Friday, 15 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #24


« Et ton handicapé que tu aidais? C'en est où, cette histoire?
_ J'ai laissé tomber. Son ex est venue me voir, un jour où elle savait que je serai seule, pour me dire qu'il était complètement givré.
_ Pourtant tu me disais qu'il était sympa au fond.
_ Au fond, oui. Mais bon, on va pas épiloguer. Quelqu'un qui ne te met pas dans son lit alors que tu lui balances des signaux qu'un cargo verrait en plein brouillard, il y a de quoi se poser des questions. Je ne sais pas ce qui s'est passé pour que ça ne se passe pas. Vraiment. Je ne suis pas laide pourtant!
_ Tu rigoles? T'es canon, mon chou. Tu es belle, intelligente, tu as de l'or dans les mains.
_ Je n'sais pas. Mes attentes ont toujours dépassé mes capacités. Je n'aurai jamais pu devenir médecin. Je n'aurai pas pu coucher avec lui, même si je le voulais vraiment. Je vais commencer ce nouveau boulot et tu vois, je sais que je vais y arriver, mais j'ai peur que ça me barbe au bout d'un moment. Quand je vois que j'y arrive, ça ne m'intéresse plus. Quand je vois que je ne suis pas faite pour ça, j'abandonne.
_ Attends de voir. Il faut toujours laisser une place à l'inconnue dans l'équation. Si ça se trouve, ton bonhomme, il va regretter et changer radicalement. Même les cons changent.
_ Tu sais, ça ne me fait pas grand chose de ne plus le voir. Peut-être un peu triste pour lui, ou déçue, parce qu'il m'avait montré autre chose. Mais à la fin il était devenu irascible, il m'envoyait promener pour un oui ou un non. Il tentait de me rabaisser. Je crois qu'il avait peur que je perce son secret à jour.
_ Quel secret? Tu m'en as rien dit, cachotière!
_ C'est pas grave, tu sais. Il parle en dormant, et les samedis où il faisait sa sieste dans le salon et que je repassais, j'ai pu découvrir des choses intéressantes à son sujet. Je pense qu'il ne voulait plus de son bras, et qu'il a même essayé de se le couper.
_ Non mais faut pas être taré! C'est dégueu! T'as bien fait de te casser...j'y crois pas qu'un cerveau humain puisse devenir aussi fou.
_ Il y a un nom bien compliqué pour cette pathologie...de toute façon, tant qu'il aura décidé de souffrir, personne ne pourra l'aider. Bref. Tout ça, c'est du passé. J'espère surtout un jour rencontrer quelqu'un qui ne soit pas taré, comme tu dis...Au fait, en parlant de taré, comment va Benji?
_ J'ai rouvert l'équation. Je préfère l'inconnu...Mais bon, je vais rester les bras croisés un peu, en attendant ma mut. Je ne sais pas si je me sens à l'aise ici. Je pense migrer vers le sud.
_ Bien. Ça ne peut pas faire de mal de bouger. Tu viendras me voir à Paris? Tu sais, dans la recherche, il n'y a pas que des intellos avec des lunettes rondes.
_ Non merci, pas de rat de laboratoire.
_ La rate te dit bien des choses. Elle trouvera son bonheur, qui sait, dans ce labo infesté de rongeurs. Et d'ailleurs la rate n'est pas en avance pour prendre son train!
_ Tu veux vraiment pas rester avec moi?
_ Mon bail commence aujourd'hui: il ne faut jamais louper ses nouveaux départs. Bisous ma poule. Prends soin de toi.
_ Bisous, amuse-toi bien. Tu vas me manquer.
_ Toi aussi. »

Thursday, 14 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #23


« Non, s'il-te-plaît...arrête...
_ Quoi, je te dégoûte?
_ Tu sais bien que c'est pas ça...on n'est plus ensemble et il y a de bonnes raisons à ça.
_ Et ça nous empêche de nous amuser?
_ Je ne te reconnais pas. Tu as tellement changé.
_ J'ai un bras en moins. Tu avais remarqué?
_ S'il-te-plaît...ça me peine beaucoup que tu réagisses comme ça. » Ça y est, elle s'est fermée comme une huître. Tu es content? Et pour une fois je n'ai rien dit. Toi, ta gueule. Comment rattraper le coup?
« Tu n'as donc plus aucun sentiment pour moi? Je suis devenu un étranger?
_ Non! Je t'aime bien et tu le sais. Tu as beaucoup de qualités...mais les défauts que tu as empêchent que nous formions un couple uni. Ça ne marchera pas, quoi que nous fassions.
_ C'est quoi alors, ces défauts qui nous pourrissent l'existence?
_ Je n'ai absolument aucune envie d'avoir cette discussion. Le restaurant était très sympa, se revoir était très sympa. Revoir l'appart aussi. Mais ça s'arrête là. Chacun à sa place. »
Belle ironie. Il a envie de pleurer et de la frapper. Est-ce qu'il pourrait l'étrangler avec une seule main? Bien énervé, oui. Mais il la trouve pitoyable à tenter désespérément de lutter contre son apitoiement. Elle ne veut pas se rabaisser à lui faire plaisir, à s'occuper de lui, à lui montrer les sentiments qu'il est persuadé sentir encore chez elle. Elle a soigneusement évité, tout au long de la soirée, de regarder le vide sous son épaule droite. Elle doit juste s'adapter, oui, c'est ça. Ce n'est pas comme s'il était le même homme. Il faut un temps pour qu'elle s'habitue. Mais elle l'aime, et il ne peut en démordre. Tout pointe en ce sens.
« Et cette aide ménagère, Cécile, comment est-elle?
_ Je n'ai pas envie de parler d'elle. C'est une fouineuse qui fait son boulot correctement et c'est bien là le souci. Je vais quand même essayer de la faire remplacer.
_ Mais pourquoi, si elle est efficace. Tu n'aimes plus les gens efficaces?
_ Rien à voir.
_ Je te connais depuis un moment, et tu ne me feras pas croire qu'il n'y a rien là-dessous. Tu as le béguin pour elle?
_ Ne dis pas n'importe quoi. C'est une aide ménagère. Si ça se trouve, la pauvrette n'a même pas un diplôme en poche. Elle doit faire ça pour arrondir ses fins de mois ou parce qu'elle a un enfant à charge et que le père est parti. Ou peut-être qu'elle a un faible pour les handicapés.
_ Comment peux-tu dire des choses pareilles? Elle qui a l'air si douce.
_ Hein? Qu'est-ce que tu viens de dire?
_ Rien.
_ Si si si, j'ai bien entendu. Elle qui a l'air si douce. Comment tu saurais ça si tu l'avais pas vue? Toi, tu es venue mettre ton nez dans mes affaires, comme c'est fait là.
_ Je m'inquiétais pour toi! Je n'ai pas osé venir après ton accident et je me sentais coupable, alors un jour je suis venue pensant te trouver et, et, et tu n'étais pas là – et Cécile m'a ouvert –
_ Pas la peine de chialer pour me dire ça. Vous êtes bien toutes les mêmes, pas une pour rattraper l'autre. De vrais comploteuses.
_ On a bu un café! Mais arrête de te sentir persécuté! »
Calme-toi. Ne dis rien. Ça veut dire que si elle est venue, elle a encore des sentiments pour toi. Tout n'est pas perdu. Il faut la jouer fine. Laisse couler. Essaie de dire que tu es désolé, que tu as encore des problèmes à accepter la perte de ton bras. Prends ton air de chien battu mais pas trop, tu sais bien faire. Dis-lui qu'il te faut du temps. Que tu comprends qu'il lui faut du temps pour elle aussi. Si avec ça elle mord pas à l'hameçon, tu pourras toujours aller pointer sur Meetic.fr.
« Je suis désolé, Hélène. Tu sais, j'ai encore des problèmes à accepter ce qui m'est arrivé. Il me faut du temps. Il nous faut du temps pour repartir sur des bases plus saines.
_ Mais ce que tu ne comprends pas, c'est qu'on pourra redevenir amis, mais que nous ne retournerons jamais ensemble, jamais. Tu me dégoûtes. Il y a des choses en toi qui ne changeront jamais. Tu ne mérites pas Cécile. Il vaudrait mieux qu'elle parte. »
Même flash dans les pupilles, même bruits de talons et de porte qui claquent. Même impuissance à l'arrêter. Certaines choses ne changent pas, on dirait.

Wednesday, 13 January 2010

A Question of Haptics


Having to do it all over again. Time spent and time wasted. We are alone together. Sharing things differently. Different emotions, different sameness of being. Wish we were closer emotionally. We see life through different lenses, through different senses. Full compatibility was never sought, but antipodes can deter. Fulfilment will have to wait, contentment inheriting the house and worn-out furniture and the bright rectangles left by freshly-gone frames on dull wallpapers.
Life is morosely hectic, frantic in its self-absorption and dim autarcy. Life could be slower that I wouldn't mind. Readiness is all, yet again. Ready to what. To jump off the sinking ship like so many proverbial rats? The ship has been taking water, has been drip-dripping, leaking patiently ever since the sails were set awaiting favourable winds.
Blurred reflection and artificial cosiness temper the excitement. A sudden chill caused by something other than the cold air.
Sleep might help soothe the discomfort. It might also bring sombre images triggered by our brains, thus increasing the sharp stabs of pain. Mektoub. But one can't resign oneself totally to an abstract estimate, can one? Accepting the idea of leaving one's fate to Amen rather than Chance pertains either to cowardice or to immorality. Even though no one should blame either. Escapism can take many forms and is the only remaining way out indeed, and the only means of going further. Like a weathervane. Escape, but once again: where?
Interest might be an apter way of putting it. The lesser of a thousand evils. Can one fight one's nature? It is mainly a question of willpower, sheer willpower bent on one purpose fit to make the acroteria of being tremble. The rest of the question must be left to Chance or to Mektoub. Opportunity left out or taken bodily. The idea of it abandoned because of convention or fear of hurting or of having to lie – one, and only one, outcome.
Trust. A gentle gesture of acknowledgement. Must this suffice. Or the hope of finding out oblivion hiding snugly in the dark of the mind, deep down where only sleep reigns. Deep down. Holding up the fort is still in my capacity, for the moment, as food is in store and as long as the morale of the troops doesn't rely on the weather forecast. Wish I knew how to find trust in sleep, other than having to learn the hard way.
Off-hand way of taking care. False impression of well-being? I'm here but I'm not. I am of no importance. Really. Could be Pete or Paul. Sense of security, of having someone by. Of owning happiness, dutifully or not, having something most people don't. Of belonging to the same happy, decorated, post-traumatic, post-orgiastic world. From now on it's everything in its right place.
Could it not be a more decent situation? I wish I weren't so prone to feel and to let myself wrap into feelings. Detached I should be, uncaring about other people, about how they feel. I should cast away the little decency that I have. One day perhaps I shall become that sort of person and believe that we can have fun, play human as if feelings were only some kind of spin-off of too much prefrontal cortical activity at some sweet hour.

Le pompiste



Un an avant la retraite. Tout le monde lui avait dit que c'était le plus long. On attendait ça pendant des lustres et quand on voyait enfin la ligne d'arrivée, c'était ça le pire. S'il avait le courage qui lui avait manqué toute sa vie, il aurait répondu que de toute façon, toutes les années étaient longues.
Longues comme des jours sans pain, tapi au fond de sa boutique, l'hiver, à attendre le client perdu ou en rade. L'été sur sa chaise pliante, sous le auvent, à attendre ce même client dépité, le touriste égaré qui finalement ne fera pas le plein, mais prendra une barre de chocolat pour les enfants qui braillent leur impatience dans la voiture.


Il était pompiste à la station Elan de Bonneval depuis que le monde était monde. Il avait connu les stations services qu'on appelaient jadis essencerie ou station de service. Son père en était alors le patron, et tenait aussi l'atelier de réparation automobile attenant. L'enseigne alors était Castrol – qu'il prononçait casserole – Elan était venu bien plus tard. Son père était une figure dans le coin. Il n'avait malheureusement pas hérité de ses doigts en or ou même de sa notoriété. L'atelier avait périclité sous ses yeux impuissants et le monsieur qui l'avait racheté, et qui le faisait tourner encore aujourd'hui, avait eu la gentillesse – oui, c'est cela, gentillesse, et surtout pas la pitié – de le garder au service du carburant. Il avait connu les pompes à essence qui portait leur juste nom: il fallait pomper comme un shadok. Gamin, il aimait ça par-dessus tout. L'odeur d'essence, les couleurs moirées sur le bitume. Les effluves de cuir neuf des voitures rutilantes. Les larges volants, le noir des carrosseries. Les gens ne s'en faisaient pas, à l'époque.


On était en 1999. Le 17 juin, pour être précis. Tous les matins le même rituel, cocher un jour sur le calendrier. Deux, en l'occurrence, vu qu'on était lundi et que le dimanche il fermait. La saint Hervé. Bonne fête à tous les Hervés, avait dit Poivre d'Arvor au journal de ce midi. Il se passait des trucs dans le monde, en France aussi, un truc avec une infirmière, mais lui s'en fichait pas mal. Il voulait qu'il se passe des trucs ici. Dans sa station service.


« Ben alors, t'en fais une tête d'enterrement, Dédé! Viens donc prendre un ballon!
_ Les gars, vous avez dit que vous viendriez faire le plein à la station et j'ai pas vu le bout de la queue d'un chat! »
Sourires gênés. Il savait qu'ils voulaient bien faire. Mais ils ne venaient pas.
«  Ben Mon Dédé, faut pas le prendre comme ça! Tu sais, tu ferais pas l'essence aussi chère, on se radinerait plus souvent.
_ C'est pas moi qui fait les prix! »
Encore des sourires gênés. On amène le ballon de vin rouge aux lèvres, mais on ne boit pas. Juste pour éviter de parler, de dire quelque chose qui blesse.


Ces quatre énergumènes n'étaient pas des copains d'école. Il n'y était pas allé. Son père avait cru bon de croire en lui quand tout le monde lui avait dit de réfléchir. Qu'il n'était pas fait pour ça ou qu'il n'avait pas ça dans le sang. Ça, ça, qu'est-ce que ça voulait dire? Il avait entendu sa mère, un jour, dire à la voisine: « Que voulez-vous, on peut pas l'empêcher d'aimer son fils. Tous les pères sont comme ça avec leur petit gars, non? » Oui. Mais l'amour de son père lui avait coûté, lui coûtait encore. Il se retrouvait donc à soixante-quatre piges, veuf depuis quatre ans, avec deux garçons qu'il ne voyait plus, à siroter un ballon de rouge tous les midis avec une poignée d'habitués qu'il considérait comme des amis. Peut-être mourrait-il tout seul, dans le dénuement le plus total. Il n'y aurait pas d'héritage à partager. Ah, si. La maison. Ses gosses auraient au moins quelque chose de lui.

En 95, le patron avait ajouté une boutique d'accessoires et de friandises, ainsi qu'une station de gonflage, parce qu'il avait délocalisé l'atelier pour l'agrandir; mais il avait laissé les pompes où elles étaient. « Trop cher pour les bouger, » avait-il décrété. Depuis, il était dans la zone industrielle qui avait poussé autour du bâtiment, seul, avec la concurrence déloyale des supermarchés et même de l'autre station Total à quelques kilomètres de là. Alors qu'Elan était une filiale de Total. Il ne comprenait pas. En même temps, il ne comprenait jamais grand chose, à quoi que ce soit.


« Ah! Ben alors Jacquot, tu t'es perdu?
_ Eh, pas de vannes, tu me pompes l'air! Hahaha! Tu me fais le plein, mon Dédé?
_ C'est parti! »
Jacquot se dit qu'il en faut peu, parfois, pour être heureux. Qu'ils abusaient, parfois, de pas venir plus souvent, ne serait-ce que pour le voir. Qu'il devait parfois s'emmerder sec, coincé ici. Qu'il aurait fallu, parfois, faire plus attention aux signes qui pourtant ne trompaient pas. Surtout depuis le décès d'Alberte. Il le regarda faire le plein de sa voiture et il vit un gosse, le sourire aux lèvres, un gosse de soixante piges et des brouettes. Il aurait pu aller jusqu'à imaginer son pote Dédé en gosse de dix ans et faisant exactement la même chose avec le même entrain, la même bouille ronde, mais il ne fallait pas abuser quand même. Il fallait déjà aller dans la boutique qui puait la poussière et l'huile de moteur, avec les bonbons collés aux parois des boîtes en plein soleil l'été. Peut-être même que les barres de Mars ou de Lion étaient périmées depuis Mathusalem. Il ne lui avait jamais dit, mais l'odeur avait déteint sur ce bon vieux Dédé.


Un an avant la retraite. Encore un an à tirer. Le plus long. « Bon dieu, » se dit alors Dédé devant son calendrier de routier, « qu'est-ce que ça va être. » Encore trois cent soixante-cinq journées longues comme quand on avait rien à faire. Peut-être même qu'il ne l'attendait pas avec autant d'impatience que son patron, comme il l'avait entendu dire à un autre employé. Il passerait donc ces jours à faire des mots croisés, à se tourner les pouces, à regarder les camions et les voitures aller à la déchetterie, à attendre le jour où il ne se lèverait plus pour aller à la station, mais le jour où il ferait quand même la même chose. Jusqu'à la fin.

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes #22


« Tu es bien installé? Tu as besoin d'autre chose?
_ Non, merci, ça va. » Il ne faut pas abuser des bonnes choses. Et pourquoi pas? S'il insiste, profites-en! Bon sang de petite voix. Machiavélique. Tentatrice. Il n'y a pas de mal à se faire du bien. Il le sait, mais elle lui fait faire et dire des choses qu'il n'aurait jamais soupçonnées. Depuis son fameux coup de soleil qui l'a fait dérailler, il a changé. Sa petite voix est devenu envahissante, totalitaire. Mais d'un autre côté il a obtenu, sur ses conseils, tout ce qu'il désire. Tout le monde l'écoute, s'occupe de lui, le traite comme ils auraient toujours dû le faire. Et il aime ça par-dessus tout.
« Tu es sûr?
_ Je voudrais pas abuser, mais tu peux m'apporter mon ordi?
_ Tu veux travailler? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Je devrais demander à Cécile ce qu'elle -
_ Au diable Cécile! Je peux bien faire les choses sans qu'elle vienne fourrer son nez partout! » Il ne regarde pas Michel qui doit sûrement avoir une moue réprobatrice plantée au milieu du visage. Tu t'en fous, bien dit. Il sait. Mais il n'aime pas froisser Michel. On peut se défausser d'un atout, mais il faut tout de même conserver une bonne main.
« Je te trouve dur avec elle. Et je te dis ça en ami.
_ Merci du conseil. Ne t'inquiètes pas, je gère.
_ Tu sais pourtant que je l'ouvre pratiquement jamais. Je dis pas ce genre de trucs. Ça me met mal à l'aise...Je peux continuer?
_ Haha! Sacré Michel. Comme si tu avais besoin de moi pour dire ce que tu penses! Mais bien sûr que tu peux continuer.
_ Merci. Tout le monde pensait qu'après le mariage vous...comment dire...vous aviez...enfin...vous étiez ensemble quoi.
_ Pourquoi ça?
_ Ben je sais pas. Tu l'as pas ramenée chez toi?
_ Elle était ivre morte. Et puis ça aurait rien changé.
_ Euh...ah. Bon. Enfin, je trouve que t'es dur avec elle. Elle a fait tout pour que tu te sentes bien ici, surtout depuis ton retour. Elle fait tout comme d'habitude, quand tu étais à l'hosto.
_ C'est bon, on va lui décerner l'oscar de la meilleure aide ménagère.
_ Mais qu'est-ce que t'as contre elle?
_ Mais rien! C'est juste que c'est chacun à sa place. » Et maintenant tu la fermes, mon garçon. Il ne faut pas qu'il pousse mémé dans les orties. Il a dit ce qu'il avait à dire. C'est entendu. Mais il n'y a rien à ajouter, de part et d'autre. Tout de même...elle ne se prend pas pour n'importe qui, cette voix. Jamais il ne parlerait à Michel comme ça. Tu es sûr de toi? Il ne l'écoute pas tout le temps non plus.
« Merci Michel de t'inquiéter. Ça va. Je sais qu'on s'est rapprochés un peu, mais rien de grave ou de concluant. On n'est pas du même monde. D'ailleurs, tu sais que j'ai rendez-vous avec Hélène demain?
_ Oui, tu me l'as déjà dit. Tu es sûr que c'est bien pour toi?
_ On va juste se revoir en amis. Rien de plus. Et puis s'il se passe un truc, eh bien tant mieux!
_ Si tu le prends comme ça, tant mieux oui. Mais fais attention à ménager Cécile un peu. Si tu perds son aide, tu seras bloqué ici, comme avant.
_ Je peux m'affranchir de certaines choses, tu sais. Avec le temps, on développe des stratégies compensatoires. Je peux, avec un peu d'effort, me passer de son aide...» Une dernière fois, il esquive le regard de Michel. Sa moue. Quelle moue d'ailleurs? Il ne veut pas savoir. Surtout pas alors qu'il ajoute, tout bas, murmurant suffisamment pour suggérer à son compagnon que les choses vont changer: « surtout si Hélène revient. »

Sunday, 10 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes, #21


« Que se passe-t-il? Michel m'a dit que vous étiez rentré? Vous ne vous ne sentez pas bien?
_ Mon bras me fait mal. J'ai mal, Cécile.
_ Vous n'avez plus votre bras. Rappelez-vous, vous l'avez perdu il y a plus d'un an. Vous avez eu un accident.
_ Mon bras......je vous dis que j'ai mal au bras...mais regardez! Faîtes quelque chose bon sang!
_ Vous êtes brûlant. Je vais appeler le SAMU. »



« Il délire complètement. Il n'arrête pas de dire qu'il a mal au bras alors qu'il ne l'a plus depuis plus d'un an.
_ A-t-il été malade récemment? » Le médecin urgentiste va vite, observe méthodiquement.
« Pas que je sache, non. Il ne prend pas de médicament non plus.
_ Vous êtes sa femme? Pas d'anti-dépresseurs?
_ Mon bras...!
_ Son aide ménagère. Non. Je n'ai jamais retrouvé d'ordonnance non plus. Vous pensez à une fièvre?
_ Due à quoi? Vous semblez dire que rien n'explique ce délire. Prend son pouls. » Son jeune collègue s'exécute. Elle a l'impression qu'il la juge, la teste. Il griffonne sur son calepin. Impression de déjà-vu.
« Aaaargh! » Elle le regarde souffrir. Alors elle se lance.
« Ce n'est pas une nosocomiale. Pas une grippe non plus. C'est peut-être un érythème actinique, regardez son visage et son avant-bras. Ou une hyperthermie.
_ Un coup de soleil? C'est peut-être dû au fait qu'il a du mal à respirer. Il a vomi?
_ J'en peux plus! Tranchez-moi le bras!
_ Je pense oui, mais pas depuis que je suis arrivée.
_ Comment pouvez-vous l'affirmer donc?
_ Le gant de toilette sentait le vomi.
_ On va vérifier sa température pour l'insolation. Vous êtes médecin ou quoi? » Elle préfère ne pas répondre, détourne le regard. « Bon, c'est pas grave. On va l'emmener, au cas où il y aurait autre chose. Ils le mettront en observation un peu. Vous connaissez sans aucun doute le chemin de l'hôpital. Allez, on le brancarde. » Oui, elle connaît le chemin, et elle t'emmerde, accessoirement.


Elle décommandera, en route derrière l'ambulance, ses rendez-vous, demandera à une collègue de la remplacer pour cette après-midi – elle lui renverra l'ascenseur, promis – appellera Michel pour lui dire de venir. Michel qui lui confirmera qu'il est allé déjeuner un sandwich dans un parc et qu'il s'est endormi en plein soleil. Et tout le long de cette route où il n'y a que des péquenauds qui n'avancent pas, elle espérera – sans aller jusqu'à prier, parce qu'elle ne fait plus ça depuis longtemps, mais ça y ressemblera étrangement – que dans son délire, il ne se souviendra d'aucune bribe de cette conversation.

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes, #20


« Pourquoi vous m'avez laissée boire comme ça. J'ai mal à la tête!
_ Vous aviez l'air inarrêtable. Je n'ai donc pas essayé.
_ Je maudis votre cartésianisme.
_ Vous ne devez pas être en si mauvais état que ça: vous utilisez des mots de plus de quatre syllabes.
_ Ça m'arrive plus souvent que vous ne semblez le croire. Pas souvent à bon escient.
_ Je vois que vous avez trouvé où sont les peignoirs...Vous avez une sale tête.
_ Je vous retourne le compliment. Je suppose que j'ai dû être très volubile.
_ En effet, vous m'avez confié de nombreuses choses intéressantes. D'autres moins.
_ Comme?...Ne me faîtes pas languir, je n'aime pas ça...Allez!...Vous êtes infernal!
_ Laissez-moi me délecter de ce moment de toute puissance, c'est si rare dans la vie d'un handicapé!
_ Il vaut mieux entendre ça que d'être sourde. Ça vous dérange si je me fais un café?
_ Depuis quand vous me demandez la permission? Ça ne me dérangera pas si vous en faîtes pour moi aussi.
_ J'ai la gueule de bois, pas celle des mauvais jours. C'est juste que je ne suis pas, comment dire, « en service ».
_ Vous réagissez comme ça? Étrange. Alors je vous donne mon absolution tout de suite.
_ Pour quoi? En deux mots « pour » « quoi ».
_ Pour prendre une douche.
_ Et je suppose que vous trouvez ça drôle. Je réagis à deux à l'heure et vous vous moquez.
_ Juste un peu. Allez faire ce café, vous reviendrez plus vite dans le monde des mortels. » Elle traîne des pieds. Elle qui est si dynamique d'habitude. Il l'entend prendre le café dans le placard du bas et les tasses dans celui de droite, en haut.
« Non. Je suis une déesse. Rien ne peut m'atteindre, et surtout pas la bave d'un mortel comme vous. » Bon sang, mais c'est ça! C'est ça qui lui fait tant plaisir et qu'il déteste chez elle: c'est comme si elle vivait chez lui, mais n'habitait pas ici. Elle connait l'appartement comme sa poche, elle a ses marques dans chaque pièce, mais elle est encore une étrangère chez lui, parce que c'est ça qu'elle veut.
« J'y pense. Vous n'avez personne à prévenir? Personne qui s'inquiète de ne pas vous trouver au lit en ce jour superbe?
_ Un: belle technique, mais un rien pachydermique et Deux: ce n'est pas vos oignons.
_ Tant pis pour vous. Vous donnez donc votre vie en pâture à mon imagination. (Il l'entend étouffer un rire). Donc de deux choses l'une: soit vous avez un compagnon occasionnel dont vous préférez taire l'existence, soit vous n'en avez pas et vous avez peur de passer pour une beauf parce que vous êtes seule à plus de – quel âge vous avez, au fait? » Elle a le dos appuyé au montant de la porte de la cuisine. Elle essuie une tasse. Elle sourit.
« Je vous voyais aller droit dans le mur et je vous ai laissé faire. Vous êtes mignon, parfois. Je resterai coquette sur mon âge. J'apporte le café.
_ Ne partez pas. Mais – d'accord – (il se lève) vous ne pouvez pas « rester coquette » sur votre âge! Les dames font ça quand elles ont plus de cinquante ans.
_ Alors je ne fais pas mon âge.
_ Pour une fois, arrêtez d'esquiver. Répondez.
_ Je vais prendre une douche. Je vais ensuite faire à manger pour la semaine, comme ça je n'aurai pas à revenir demain. Pendant ce temps, vous me préparerez votre liste de courses. Vous me direz quelles chemises et quels pantalons vous voulez porter. Je repasserai le plus urgent tout à l'heure et je finirai le reste mardi. (Elle se dirige vers le couloir, puis se retourne.) Et une dernière chose: je n'esquive pas. Je suis coquette littéralement, nuance.
_ On ne peut pas dire que vous manquez d'aplomb. » Mais il parlait déjà à son dos.

Saturday, 9 January 2010

Manuel quotidien de résistance acharnée à l'usage de tous ceux qui luttent parfois contre eux-mêmes, #19


« J'aime bien discuter avec vous.
_ Je croyais que vous ne le diriez qu'une fois.
_ Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. D'ailleurs, en parlant d'imbéciles, vous aviez raison: il y en a un sacré vivier ici. Belle cuvée, franchement. Je me suis faite abordée sur le chemin des toilettes – alpaguée plutôt – par un cousin par alliance de votre Michel. Passablement éméché, le bougre. Il semblait vouloir profiter de mes charmes qu'il a exprimé dans un langage plus fleuri qui n'aurait pas déplu à Verlaine.
_ Alors?
_ Alors quoi? Eh bien, je l'ai embrassé fougueusement dans le cou et nous avons fini notre affaire dans les toilettes.
_ Bien. Rien de tel que la jeunesse pour rappeler aux anciens les plaisirs de la vie. Vous avez pris votre pied?
_ Non mais! Je vous en prie. Ce n'est pas parce que nous venons d'entamer et de finir cette bouteille de Bordeaux ensemble, que cela vous permet d'être contaminé par la grivoiserie environnante.
_ Alors?
_ La réponse est non.
_ Dommage, mais s'illustre bien là votre destinée dans toute sa splendeur. Vous ne retirez jamais de plaisir de vos relations avec les infirmes de ce monde, avec les nécessiteux qui vous tendent la main.
_ Je vous remercie de cette fine analyse, même si elle sent un peu le cliché.
_ De rien. » Blanc. Encore un. Ils ont été nombreux ce soir. Elle observe souvent les groupes de discuteurs, de danseurs, de buveurs – les plus nombreux – le sourire aux lèvres. Il ne regarde qu'elle. Elle se tourne vers lui en tenant son verre à hauteur de son visage. Il ne regarde que ses yeux verts.
« Si je peux me permettre, vous aviez tort au niveau des flonflons. » Deux petites boules de duvet blanc, accrochées au pied du verre, pendaient festivement. Il se demanda deux secondes pourquoi il pensait à « festivement » et ce qu'il pouvait bien entendre par là, puis il vit le sourire éclatant de Cécile.
« Vous avez l'air de bien vous amuser.
_ Je dois dire que ce remariage dépasse mes attentes.
_ Vous êtes sévère. Michel a beaucoup de qualités.
_ On choisit ses amis, pas sa famille. » Autre blanc. Il ne lui a pas demandé pourquoi elle a changé d'avis aussi soudainement. Le lendemain de leur « mise au point », il avait vu son numéro s'afficher sur son portable, n'avait pas décroché, avait attendu qu'elle laisse un message. Elle avait appelé trois fois avant de s'avouer vaincue. Il imaginait l'attente entre ses appels. Le questionnement. Le doute. La résolution prise, au final, de laisser le message qui disait qu'elle viendrait au mariage avec lui, en tout bien tout honneur.


« Cette demoiselle n'arrête pas de vous fixer depuis tout à l'heure.
_ Je crois pouvoir expliquer ça par le vide dans ma manche droite.
_ Cessez de tout ramener à votre bras. Je vous dis qu'elle vous dévisage et qu'elle a autre chose en tête que votre bras.
_ À quoi voyez-vous ça?
_ Elle me fixe comme si j'étais LA femme à abattre. »


Sur les conseils de Cécile, il avait fait le premier pas. Il devait être deux, trois heures du matin. Beaucoup manquait déjà à l'appel. Partis cuver la première tournée de vin rouge et de champagne. Toute cette viande soule reviendrait pour la soupe à l'oignon. Lui, Cécile et la charmante demoiselle manqueraient la soupe, tout occupés qu'ils seraient à faire connaissance. Il avait fini par faire céder Cécile qui, du coup, se serait retrouvée seule au milieu de...de ce groupe, dirons-nous. Elle ne voulait pas s'immiscer entre eux deux, mais ne pouvait se résoudre à fraterniser, même sous l'effet euphorisant de tout type d'alcool, avec quiconque ici, surtout pas les membres de la gent masculine.
Une discussion à bâtons rompus s'était engagée sur la nécessité ou non de mettre des fanfreluches au pied des verres. Cécile avait au préalable remis les compteurs à zéro en se présentant comme son « employée ». Il avait rectifié en disant « mon indispensable aide à vivre ». Elle avait paru touchée, Élisabeth ravie. Et comme lui avait susurré Cécile à l'oreille: « Ya plus qu'à. » Ils avaient donc bavardé sans discontinu jusqu'à ce que...


La soirée touche à sa fin.


« Voilà le dilemme. Soit vous me raccompagnez chez vous – pour que je puisse récupérer ma voiture – et vous la laissez là. Soit je me fais raccompagner par le – par le – cousin de Michel que je vais devoir – sortir de sa torpeur alcoolisée – et vous rentrez avec elle finir votre – discussion autour d'un dernier – verre de – Beaujolais.
_ C'est là que vous vous posez les mauvaises questions. Je vais vous ramener. Élisabeth attendra. Nous allons échanger nos numéros et nous nous reverrons dans d'autres circonstances.
_ Vous m'impressionneriez, si seulement – si seulement, je ne savais pas – qu'elle vous plaît beaucoup.
_ Elle me plaît, j'en conviens – votre manteau – mais il faut dissocier plaisir d'un soir et déplaisir du lendemain.
_ Il n'y a pas de mal à se faire du bien.
_ Je ne m'en ferai pas si j'agissais de la sorte, en vrai mufle.
_ Je ne vous connaissais pas avant, mais vous avez changé. Moi je dis: plaisir d'un soir, espoir!
_ Vous êtes soule. Tenez votre langue.
_ Ou quoi? Vous voulez me faire taire? Cette langue est folle, prenez garde. Elle n'obéit qu'à une langue plus folle encore. » Elle se rapproche d'un coup, tanguant sur ses pieds. Elle se raccroche à lui. Son haleine empeste le vin. Son visage est plus près qu'il n'a jamais été.
« Vous êtes soule, l'une comme l'autre, et je parle d'Élisabeth.
_ Oui, mais moi je vous connais plus qu'elle. » Il n'a jamais entendu ce ton dans sa voix.
« Mon Dieu, seriez-vous jalouse?
_ Vous venez de le dire: je suis soule, je ne sais pas ce que je dis.
_ In vino veritas. » Elle a fini par écraser sa tête dans son épaule. Elle dort debout. Au loin, au fond de cette salle des fêtes jonchée de cotillons, sur les tables en désordre – plusieurs chaises sont renversées, des bouteilles aussi, répandant leur précieux liquide sur le parquet – Élisabeth a la tête dans ses bras croisés. Elle doit dormir. Il demandera son numéro à Michel.
Il passe son bras gauche autour de la taille de son « aide indispensable à vivre » et entame le long chemin tortueux vers la voiture, dans la voiture puis à travers la campagne, la ville, puis le parking de sa résidence, puis dans l'ascenseur, le couloir, l'appartement, jusqu'à son lit. Il dormira sur le canapé. Et là, en un instant, les larmes montent, embuent son regard. Pourquoi? demande la petite voix aigrelette. Parce que même s'il le voulait, il ne pourrait pas la déshabiller sans son aide. Il ne pourrait pas la porter dans ses bras si elle le demandait. Il n'a pas fait l'amour une seule fois depuis son amputation. Il ne sait tout simplement pas. Alors, après un dernier verre de vin, il se laisse sombrer, au petit matin d'un dimanche déjà bien entamé, dans un sommeil agité.
Cécile, dans quelques heures, le réveillera en s'asseyant à côté lui, un verre d'Efferalgan à la main et les cheveux en bataille.

This is no longer home

On the train back to the old place unsure if any memory is left there Surely there must be an old cigarette burn hissing embers fusing ...