péchés pour en arriver là ! Naufrage du bateau, tout le monde mort sauf lui...il n'avait plus qu'à buller en attendant les secours qui mettraient des semaines avant d'arriver! Tuer le temps... Écrire... Mais avec sa mémoire de poisson rouge, il ne savait même plus comment on fabriquait du papier à base d'écorce de palmier... Il se prit donc à gratter l'intérieur de l'écorce avec l'arête d'une pierre tranchante, inventant du même coup un nouvel alphabet. Cela lui permettrait peut-être de faire de sa vie de requin de la finance un nouveau conte de fée... Mais il y avait baleine sous gravillon. Parfois comme un ronronnement vibrait dans l'air paradisiaque de l'île. Il devait tirer ça au clair. Comme le vent dans les voiles, il furetait, cherchait à appâter ces idées qui lui trottaient dans la tête. Il avait une bonne ouïe, mais il n'était pas certain que le bourdonnement vienne du "dehors". Assis sur ce banc, face à la mer et à son fils Éole, l'heure du bilan semblait avoir sonné. Une vie à l'horizon se pâmait d'incertitudes. Une certaine mélancolie semblait l'envahir. Rien ne servait de tourner comme dans un bocal mais il ne pouvait s'en empêcher. Il devait agir, et vite. Pourquoi agir d'ailleurs ? Quelques gouttes de raison, un rêve en papillote, un zeste de folie... et un territoire infini de pensée, quel festin! Une idée semblait surnager dans cette soupe: rester. Il n'était pas né pour vivre dans une boîte à sardine en ville. Il avait l'espace, le temps. Il avait enfin le choix, de frayer ou non, au fond de ses pensées. Pas de contraintes et pas d'à priori... un avant-goût de paradis. Soudain, il vit au loin le panache de fumée d'un navire. Il n'allait pas mordre à l'hameçon. Il prit ses jambes à son cou et s'enfuit dans la jungle. Les mailles du filet commençaient à se rompre... et c'était tant mieux! Mais voilà, il allait tout de même falloir survivre. Il devrait se prémunir des navires de passage pour ne pas se faire harponner en plein bonheur, et aussi assurer sa survie. Le tour de l'île il fit et se nourrit en chemin de trois exquises et juteuses papayes. Quelle joie de penser à la tête de merlans frits de ses collègues, ces zombis de la finance s'ils le voyaient à cet instant, la bouche gavée de papaye, le cheveu long et la barbe rêche, ils en seraient médusés! Et sa deuxième femme, cette morue qui ne pensait qu'à la pension alimentaire de son inculte rejeton... il ne put retenir un sourire de contentement... car il n'accosterait plus jamais dans ce port-là. Ni dans aucun autre d'ailleurs... Il se sentait désormais si léger qu'aucun plomb ne pourrait jamais plus lester cette solitude enfin retrouvée.

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #4


Aujourd'hui, il n'était ni en avance, ni en retard. Il ne fit ni ses ablutions, ni un geste envers celle qui ne partageait pas que sa couche. Il ne vit pas les parures vermillons de l'horizon, ni ce disque rougeoyant qui se dévoilait minute après minute; pourtant, il ne se pressa pas. Il ne prêta aucune attention au vol d'oies sauvages qui coupa un ciel sans nuages. Il ne conduisit ni prudemment, ni imprudemment. Il ne se gara pas à sa place habituelle. Il ne dit mot à ses deux collègues qui ne s'y feraient jamais. Il ne parla point et pourtant il ne fit pas que son travail ce matin-là. Les yeux absents, dans le vague d'un rapport parfois, il ne se déconcentra pas, ni n'arriva à se connecter à ce qu'il faisait.
Aujourd'hui, il ne remarqua pas la demoiselle qui papillonna des paupières en lui tendant son ticket de caisse, n'espérant pas qu'un regard, qu'un sourire, qu'un au-revoir appuyé, reconnaissant. Il ne se dépêcha en rien. Il ne dégusta pas son sandwich bio, ni même sa salade de fruits d'été bio. Il n'arriva pas à satiété. L'eau qu'il but ne le désaltéra pas. Il ne téléphona pas à son amie, ni ne décrocha lorsqu'elle ne put faire autrement que de l'appeler. Il ne resta pas au bureau pour déjeuner.
Aujourd'hui n'était pas un autre jour, n'était pas un jour dans les règles de l'art. Il ne semblait plus y avoir de règles d'ailleurs. Il n'était ni maussade ni enjoué. Il n'avait goût à rien mais ne détestait pas son métier, bien au contraire. Il n'avait pas l'impression qu'aujourd'hui était un jour sans. Il ne s'emporta pas contre Michel qui ne le lui fit pas remarquer, mais ce dernier ne se priva pas d'en toucher deux mots à son martyr de collègue. Rien n'était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Rien ne lui était égal. Il n'avait aucune patience mais rien ne l'énervait.
Aujourd'hui, il n'avait pas que la gueule de bois. Il n'y avait pas qu'un vide dans sa poitrine. Il n'y avait pas qu'une attente sourde, souterraine, sournoise. Pas d'autre choix que d'avancer, que de marcher vers demain. La lassitude n'était pas la seule à le malmener et il ne savait que faire de ses deux bras.
Aujourd'hui, il n'était pas prêt à affronter le monde dans cet état-là. Il lui manquait quelque chose, ou bien , il ne se l'avouait pas totalement, il avait quelque chose de trop.

Saturday 19 December 2009

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #3

Aujourd'hui, pour changer un peu, il se brossait les dents de la main droite et s'habillait de la gauche...et justement il l'était, gauche. Il avait eu l'idée depuis peu et c'était là un bon entrainement. Peu concluant niveau temps, se dit-il néanmoins, parce qu'il devait souvent s'aider de la droite et, donc, cela ralentissait le brossage. Enfiler pantalon et chemise, ça allait. Les boutons lui donnaient du fil à retordre, et il regrettait sa maigreur et l'obligation de porter une ceinture qu'il mettrait quinze plombes à accrocher s'il ne consentait pas à s'aider de sa main droite. Nom de – encore à la traîne ce matin. Pourquoi ne pas faire comme tout le monde? Pour une simple et bonne raison que la raison n'ignorait pas, mais qu'elle ne pouvait accepter.
Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'il sacrifierait au rituel des câlins matinaux; en plus il se souvint qu'Hélène avait un examen blanc en début d'après-midi, donc il lui faudrait toutes ses forces. Il lui laissa un petit mot d'encouragement sur la table de la cuisine, à la va-vite, au dos d'un post-it. Il y avait une ancienne liste de courses au recto. Ses yeux tombèrent machinalement sur les mots en désordre – lui qui adorait les suites de mots, de choses, de nombres – et après les tomates et le produit vaisselle se glissait, en toute fin, un « Test » griffonné lui aussi à la hâte, fébrile. Il s'arrêta net, le papier rose entre les mains. Que voulait dire ce « Test »? Test, test. Pas un test de grossesse quand même? Elle le lui aurait dit. Ils se disaient tout. Enfin – elle lui disait tout. Elle ne pourrait pas lui cacher ça, pas à lui qui lisait dans les gens comme certains lisent des livres ou des étoiles. Il avait une furieuse envie d'aller la réveiller et de la confronter, brandissant le post-it coupable sous son nez, sous ses yeux embués de sommeil. Au saut du lit personne ne peut mentir. Puis il se ravisa: et si ce « Test » n'était en fait rien, s'il se trompait? Il se targuait de connaître la psychologie féminine mieux que beaucoup d'entre elles – ayant le recul nécessaire pour être objectif – mais les relations humaines l'étonnaient parfois du fait de leur caractère imprévisible. Il n'irait donc pas la retrouver, assis sur le bord du lit, le regard accusateur ou pire, inquisiteur.
Il repensa au post-it une bonne partie de la matinée, puis les e-mails, fax, vidéo-conférences successives eurent raison de son attention.
« Michel, des nouvelles de Rexel?
_ Pas encore. J'ai juste eu un message de Daniel me disant que les pontes se réunissaient ce matin.
_ Michel, c'est justement ça que j'appelle des nouvelles. » Il considéra ne pas avoir dit cela sur un ton assez incisif, donc il crut devoir ajouter: « C'est justement à cette satanée réunion qu'ils vont décider de notre sort. » Même si le « notre » ici sonnait comme un « mon » Il avait rarement rencontré quelqu'un d'aussi niais que ce Michel, et jamais dans le monde de la finance. C'était un défaut rédhibitoire, incompatible avec la gestion du patrimoine et de l'économie d'un pays. Il soupira. Il devrait appeler l'agence de recrutement pour trouver quelqu'un d'autre. Ça l'embêtait pour plusieurs raisons, notamment parce qu'il devrait reformer une personne aux arcanes du métier, renégocier, recommencer. Et puis il y avait le côté « virer quelqu'un »: il n'aimait pas ça. Il avait beau faire partie de cette engeance plus communément nommée « requins », il détestait saintement devoir virer du personnel, même pour incompétence. Surtout pour ce motif. Le regard perdu qui dit « je suis mauvais, je ne suis pas à la hauteur »; la moue triste, déçue, qui dit « Je m'en doutais » ; les mains qui se nouent et se dénouent et qui disent, elles, « Et maintenant, je fais quoi? » Affronter tout ça le dérangeait moins lorsque c'était un FG, un « Faute Grave », mais un « Inc »...ça lui fichait le frisson de devoir ressentir cette commisération, cette gêne à devoir mettre quelqu'un sur le carreau. Il n'avait pas cette fibre darwinienne qui caparaçonnait nombre de ses anciens collègues. Il répugnait à sentir la pitié grésiller dans l'extrémité de ses doigts, marteler sa poitrine de battements de cœur sourds, puissants.
« Tu fais quoi ce week-end Jean-Luc?
_ Je vais dans la belle-famille, qui n'a de belle que le nom. Et toi?
_ Pareil! Il se pourrait même qu'on aille faire une balade après le repas, et il est probablement possible d'émettre l'hypothèse selon laquelle nous fassions une partie de belote ou de manille. Les seuls bons points du week-end: la prune dans le fond du café et le corsage de la belle-sœur qui vaut bien qu'on se tape son bourguignon trop cuit!
_ Hahaha! Tu les sors d'où tes blagues, mon Michou? »
Oui, c'est clair, d'où les sort-il ses blagues vaseuses? Un vrai beauceron. Les deux d'ailleurs, pas un pour racheter l'autre. Ces « pays-âneries » lui tapaient sur le système. Hahaha! « Pays-âneries »! Elle était bonne celle-là! Ils se retrouvèrent donc à rire tous les trois, pas pour les mêmes raisons certes, mais Michel crut qu'il avait, grâce à ce petit trait d'humour – le même depuis toujours – effacé sa bourde avec le fax de Rexel, les compteurs remis à zéro. Il rit de plus belle, en plissant les yeux et en se tapant la main sur le genou.
Le téléphone sonna. « C'est Rexel, » annonça-t-il. Plus de rire. Michel ne se demanda pas comment on pouvait passer aussi vite d'une gorge déployée à rire à cette gorge nouée et sèche, mais il sentit bien le changement physiologique. « Oui, M. Petersen, c'est moi-même. Bien, et vous-même? Pas du tout. Oui, oui. Cela va sans dire. D'accord! Bien. » Il regarda ses collègues en levant le pouce bien haut et en souriant de toutes ses dents, collègues qu'il méprisait encore, mais il fallait bien partager ça avec quelqu'un. Ce soir, il ne resterait plus rien du post-it. Une petite bribe s'était pourtant nichée toute la journée dans une anfractuosité de sa tête, pour finalement disparaître sous l'éboulis. Un chercheur d'or n'aurait pas négligé un aussi maigre filon, lui si.

Friday 18 December 2009

Haïku


Une plume d'oie dans l'air grésillant de l'été.
Bruits de cigales, odeurs de romarin, jaune de bruyère.
Demain, malgré cela, le capitole brûlera.

thirty thousand people

The day was torn and grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall t...