Friday, 9 November 2007

Assassin #6

10 décembre,

La lassitude parfois de n’arriver à rien. A ne rien écrire, à ne pas réussir. J’aime les mots, je les connais ; j’ai l’histoire, je la maîtrise. Mais il manque toujours un petit quelque chose qui fait pourtant tout. On n’accroche pas à l’histoire. Ça ne sert à rien d’écrire. Je me console avec un peu de poésie, elle ne risque pas d’être publiée. Mais les romans. Une vraie chienlit. Plus envie d’écrire que d’écrire quelque chose dont les gens vont penser que c’est une belle merde. On veut terriblement mais on ne peut pas. Parfois le mot juste – cette épiphanie singulière de l’écrivain qui se dit : « C’est exactement le mot que je veux ; la phrase que je devais écrire » – même ce mot juste me fait douter : moi, je le trouve juste, mais ai-je amené le lecteur à considérer ce mot, ce passage, comme le bon ? Au moins avec le sang on n’a pas ce problème. On assassine et quelque soit la méthode on a l’ivresse.

Thursday, 8 November 2007

Assassin #5

9 décembre,

Je suis cantonnier. Les gens dans la rue ne me voient pas. Ils détournent le regard ou m’ignorent complètement. Ils rejettent tout ce qui ne leur ressemble pas, loin d’eux. Je ramasse les fèces de leur chien, je nettoie les caniveaux des feuilles mortes, des rats au ventre gonflé, des oiseaux écrasés, les vomis dominicaux sur les trottoirs. J’ai un balai entre les mains et j’aime faire des pauses qu’ils se complaisent à appeler « syndicales » pour aller boire un ballon de vin rouge au bistrot du coin. J’ai le teint aviné et je n’ai pas besoin de gants l’hiver parce l’alcool tient chaud. Je vis vieux parce que l’alcool préserve. Je vis dans un misérable logement de bonne sous des combles insalubres parce que mon misérable émolument ne peut me donner mieux et le fait que je n’ai pas fait d’étude me donne le droit de ne rien dire, de ne pas me plaindre. La société est déjà assez bonne de me donner un emploi et un toit. Assez bonne de m’héberger en son giron compatissant mais limité. De travailler pour me sustenter. La société ne peut rien faire de plus que de passer son chemin. Après tout, il n’y a pas qu’un cantonnier sur terre. Qui se ressemble s’assemble. On a mis l’eugénisme au ban de la société alors qu’elle le pratique couramment et sans remords. On ne m’a jamais appris à lire. Je ne sais pas me comporter en société. Je rote, je pète. Je me lave quand j’ai le temps, quand j’arrive à sortir suffisamment de ma léthargie éthérée pour aller justifier le maigre salaire que la société a consenti à me donner. Nombre de mes compatriotes se sont passés la corde au cou, pour le plus grand désintéressement de la population, pour le très bref désoeuvrement de la mairie. Personne n’est irremplaçable. Je prouve au monde que justement si. Que je m’éduque en autodidacte parce que je n’ai pas eu l’opportunité de le faire plus tôt. Que je connais plus de choses sur les anciennes civilisations que l’idiot moyen qui foule le petit tas de poussières sur le trottoir que je balaie. Que je sais lire le grec et le latin. Que je peux parler plus de six langues. Que je connais chaque partie du corps humain, peut-être aussi bien qu’un chirurgien. Que je reconnais une œuvre musicale classique dès les cinq premières notes. Que je connais mes peintres. Mes auteurs. Que je possède plus de deux mille livres dans le gourbi dans lequel je traîne ma pauvre carcasse. Deux mille livres lus. Et desquels je me souviens. Que je hais la plupart des êtres humains dont je croise le chemin. Que je suis capable de vider un gros porc de ses sept litres de sang en moins de vingt minutes. Que je suis capable d’étrangler une personne en moins de sept secondes sans qu’elle puisse émettre le moindre son, pas même le plus léger gargouillis. Que je peux dépecer un homme dans un parc un dimanche après-midi en moins de trente minutes sans que personne ne remarque quoi que ce soit, surtout pas son enfant qui est en train de jouer six mètres plus loin sur une balançoire. Que je suis assez lucide pour voir que ce que je fais est qualifié de monstrueux et de barbare par la plèbe sans pour autant être condamné par le reste de la planète en temps de guerre. On a parlé de moi, certes, à plusieurs reprises et assez violemment dans les bars et autres échoppes de la ville et je suppose également à travers le pays, mais rien ne transparaît à l’échelle mondiale. Les familles sont émues mais ne cherchent pas à se venger par leurs propres moyens. Gilgàmesh n’aurait jamais laissé les choses se passer ainsi. Ni Hector ni Médée. Il n’y a bien qu’un universitaire dégarni et gâteux pour s’extasier devant un jeu de mot tel que un coup de dé jamais n’abolira le hasard. Le hasard est justement le jeu de dé. Et je joue au dé avec chacune de mes victimes.

Wednesday, 7 November 2007

Location unknown

To be or not to be, that is the question...

Assassin # 4

8 décembre,

Le poète doit agir parce que l’homme agit sur le monde qui l’entoure. Il ne sert à rien d’avoir inventé des mots pour les laisser tomber ensuite. Ceux qui ont fait ça ignorent ce qu’est une patrie, complètement. Ils ne savent pas ce qu’être homme a pu signifier dans une ère où l’homme avait la place de subalterne et de maître. Il maîtrisait tout et ne maîtrisait rien. Il avait encore peur. Et s’intéressait à tout avec l’ingénuité d’un enfant. Il ne dédaignait rien. Pas même ce qui n’était que périphérique à sa vie. Il travaillait et donnait tout son sens à cet aphorisme de Saint-exupéry qui résonne comme une sentence: "La grandeur d'un métier est avant tout d'unir les hommes ; il n'est qu'un luxe véritable et c'est celui des relations humaines." Nous existions parce que nous nous serrions les coudes.

Assassin #3

7 décembre,

On ne parle même plus de vous dans les journaux. Peut-être que la police cherche à faire croire au meurtrier que je suis que plus personne ne le recherche. Banal ne veut pas dire que je ne prenne plus mes précautions, je les ai toujours prises, ce n’est pas maintenant que je vais me trahir. On pensait que même les journaux à scandale avec leurs mots sirupeux et aguicheurs tiendraient la distance, même pas. On a fait la une pendant quelques temps et puis on s’est lassés de mes corps, de mes œuvres à cœur ouvert. On n’a plus trouvé cela beau, on a trouvé cela morbide et le mot m’allait bien mais il avait un goût de défaite dans la bouche alors j’ai laissé tomber cette voie-là et j’ai continué avec une perspective artistique cette fois. Mes poèmes prenaient de belles envolées et tout tendait à ce que je réussisse à trouver ce que je cherche désespérément mais tout est tombé à l’eau quand ils m’ont dit avoir trouvé une empreinte partielle. Mais je n’ai mordu à cet hameçon que deux jours. Deux jours durant lesquels j’ai bien failli me compromettre à plusieurs reprises. Je suis même retourné sur les lieux pour demander aux badauds ce que les policiers avaient trouvé en essayant de ne pas attirer les soupçons. Un peu plus et ils me demandaient à prélever un échantillon de salive. De salive. Mon cœur battait à tout rompre et j’ai manqué m’évanouir mais j’ai réalisé quelque chose que je n’avais pas vu jusqu’alors : j’aimais le risque. Le frisson qui vous parcourt l’échine alors que vous découpez un foie et qu’il ne vous reste plus que le cœur. Que quelqu’un vous surprenne pendant l’acte. Et puis un jour il faudra bien que je me fasse prendre ou alors que je me rende pour trouver alors les mots avec les gens de justice et une nation entière qui ne comprendra pas. Nous comprendrons ensemble. Nous trouverons les mots ensemble, nous les inventerons s’il le faut. Nous laisserons de côté ceux qui fleurent trop la banalité et nous en déterrerons des âges immémoriaux, ceux qui servirent jadis à éventrer les troyens ou les spartes, ceux qui servirent à fonder le monde et le valhallah.

Thursday, 1 November 2007

Assassin #2

6 décembre,

La texture râpeuse de mots, rêche ou parfois douce, m’est perdue. Je ne saurai prédire l’avenir, savoir si ce goût perdu reviendra. Je dois vivre, à la place, avec le goût du sang. Il y a beaucoup de mots qui décrivent le goût du sang : chaud et liquoreux, excitant parce qu’il a le goût de l’interdit, amer parfois, sucré selon, entêtant, puissant, galvanisant. Ce goût m’est venu comme par hasard, par instinct presque. Oui, j’ai tué. Tué parce que j’étais déjà en train de perdre le goût des mots et je pensais, à tort, que tuer me redonnerait le goût de vivre, de communiquer, de parler et de ressentir. Tuer ne m’a jamais apporté que des soucis. Ce n’est que des embêtements à répétition et desquels on ne se sort pas. Se débarrasser d’un corps devient vite une corvée, le meurtre perd de son attrait, peu à peu, corps après corps. Peu à peu on perd le goût des mots dans le goût âcre du sang, on ne cherche plus qu’un échappatoire qui nous échappe de plus en plus sans qu’on y puisse rien faire et on se sent perdu, de plus en plus perdu, loin de tout déjà et s’éloignant à mesure que l’on tue, et les corps finissent par se ressembler et on finit par tuer par habitude et puis on se ressaisit et on se dit qu’on ne tuera plus et puis on finit par tomber sur un corps qui a toute la vigueur du monde et on finit par succomber à la tentation et on a déjà du sang jusqu’aux coudes avant de réaliser qu’on a recommencé à tuer. Il ne faut jamais commencer à tuer, on ne s’arrête plus ensuite. La salive finit par prendre la texture du sang, puis son goût, puis on l’a dans la bouche du matin au soir et la nuit aussi quand un klaxon vous réveille en sursaut et on finit par s’en lasser et par ne plus y faire attention et ça devient banal. C’est à cela que je veux en venir. Les mots à l'instar du sang se perdent dans l’océan du banal, du quotidien, du trivial qui laisse des traces de boue sur nos paillassons les jours de pluie. C’est lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter que cela devient dramatique.

Wednesday, 31 October 2007

Assassin #1

5 décembre,

Le goût des mots perdu dans ma bouche. La déception est par trop amère, agit comme un froid sibérien sur mes papilles. Anesthésié. Rien de personnel là-dedans. Dit-on. Libellule. Le chant des libellules. Ça me faisait presque pleurer tellement c’est beau. Pas parce que c’est moi qui l’avais écrit. Mais parce que c’était, parce que le mot existait, parce qu’il avait une musique particulière à mes oreilles, à mes sens. J’avais des réactions épidermiques avec des mots. Dyspraxie me filait la chair de poule. Alors qu’hécatombe me faisait rêver. Raspoutitsa était magnifique. Idiot me faisait rire. Idée me laissait sur ma faim. J’attendais toujours la suite qui évidemment ne venait jamais. Idée…sa, me, quelque chose quoi. On pourrait dire, oh Dieu, bien des choses en somme. Eh bien non, on ne pouvait pas dire grand-chose de plus qu’idée de peur de ne pas être compris. Idée en verlan ne ressemble plus à rien. En revanche idea en anglais me rassasiait. Je reconnais sans honte que j’aimais les mots longs, compliqués, goûtus. Avec du corps, que l’on pourrait presque palper, humer, sentir. La monosyllabique haine m’emplissait d’un sentiment de grandeur incroyable. Légion ne revenait pas à dire libellule même s’il me faisait pleurer. "Parce que mon nom est Légion". Tellement de choses derrière. Hubris. Ubiquité. Nyctalope. Meurtre.

Le chemin des albatros

Longtemps j’ai contemplé la carène blanche des albatros
Sillonner de leurs amples voilures les flots écumeux du ciel.
Longtemps j’ai écouté le chant des phares éclairer l’obscurité des parallèles.
Nous sommes les œuvres vives de la mer voguant nuit et jour dans les brumes et les vents.
Longtemps j’ai cru que les routes des astrolabes amèneraient à des oasis de savoir.
Longtemps j’ai vu les conquistadors tracer dans la cendre un mot de leur doigt
Effilé comme un squelette épelant la mort implacable et justifiable,
Garant d’une pérennité à claire-voix.
Longtemps j'ai regardé devant moi l'horizon des possibles.
Longtemps de lourds nuages noirs menaçants barraient la route.
Nous sommes nés marcheurs mais préférons le calme des plaines
Aux arêtes rugueuses des montagnes.
Le guet apparaît plus aisé et rassurant que la rivière, et pourtant
Nous nous noyons dans un verre d'eau.
Alors la carlingue plumée des albatros rainuraient les nues
Sans autre volonté que de montrer la voie.
Et les doigts grisés de cendres étendus désignaient les oiseaux,
Les abattant du même coup.

Il était là, il est venu

« Hāfiz du savoir du monde, venu du grand Shēol, il est venu. » Il pleure. A genoux, les décombres écorchant ses jambes ; une épaisse poussière le recouvre de la tête aux pieds. Et ses larmes creusent deux sillons de malheur sur ses joues blanchies. « Il était là. » On apprend à se caparaçonner contre la tristesse quand on est à sa recherche. Quand on le traque. Sans relâche. On en oublie le boire et le dormir. On va là où il est, mais il n’est déjà plus là. On a des photos cornées, floues, prises par un amateur, une silhouette dans la nuit, achetées à prix d’or sous le manteau ; on montre aux gens qui hochent vivement la tête et sans hésiter reconnaissent ce que l’on croit n’être qu’un mirage et pointent un doigt tremblant vers l’horizon. Avec le temps on comprend un peu le langage du pays. « Il était là. » « Il est venu. » Ce malheureux n’échappe pas à la règle. Je me retourne ; le village n’est qu’un amas de ruines branlantes. Comme après un séisme, mais un séisme incommensurable sur l’échelle des hommes. Les seules habitations qui ont échappées aux flammes ont vomi leur mobilier et les fenêtres béantes n’ouvrent que sur l’obscurité de murs mis à nu. Voilà son œuvre.

« Cюдá ! Cюдá ! »

Tout le monde accourt. Une autre de ses œuvres. A nos pieds, dans un fossé creusé à même un cratère d’obus, gisent pêle-mêle des cadavres par dizaines. Tous nus, décharnés ; mutilés pour certains. La mort leur a apposé un rictus de douleur que le corps, à jamais figé dans sa physicalité – dans des postures de pantins désarticulés jetés avec une négligence travaillée – conservera jusque dans la putréfaction. On prend une série de photos, une de plus. Et on marche plus à l’Est. Semblable à une dépression atmosphérique, il a tourné sur lui-même et s’enroule ainsi vers l’Est, courbant sa trajectoire et les échines des hommes. Il vole, rapine, viole, brûle prostitue, massacre, torture, mutile, destitue. Il est venu. Il a tué. Il contrôle. Et je le cherche, comme d’autres.

De retour à un hôtel bombardé, aux murs soutenus par des étais de fortune, on passe un ou deux coups de fil qui passent, ne passent pas, on se renseigne avec les moyens du bord. Oui, il est plus à l’Est. Demain, peut-être, aura-t-on de la chance. On écrit une ou deux feuilles qu’on faxera quand on pourra. On vérifie son matériel, la batterie de l’appareil – le nombre de « shots » dispos sur la carte mémoire. Tout est OK. L’ère numérique n’a pas que du bon. L’électronique qui fait fonctionner mon appareil photo est sensiblement le même que celui qui dirige un missile. Voir son visage. Juste une fois, c’est tout ce que je demande. Savoir. Celui qu’on cherche depuis tant de temps. Autant de gens ne peuvent avoir tort.

Lendemain. La route vers les montagnes de W– est truffée de nids de poule. Nous sommes en tête de colonne. Tout en roulant, je prends quelques shots de maisons délabrées et des tombes de fortune qui les accompagnent, quand ce n’est pas de la terre simplement jetée à même la dépouille. Non, on n’a pas le temps de s’arrêter. Les casques bleus qui m’ont fait la faveur du transport sont nerveux. Le rendez-vous est pris aux pieds de la montagne. Cette nuit il a encore frappé. Le village, déserté par les hommes partis guerroyer, habité uniquement par des femmes et des enfants, a souffert le martyre, paraît-il. Le blindé halte. Un homme gesticule au milieu de la route, boîte en notre direction, hurle quelque chose d’une voix qui a trop hurlé.

« Il dit qu’il faut le sauver des griffes de la mort, » interprète un gradé.

« Il est là ? » La question est sortie, malgré moi.

« Non, et c’est pas aujourd’hui que vous le verrez, » « ni demain d’ailleurs, » ajoute-t-il. On verra ça. On repart. L’ordre a été donné par radio aux blindés derrière de s’occuper du malheureux errant. Combien rentrent pour retrouver une maison détruite, une famille décimée, humiliée ? Combien repartent alors se battre la rage au ventre ?

Une heure se passe. Un soldat en face de moi s’assoupit. L’atmosphère dense et confinée. Sa tête ballotte au gré des soubresauts du blindé. Il lutte contre le sommeil, en vain. De temps à autre un message radio grésillant à tout rompre dans la coque de métal blindée nous surprend, nous fait sursauter. Mais « R.A.S. » est l’unique réponse de ces soixante dernières minutes. Tous ici, sans exception, nous avons tous une famille qui nous attend là-bas, dans un pays où la paix règne ; le soldat devant moi ouvre les yeux. Un nid de poule trop profond, sans doute. Le conducteur doit lui aussi céder à la tentation de fermer les paupières, pour une seconde, pas plus. Le soldat a l’air surpris. Il me regarde, comme me questionnant. Je lui souris et, tous deux ballottés comme des pantins, je lui demande depuis combien de temps il est là. Mais aucun son ne sort de ma bouche. Je viens de sentir ce qui l’a sorti de son sommeil. Je sens mon sourire disparaître peu à peu, ma peau se détendre peu à peu. Une vibration qui s’estompe en un instant en fourmillant le long des jambes. Je scrute l’arrière du blindé et quatre paires d’yeux me fixent. Tout le monde est tendu, les mains crispées sur la crosse du fusil. L’un des regards tombe plus bas sur moi, je le suis. Mes mains ont enserré l’appareil photo ; les articulations blanchissent sous la pression. Echange de sourires tendus. La voix du Capitaine résonne un instant. « Colonne de fumée à 11h. Deux secousses – trois secousses – sûrement des tirs de mortiers. Déploiement. »

La tension monte d’un cran. Je sens les gouttes de transpiration couler dans mon dos. Nous avons tous les yeux rivés au-delà du pare-brise.

« Ralentis un peu. » Pourquoi ralentir ? S’il est là, autant y aller. J’en ai marre de le rater.

« Merde, j’aime pas ça. Arrête-toi. » Mais pour–« Arrête-toi ! » Le sixième sens du Capitaine ne nous a pas sauvé la vie, parce que l’obus tombe à cinquante mètres à peine de la route, mais il nous a épargné une belle frayeur.

« Colonne, stop ! Je répète : Tout le monde s’arrête jusqu’à nouvel ordre ! » Mon cœur bat la chamade. Je déteste l’attente, surtout quand rien ne vient. Car rien ne vient. Un obus perdu, sans doute. Mais le Capitaine ne montre aucun signe d’aller plus avant. Tout le monde semble partager son point de vue. La colonne de fumée, noire et épaisse et menaçante, est tout juste à un kilomètre, deux tout au plus, de notre position. Je ne suis pas soldat. Le sentiment de sécurité qu’ils me procurent doit être pesé à l’aune de l’information.

« Capitaine, je demande la permission de continuer à pied si vous comptez rester ici.

_ Vous voyez juste : nous allons rester ici. Mais vous n’avez nulle permission ou ordre à recevoir de ma part : vous êtes civil.

_ Merci, Capitaine –

_ Par contre, si j’étais vous j’y renoncerai.

_ Et pourquoi ?

_ Parce qu’il est là-bas, et vous vous en doutez autant que moi.

_ C’est pour cela que je suis ici.

_ Votre mission n’est-elle pas d’informer le reste du monde de la situation, et objectivement de ne pas y laisser votre peau ?

_ Bien sûr, Capitaine, mais le démasquer aidera le monde à mieux comprendre, afin d’éviter –

_ Vous ne pourrez jamais l’empêcher de recommencer. Tant que l’homme existera, il existera. Abandonnez vos illusions. Vous qui sortez, laissez toute espérance.

_ Merci du conseil.

_ Libre à vous. Ouvrez-lui la porte, surveillez les ouvertures. » « Bonne chance. » Sans un regard je quitte le blindé. Je sais que des dizaines de paires d’yeux incrédules m’observent de la colonne. Qu’ils aillent au diable. Je vérifie les sangles de mon sac à dos en tirant dessus. Tout est OK. L’appareil est prêt. Je m’élance, courant en zigzaguant sur la plaine, plié en deux. Je m’allonge parfois à plat ventre, soudainement. Je sais que j’ai l’air ridicule et qu’on doit bien se payer ma tête avec des jumelles quelques centaines de mètres derrière moi. Mais du camion on ne sentait pas l’odeur de chair brûlée. Bon Dieu, ça pique la gorge. Ça doit être un véritable carnage. Je m’avance encore. L’odeur est quasi-insupportable. Je ne suis plus qu’à une centaine de mètres quand un obus siffle dangereusement dans l’air. Instinctivement, j’attends un instant ; le sifflement se rapproche. Je cours et plonge sur ma gauche. L’obus éclate où je me trouvais trois secondes plus tôt. Il avait mon nom et mon adresse dessus, celui-là. La terre retombe en grosse pluie de poussière sur un large diamètre. Je me secoue, vérifie que l’appareil n’a rien. J’entends des mitraillettes, des cris, des explosions. Je me relève, toujours courbé mais un hurlement me pétrifie sur place.

« OH здесь ! OH здесь ! OH здесь ! » répété à l’infini par une femme enveloppée dans une robe de flammes. Elle court dans ma direction. Sa litanie déchire la plaine. Un frisson me parcoure le corps. Elle se débat contre les langues de feu qui consument ses vêtements, embrasent ses cheveux. Je suis encore accroupi. Une petite butte de terre, à quelques pas, cache une partie du village à ma vue. La pauvre femme se tord comme elle peut, hurle à pleins poumons. « OH здесь ! » J’hésite à sortir de ma position, à aller aider cette femme qui mourra quoi que je fasse, je n’ai qu’une petite gourde d’eau. Où est mon humanité ? Une rafale de mitraillette retentit. Au ralenti, la femme se penche, torche humaine, comme si elle voulait ramasser quelque objet tombé au sol, trébuche, tombe, roule et son manteau de flamme l’accompagne, à quelques pas de moi. Je suis plaqué au sol. J’ai peur. Elle convulse. Marmonne encore qu’il est là. Les flammes crépitent. L’odeur âcre me fait vomir, la peur aussi. J’entends des éclats de rire. J’ai envie de ramper jusqu’au convoi. Mais il est là. Son visage, imaginé dans maints rêves tourmentés, je vais le découvrir.

Je lève la tête. R.A.S. Je prends un shot rapide de la malheureuse ; je contourne le cadavre encore dévoré par les flammes avides, court jusqu’à la première maison, m’adosse au mur. Mes jambes flageolent sous moi. Dans l’imbroglio des sons qui me parviennent, je crois percevoir des râles, des coups de couteaux, des tirs de pistolets, de mortiers, et par-dessous tout cela, un murmure presque inaudible, ténu sous le crépitement des brasiers. Comme une voix faible mais résolue. Une voix grave. Ce ne peut être que lui. Il est venu. Il est là. Je prends quelques clichés ; on se bat dans la maison derrière moi. Je sens les vibrations dans le mur. On tue. Je m’avance. L’expérience m’a appris beaucoup de choses, comme la façon de traiter avec un obus. Elle m’a appris la prudence, mais elle m’a aussi enseigné les vertus de l’action. Rester à un endroit est parfois le moyen le plus sûr de se faire repérer, de se faire abattre. Une carte de journaliste n’aide en rien son détenteur ; elle attise plutôt les rancoeurs, décuple la haine du monde, force à presser la gâchette. Ah, le monde veut savoir, alors apprend la vérité au bout de mon canon. Alors je bouge, me faufile à l’intérieur d’une maison encore en proie aux flammes. Seul le toit brûle toujours. Il y aura deux dépouilles à enterrer. Clic-clic-clic. Les éclats de voix et les cris se rapprochent. Je me fige sur place. Elles passent. C’est maintenant ou jamais. Un rapide coup d’œil par une fenêtre aux carreaux brisés et je l’aperçois, de dos, à la tête d’une petite troupe de soldats. C’est bien lui. La porte est maintenue par les gonds du bas, mais ils sont tous tordus. Je regarde à droite, à gauche. Rien. J’enjambe le cadavre de la porte. La rue principale répond au nom de chaos. Tout ce qui peut brûler brûle. Tout ce qui peut mourir meurt ou est déjà mort. Je veux voir son visage, même s’il est illuminé par des brasiers, même s’il est maculé de sang et de sueur et de peintures de guerre. La fumée traverse la rue en nappes ocre, occultant la vue. On court dans tous les sens. On tire aussi. On tombe. On meurt. On rit. Le groupe s’est arrêté à une vingtaine de pas, en cercle autour de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un. Je ne le vois plus, mais il doit être là.

J’aurai une meilleure vue de l’autre côté, mais c’est risqué. Je recule et me mets à l’abri entre deux maisons. J’essuie mon front trempé de sueur. Je bois beaucoup. Il ne faut plus réfléchir, il faut agir. Et rester prudent. Je contourne tout un pâté de maison, sans voir âme qui vive. Merci Capitaine, la chance est avec moi. D’où je suis la vue est imprenable. Un mur en partie effondré m’abrite des regards, me permet d’observer le groupe à ma guise.

Quelque chose ne semble pas tourner rond. Deux corps sont recroquevillés au centre du groupe. Je ne le vois pas. Où est-il ? Pendant des mois j’ai entendu « Il est là, il est venu ». J’ai vu son œuvre. C’est son visage à présent que je veux dévoiler à la face du monde. Il faut que ça cesse, que le monde réagisse et fasse cesser ces atrocités ; qu’il soit mis aux fers. La discussion s’anime, le ton montre entre la dizaine de personnes en cercle autour des victimes. Je sens une main m’agripper par l’épaule. Me force à me retourner. Mon cœur rate un battement. Je vais mourir. Non. C’est un jeune garçon, tout juste adulte. Son regard trahi la peur qui le ronge. Ses lèvres les syllabes que je connais par cœur. Est-ce de la résignation que je lis dans ses yeux gris comme le ciel ? Il baisse la tête, laisse retomber sa main, recule, se retourne puis s’en va, tourne au coin de la maison, en dehors du village. Je ne condamne pas sa fuite…qui n’en est pas une. Il revient. Il tient dans ses mains mal assurées un long gourdin de bois qui s’avère être un vieux fusil. Il tremble. Sa fine moustache qui n’est qu’un duvet un peu noir est agitée de tremblements. Il me dépasse. Je le retiens par la manche, lui fait signe de ne pas y aller. Il hoche la tête, se dégage de mon emprise. Court en hurlant vers le groupe de soldats. Clic-clic-clic-clic-clic…..pas de détonation. L’un des hommes l’a pris par le col alors qu’il courait, le soulève, lui brise la nuque comme s’il se fut agi d’un lapin et non d’un homme. Son corps tombe inerte sur le sol, sans vie. Ce ne peut être que lui. Il s’est déjà retourné. C’était de la tristesse, pas de la résignation. Le groupe se scinde soudainement en deux. Deux soldats s’empoignent. Personne n’esquisse un geste pour s’interposer. Un coup de feu éclate. Du sang jaillit. L’un tombe à terre. Celui encore debout est mon homme, pour sûr. Clic. Un éclair jaillit, une lame venue d’on ne sait où pénètre profondément dans le côté droit de son cou, ressort, rentre, ressort. A chaque fois, une gerbe de sang noir. Il ne peut mourir…à moins que ce ne soit pas celui que je cherche. Il tombe. Puis c’est un pugilat, fulgurant. Ca s’empoigne, ça grogne, ça cogne, poignarde dans le dos, étouffe – et pas un coup de feu. Trente secondes tout au plus et j’en oublie presque de prendre mes photos. Un seul est resté debout de l’impitoyable mêlée. Sa poitrine se soulève rapidement. Il halète. Il pose un genou à terre, soulève un des corps – c’est une jeune fille. Se sont-ils battus simplement pour un corps ? Il claudique vers une maison, comme si le village ne se consumait pas dans un incendie rageur. Je vérifie que rien ne vient. Droite, gauche. J’y vais. Je passe à côté des corps des soldats immobiles. Il y a beaucoup de sang. La photo attendra. La porte est ouverte. J’entends un bruit sourd. Il a du laisser tomber le corps. Ses bottes raclent le sol jonché de débris. Puis rien. Si, un froissement. De vêtement qu’on enlève. C’est lui. Ce ne peut être que lui. Personne ne pourrait faire subir ça à un mort. La porte est trop risquée. Je suis à découvert sur la rue. Je dois bouger. Je longe la maison, passe par derrière. La porte de derrière n’est plus qu’un trou béant creusé à la roquette. Je passe l’ouverture, aussi discrètement que possible. Le mur de soutènement tient par je ne sais quel miracle. Un obus a traversé la maison de part en part ; par une ouverture je peux voir ses bottes. Mon cœur va lâcher. Je m’approche.

Il est là. Labourant la dépouille d’une malheureuse. Elle a le visage contre le sol, les cheveux tombants sur sa figure. Il est sur elle, halète. Je peux saisir, à la lueur des flammes, son profil. Mais est-ce un jeu de la lumière, car il a tantôt un nez droit, tantôt un nez camus, tantôt des lèvres fines, tantôt des lèvres épaisses – un jeu de la fumée sans aucun doute. Il se penche sur elle. Murmure quelque chose à son oreille. Redouble ses coups de boutoir. Se penche à nouveau – et mon corps entier se glace : il lui déchire, avec une lenteur extrême, le lobe de l’oreille. Il est là. C’est bien lui. Il ne recrache pas l’oreille. Bon Dieu pourquoi il ne recrache pas l’oreille ? Le corps se soulève au rythme de ses reins. Je ne peux pas prendre la photo. Mais comment pourrait-on me croire autrement ? Il accélère encore ses mouvements. Se penche à nouveau. Je ferme les yeux. Je vais vomir. Il gémit. Il se relève, se rhabille. J’ai la bouche pâteuse. Je tremble. S’il me voit, je fais quoi ? Il regarde la fille. Il la frappe au visage du bout de sa botte crasseuse. Encore une fois. Il la soulève de terre par la chevelure, la gifle violemment. Pourquoi s’acharne-t-il ainsi ? Bon Dieu de bon Dieu. Elle gémit. Elle est vivante. Mes intestins vrillent sur eux-mêmes. Elle ouvre lentement les yeux. Jamais je n’oublierai ce regard, perdu dans les limbes de la souffrance. Il lui crache au visage. J’ai peur de faire une connerie, je n’ai qu’un pistolet et qu’un chargeur. Et encore si je savais tirer correctement. S’il est possible de le tuer. Elle est vivante, mais elle est morte. Il la jette contre le sol. Elle ne se défend pas. Il tire un long couteau. Elle attend. Il lui ouvre une large entaille à la gorge. Mes yeux se brouillent. Où est l’humanité quand on a besoin d’elle ? Elle lit les journaux. Il ressort. Il était là. Une flaque de sang s’écoule de la plaie. Je ne peux pas prendre cette photo. Son visage, il est là, partout, nulle part. En rémanence sur ma rétine. J’ai vu ce visage des centaines, voire des milliers de fois, peut-être aux quatre coins du globe. Il était là, sera toujours là, partout, tout le temps. Un visage de plus dont le monde doit se souvenir pour l’honnir. Il est temps pour moi d’agir.

R.B. (18.05.06)

This is no longer home

On the train back to the old place unsure if any memory is left there Surely there must be an old cigarette burn hissing embers fusing ...