Saturday 16 June 2012

Mister Nélé


*** Histoire élaborée à partir d'illustrations d'Olivier Aubin il y a de cela quelques années (et proposée à plusieurs maisons d'éditions, sans succès), en collaboration avec lui. Les noms ainsi que les personnages (Mister Nélé, King Nunu et Madame Truchotte) sont directement empruntés de son univers, et restent sa propriété. L'histoire, quant à elle, reste de ma facture. ***


***Regardez les illustrations avant de lire l'histoire ! ***



       « Mister Nélé ! Fresh de Zanzibar ! Que me vaut le plaisir de ce coup de téléphone si matinal que même moi je ne suis pas encore levé ?
       _ King Nunu, je suis désolé de vous déranger si tôt, mais la machine est encore en panne...
       _ Nom d'une corne de mammouth en bois ! C'est pas possible ! Ça fait trois fois cette semaine et on n'est que mardi !
       _ Désolé...
       _ Bon, c'est pas grave, j'arrive dès que possible Mister Nélé ! Fresh de Zanzibar ! »

        Appeler ou rendre visite à King Nunu trop tôt le matin prenait toujours des tournures bizarres.

     Mister Nélé raccrocha lentement le téléphone. Il soupira. King Nunu ne serait pas là avant une bonne demi-heure, il avait donc le temps de se faire un thé. Il traîna des pieds jusqu'à la cuisine, tout en bâillant et s'étirant. Il mit la bouilloire en route, sortit un mug et un sachet de thé, prit un sucre. Il y avait quelque chose qui clochait mais il n'aurait su dire quoi. Tout était rangé à sa place, bien aligné. Les casseroles en rang d'oignons sur le mur, tout comme les pots de beurre de cacahuètes dont il raffolait. Rien n'avait bougé, ne pouvait avoir bougé. Il scruta chaque détail : la pièce carrée, la table et ses trois autres chaises inutiles, les placards, les cadres avec les photos de ses vacances. Il versa l'eau dans son mug. Oui, il y avait bien quelque chose de louche, de pas normal. Il se leva, regarda par la fenêtre. Un insecte était posé sur le rebord...mouais, peut-être pas... en fait c'était – Ouch ! Il s'était brûlé ! Il avait trop attendu, occupé à rêvasser, et le thé était bouillant. Oui, décidément, rien ne tournait rond.
     La nuit avait été longue et laborieuse. Il avait essayé tant bien que mal de réparer cette fichue machine mais il lui manquait des pièces, des outils et surtout la patience.
       Il laissa son thé refroidir un peu et décida de prendre une douche pour être présentable devant King Nunu, qui était LA référence en matière de réparations. Tout le monde dans la ville faisait appel à lui lorsqu'un appareil tombait en panne.
      « Bon, Mister Nélé, je n'pense pas que ça soit bien méchant. Cette machine est pas si compliquée que ça, après tout. Vous avez gardé le mode d'emploi ?
       _ Je crois oui, il doit être dans le tiroir de ma table de chevet. Je vais vous le chercher. »
King Nunu, suant à grosses gouttes, se demandait comment ne pas perdre la face devant une telle schgrogneugneu de machine à la noix. Il y avait des leviers partout, des boutons à droite, à gauche, des valves, des soupapes ; il en passait et des meilleurs – comment tout cela fonctionnait ? Ce devait être encore bien pire dans le ventre de la machine. Il entendit le pas lourd de Mister Nélé, qui revenait de sa chambre à l'étage. Il fallait trouver une échappatoire, et vite.
   « Merci Mister Nélé. Fresh de Zanzibar ! Alors, que dit ce mode d'emploi.......... mmmmmoui........logique, oui.............ok ok.................d'accord...............mmmmh.............bon ! Eh bien c'est pas si grave, docteur ! Par contre, j'ai pas ZE outil qu'il faut. Je fais un aller-retour flash-éclair à l'atelier et on remet la machine sur pied !
       _ Merci beaucoup, King Nunu ! Vous êtes vraiment le meilleur !
       _ Fresh de Zanzibar ! »
    Heureusement qu'il existait quelqu'un comme King Nunu dans cette ville. Mister Nélé put donc reprendre ses recherches, l'esprit plus léger. Mais avant de se lancer, il alla dans la cuisine se faire deux tartines de beurre de cacahuètes, histoire de se donner un peu d'entrain avant une longue journée de travail.

     Mister Nélé s'était, depuis peu, lancé dans l'imprimerie. « Depuis peu » parce qu'il n'avait pas toujours fait cela. Avant il travaillait à la mairie, il y archivait des dossiers. Du matin au soir, il classait des dizaines et des dizaines de dossiers, se battait avec les souris pour qu'elles ne grignotent pas les plus anciens, avec les cafards pour qu'ils n'infestent pas tous les rayons. Certains jours, il y avait vraiment de quoi devenir marteau. Et c'est ainsi qu'une nuit il rêva. Ce n'était pourtant pas dans ses habitudes : il se réveilla en sursaut, ne sachant qu'en penser. On dit que tout le monde rêve, chaque nuit, mais qu'on ne s'en souvient pas forcément.
      Cette nuit-là, il rêva d'une presse rotative, comme celles pour imprimer les journaux. Il n'en avait jamais vu avant mais il se dit que ce devait en être une grosse. Il était si perturbé par cette aventure d'un goût nouveau qu'il en fit un plan sur une feuille de papier. Les choses restèrent ainsi quelques temps. Mais chaque nuit il rêvait de la machine. Il la voyait fonctionner, la multitude de vérins, de pistons, de roues sans fin en action. Puis un beau jour il décida de s'abonner à une revue d'imprimeur, y trouva enfin ce à quoi il rêvait chaque nuit : LA presse rotative. Il passa des nuits entières à se documenter, à réfléchir, à apprendre, à se demander quoi imprimer. Il trouva des idées, beaucoup, tellement en fait que dans les premiers temps il devait avoir en permanence un petit calepin sur lui pour noter toutes les idées qui lui passaient par la tête, et il lui en passait comme sur une autoroute.
      Puis il commanda une presse à papier, quitta son travail à la mairie et lança sa petite entreprise d'impression. Il se rendit compte que tout le monde avait besoin de ses services : pour faire une affiche vantant les mérites de tel ou tel produit, des faire-parts de mariage ou de naissance, pour imprimer les manuels des écoliers, les publicités.
         On lui livra la machine et déjà celle-ci tournait à plein régime depuis plusieurs semaines – jusqu'au jour fatidique, hier, où la presse rotative ne voulut plus rien savoir. King Nunu avait réussi à deux reprises à refaire fonctionner le système, y passant plusieurs heures, mais cette nuit-là il s'était passé quelque chose...il avait tripatouillé là où King Nunu avait tripatouillé mais rien n'y avait fait. Tous ses espoirs résidaient maintenant dans ce personnage haut en couleurs. Il avait entièrement confiance en lui, aussi lorsque ce dernier arriva, fier comme Artaban, avec son outil qui ressemblait étrangement à un cric, cet étrange appareil pour lever les voitures, il ne put que sourire : il était indéniable que King Nunu tenait là le remède au mal.
        Le réparateur ne pouvait faillir à sa mission : Mister Nélé comptait visiblement sur lui. En chemin, il avait feuilleté fébrilement le mode d'emploi pour finalement trouver ce qui lui semblait être le cœur du problème. En cet instant, King Nunu n'était pas si sûr de lui que cela, mais sa voix ne chevrota pas, elle était même étonnamment assurée :
       « Je vais devoir démonter pas mal de choses et je n'pense pas avoir fini ce soir. Mais vous inquiétez pas, j'ai la situation bien en main !
       _ Faîtes ce qu'il faut, King Nunu, je m'en remets à vous !
       _ Fresh de Zanzibar ! Pas de souci ! »

      Effectivement, King Nunu y passa le plus clair de la journée et de la nuit. La lune trônait fièrement dans le ciel étoilé lorsque King Nunu, éreinté, décida de s'arrêter là et d'aller dormir un peu. Il fit un signe de la main à Mister Nélé qui le regardait partir sur le pas de la porte, dans la lueur des phares. Il rota. Décidément, les sandwichs fromage de chèvre et beurre de cacahuètes n'étaient pas son fort.
      Mister Nélé regarda le camion de King Nunu Enterprise s'enfoncer dans le noir de la nuit. Il faisait de son mieux, il n'y avait pas de doute là-dessus. Il resta un moment sur le pas de la porte, à regarder les étoiles, la lune, les nuages qui passaient lentement et qui plongeaient parfois la ville dans les ténèbres. C'était beau. Il faisait plutôt chaud pour un début d'automne. Une sauterelle ou un insecte du genre se mit à chanter. Déjà les feuilles tombées des arbres dessinaient une mosaïque colorée dans les rues. Un léger vent emporta quelques feuilles à ses pieds. Il y avait quelque chose de...surnaturel dans ce bruissement. Il frissonna.
      Il allait se retourner lorsqu'il vit une ombre passer devant la lune. Une forme, une silhouette, quelque chose. Pourtant rien, pas un bruit. Pas un chat. Pas un oiseau. Il resta encore à observer, puis il se dit qu'il devait être très fatigué et qu'il était grand temps d'aller se coucher. Ce qu'il fit d'ailleurs, après avoir jeté un dernier coup d'œil sceptique à la machine presque entièrement démontée. Il y en avait partout. Il soupira.

        Le lendemain matin, il ouvrit les yeux avant la sonnerie du réveil. Cligna à plusieurs reprises. Le soleil du petit matin illuminait toute la chambre : il avait oublié de fermer les volets. Il s'étira, son grand lit grinça. Tout à coup il tendit l'oreille : il y avait du bruit en bas. Il se leva précipitamment, empoigna sa batte de base-ball cachée derrière la porte et sans faire de bruit descendit l'escalier. Il se posta à l'angle de la cuisine, sentit du bout de la trompe...rien. Il ausculta ainsi chaque coin et recoin du rez-de-chaussée. Cela venait donc du sous-sol, où il y avait la machine. Il descendit prudemment les marches. Il entendait marmonner et puis...un autre bruit, plus ténu. On touchait à sa machine. Peut-être même était-ce un voleur de machine, ou d'idée. La forme dans le ciel. La raison pour laquelle rien n'allait droit, rien ne tournait rond. Il se posta à l'angle du mur, près de la porte. Le bout de sa trompe se mit à frémir. Il y avait bel et bien quelqu'un. Il allait voir ce qu'il allait voir, ce voleur ou ce...truc : il remonta son pantalon de pyjama, fronça les sourcils et, levant la batte bien droit en l'air, il se précipita dans la pièce.
         « Yaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhh !
         _ Aaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhh ! Nom d'un p'tit bonhomme en bois ! Mister Nélé !
         _ King Nunu ! Qu'est-ce que vous faîtes ici ?
        _ Fresh de Zanzibar ! Hébé je répare votre machine ! Vous avez oublié de fermer la porte à clef, alors je me suis dit que j'allais vous laisser dormir et que je pouvais bien commencer sans vous.
        _ ...Euh..merci...je suis désolé, je vous avais pris pour un voleur.
        _ Vous m'avez fichu une frousse de tous les diables ! Fiou ! Bon, bref, j'ai bientôt fini.
        _ Je vais me faire un thé et des toasts, vous en voulez ? »
Mouvement de panique de King Nunu.
      « Hem, euh non merci, brom, j'ai déjà pris mon petit-déjeuner. Ou alors, juste une tasse de café. Avec du sucre, pas de beurre de cacahuète. »

        Dzzzzzzzzzzzztchekavrrrrrrrtchekavrrrrrrrrrrrrtchekavrrtchekatchekatchekatcheka
        « Fresh de Zanzibar ! Je suis le meilleur ! Youhou ! »
      Mister Nélé prit King Nunu dans ses bras et ils sautèrent de joie ensemble, alors que la machine débitait les affiches pour le cirque qui devait s'installer en ville la semaine suivante. Tout allait pour le mieux.
        Pour remercier King Nunu, il imprima gratuitement des dizaines d'affiches avec la photo de celui-ci devant son atelier, qu'il placarda aux quatre coins de la ville.
      Le sentiment qu'il y avait quelque chose de louche dans l'air s'estompa, pour finir par disparaître complètement.
        Une semaine s'écoula.

        Tchekatchekatchekatchekakstchekakskstchekakskskskskskstchekaksksksksksksksks
       Le mercredi suivant un papier vint à se coincer dans le dernier des cylindres. Mister Nélé, sur le qui-vive, appuya sur le bouton d'arrêt d'urgence et extirpa la feuille coincée. Elle avait été complètement écrasée, froissée. En la sortant elle se déplia légèrement, prit une forme bizarre puis, au fur et à mesure, prit celle d'un origami : il représentait un cygne parfait. Il s'apprêtait à appeler King Nunu lorsqu'une pensée lui traversa l'esprit : rien n'allait droit. Il y avait eu trop de signes pour qu'il les ignore maintenant. Il se tritura les méninges, finit par comprendre, et après quelques essais, tours de manivelles et réglages de boulons, ne réussit pourtant point à reproduire le cygne. Il se rendit compte que chacun des essais, loin d'être infructueux, donnait un origami original, comme un avion, une maison ou une étoile etc...Il tenait là une idée géniale. Il décida donc de proposer à ses clients des messages-surprises dans la forme qu'ils souhaitaient.
       L'idée plut à tant et tant de monde que bientôt toute la ville fut envahie d'origamis. Sous cette forme, les commerces distribuaient des bons de réductions, les écoles des bons points, les gens des cartes de vœux ou de simples lettres. On demandait souvent le secret de ses origamis à Mister Nélé, mais celui-ci vous remerciait, un sourire énigmatique aux lèvres et vous disait qu'un secret devait le rester.

        Dans les premiers temps, il n'avait pas osé demander à King Nunu d'intervenir sur la machine, les origamis marchant très bien, mais l'idée que le système tombe en panne effleura un matin le pachyderme. Toute une liste des conséquences possibles défila devant ses yeux.
         « Allô, King Nunu, c'est Mister Nélé !
        _ Fresh de Zanzibar ! Mon ami ! Je dois vous remercier pour votre joli coup de pub, mon agenda est plein à craquer !
         _ Bien, bien. J'ai une question à vous poser.
         _ La machine va bien ?
         _ Oui, très bien même. Est-ce que vous auriez changé quelque chose dans la machine ?
         _ Hébé non ! J'ai simplement remis l'axe du cylindre dans le moyeu de connexion.
         _ Et vous n'avez rien remarqué d'anormal ?
         _ A part un léger bruit de...comment dire...comme un bruit de criquet, hébé non.
         _ Bon, eh bien je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Merci King Nunu !
       _ Fresh de Zan – » Mais il avait déjà raccroché. Il savait qu'il y avait quelque chose qui clochait, aussi il ouvrit la machine. Le bruit de criquet se faisait entendre, par intermittence. Tout semblait pourtant comme sur le mode d'emploi, il avait laissé les choses en l'état. Lui les laisserait aussi.

       Les origamis étaient toujours aussi demandés. La machine tournait à plein régime. Parfois, il y avait des ratés, un origami certes parfait, mais absolument pas du modèle demandé. Sur la quantité, la proportion était négligeable. Mister Nélé les posait sur une étagère, bien en évidence, les uns à côté des autres, en rang d'oignons. Tel jour c'était un singe, tel autre c'était une grue. Que des animaux. Un autre jour encore un lion était apparu. Il le posa à côté de – le cygne avait disparu ! Il chercha partout dans la pièce, appela King Nunu, la seule autre personne à être venu chez lui. Aucune raison satisfaisante ne venait expliquer la disparition de l'origami.
         Où était-il passé ?
       Un bruissement d'aile lui fit lever la tête. Le cygne était là, à voler près du plafond. Il n'avait pas besoin d'explication, il savait déjà. Instinctivement il regarda l'horloge. La petite aiguille n'eut guère le temps de bouger que le téléphone sonnait déjà.
        « Allô, Mister Nélé ? C'est Madame Truchotte !
        _ Oui, Madame Truchotte, que puis-je faire pour vous ?
       _ Eh bien figurez-vous que ma belle-fille, à qui j'ai envoyé une lettre en papillon, eh bien la lettre s'est envolée de ses mains. Qu'en dîtes-vous eh bien ?
        _ Je ne sais que vous dire, Mad –
       _ Eh bien, eh bien, moi je vais vous dire : ce n'est pas normal qu'un papier en papillon, enfin non, un papillon en papier, eh bien ce n'est pas normal qu'il s'envole !
        _ Je – dring – J'ai un autre appel, je vous rappelle Madame Truchotte – Allô ?
       _ Mister Nélé ! Mes invitations pour mon anniversaire prennent la poudre d'escampette ! Il y en a partout, ils cavalent n'importe où, je ne sais pas quoi faire !
        _ C'était quoi ?
        _ Des chevaux ! Mister Nélé ? Mister Nélé ? » Il fallait agir, et vite. Mais que faire ?
      Alors Mister Nélé eut une idée. Il ne perdit pas un instant. Il prit sa boîte à outils et s'attela à la tâche. Il devrait se passer de King Nunu qui, il s'en souvenait à présent, devait sûrement batailler avec une horde de cartes de visites en forme de rhinocéros. Il prit les plus grandes feuilles qu'il avait, calibra la machine, desserra des boulons, huila des vérins et lança l'impression. Il n'y avait pas d'autres solutions. L'impression ne dura que quelques minutes – qui lui parurent des heures – puis, armé d'un filet à papillon et de sa dernière création, il partit à la chasse aux origamis, son carnet d'adresse en poche. L'étagère était vide. Il devrait donc commencer chez lui. Il se rappela les cinq cent cartes de visite en éléphant dans le carton ouvert, dans sa chambre – et soupira. Il fallait bien commencer quelque part.
        Il monta les marches, doucement. Un bourdonnement filtrait de dessous la porte. Tout résidait dans l'effet de surprise. Il posa sur le sol ce qui était en réalité un gros coffre en papier avec une seule ouverture sur le côté. Il fallait être rapide, efficace. Il inspira profondément, mit la patte sur la poignée, ouvrit brusquement la porte et entra. Il y en avait partout : sur le lit, le bureau, les étagères, dans les rideaux et, sur le sol, des éléphants par paquets. Il n'hésita pas une seconde : il balaya de deux grands coups de filet l'espace devant lui. Il alla le vider dans le coffre. Il répéta l'opération, fébrilement, des dizaines de fois, allant chercher chaque éléphant dans les moindres recoins, sous le lit ou le bureau. En dix minutes tout était fini. Les barrissements se faisaient entendre en sourdine à travers le papier. Il soupira tellement fort que sa trompe en frémit, des goutte de sueur perlait sur son large front. Bon. Il ne lui restait plus qu'à attraper les origamis de l'étagère, du gâteau après avoir capturé cinq cent éléphants.

     Une demi-heure plus tard, il chargeait son filet à papillon dans sa voiture – l'énorme coffre qu'il avait confectionné, trop volumineux, sur le toit. Il entendait les éléphants barrir – sauf qu'avec leur taille on aurait plutôt dit des piaffements d'oiseaux. Il se rendit directement chez son ami King Nunu. Les néons à l'extérieur du magasin clignotait en plein jour. Il entendit des cris, des barrissements, des jurons aussi, des bruits de casse. Il poussa la porte mais des débris l'empêchaient de s'ouvrir. Il poussa plus fort.
       « Mister Nélé ! Fresh de Zanzibar ! C'est la cata ! On arrive à les prendre mais ils restent pas dans les boîtes !
       _ J'ai ce qu'il faut ! Il faut les mettre dans le coffre, je vais le chercher ! » Lorsqu'il revint, ce fut une véritable bataille rangée. King Nunu se jetait à plat ventre sur le sol, son sac en toile tendu à bout de bras. Il n'avait aucune pitié pour les rhinocéros en papier, qui barrissaient de plus belle en voyant le sac se refermer sur eux. Mister Nélé en attrapait quinze à la douzaine. Ils en dénichèrent cachés ça et là dans l'atelier, puis ce fut le calme plat. Il ne fallait pas se reposer sur ses lauriers, il devait y en avoir partout dans la ville à l'heure qu'il était.

       King Nunu se chargea d'organiser la capture des origamis. Perché sur le toit de la voiture de Mister Nélé qui conduisait, il demandait aux gens en hurlant dans son porte-voix de se munir d'un filet à papillon ou d'un sac solide et d'attraper « toutes les bestioles en deux coups de cuillère à pot, et venez les mettre dans le coffre, fresh de Zanzibaaaaaaaaar ! » Ils avaient attelé une remorque et mis le coffre dedans. Les habitants sortaient au fur et à mesure de leur passage. Tout le monde donnait un coup de main et, finalement, c'est tout une file de gens qui suivaient dans le sillage de la voiture. Cela donnait du cœur à l'ouvrage aux deux comparses. Il leur arrivait d'arrêter la voiture et de prêter main forte aux commerçants qui étaient souvent dépassés par les événements. Il faut avouer que capturer trois cent vaches en origamis 21x29.7, ça n'arrive pas tous les jours.

       Le clou du spectacle se déroula au zoo de la ville. Mister Nélé et King Nunu venaient de nettoyer la ville et le coffre était plein. Ils avaient dû l'attacher avec des cordes pour qu'il ne s'envole pas. Un bruit assourdissant de piaillements, piaffements, miaulements, barrissements et autres beuglements et chevrotements, presque à se couvrir les oreilles accompagnait celui de la voiture. Toute la ville ou presque les suivaient et chacun y allait de son commenta ire. Mais tout ce joyeux tintamarre n'était rien à côté de l'énorme rugissement qui les accueillit et les pétrifia tous : Mister Nélé appréhendait ce moment depuis qu'il s'était souvenu de la commande inhabituelle du directeur du zoo. Ce dernier voulait « un gros lion, avec plein de couleurs, un peu comme un arc-en-ciel, mais avec des dents. » Et ça il y en avait, des dents. La plus belle de ses œuvres, et maintenant la plus terrifiante. Il faisait exactement trois mètres de haut et quatre de long, de la pointe de la queue au bout de la truffe. Par chance l'origami avait été cloué au sol, à la demande du directeur, afin d'éviter tout vol. À présent cette mesure évitait le pire.
Mister Nélé, durant le trajet, avait pensé à la façon de se débarrasser des origamis et en avait fait part à King Nunu : « Il va falloir les prendre un par un et les déplier, je ne vois que cette solution pour ne pas leur faire de mal. On ne peut pas les brûler ou les découper, ce serait inhumain, il ne reste donc que cela à faire.
         _ Fresh de Zanzibar ! Ça n'risque pas d'être pas un peu long ça, Mister Nélé ?
        _ Il n'y a pas d'autre solution ! J'ai beau retourner le problème dans ma tête, je ne vois pas ce que l'on peut faire. Et c'est le plus simple : ils ont été créés comme ça, nous devrons les défaire de la même manière. » Ça allait être une autre paire de manches avec le lion.
        Le principe de la capture était simple : comme le lion était trop gros pour le mettre dans le coffre, il fallait le déplier dès maintenant, en commençant par la queue. Ce fut le plus facile, en fait. Ce qui suivit, les pattes, le corps, la crinière et pour finir la gueule, leur prit le restant de la soirée. Ils durent user de mille et un stratagèmes et à chacun d'eux la foule, qui assistait à la prise du siècle, vivait le combat. Elle agrémenta d'un « ooooooh ! » la tentative de diversion avec un autre origami attaché au bout d'une cordelette, d'un « aaaaaaah ! » la course effrénée de King Nunu tout autour jusqu'à ce que le lion en ait le tournis ou encore d'un « iiiiiiiiih ! » le lancer du lasso de fortune de Mister Nélé autour de cette gueule énorme qui donnait des coups de dents et qui, en claquant, faisait un étrange bruit métallique pour du papier.

        Le sol était jonché de grandes feuilles de papier froissées...Mister Nélé et King Nunu, éreintés, au milieu de la pagaille, dansaient et riaient aux éclats. La foule ne tarda pas à les rejoindre. Chacun plongea la main dans le coffre, prit puis déplia un origami. En quelques minutes tout le monde avait un petit bout de papier de couleur dans la main et l'on improvisa des danses, des chants et l'on fit la fête et au petit matin la ville ressemblait à un lendemain de carnaval, les rues comme couvertes de confettis.

        Ils avaient vraiment vécu quelque chose d'extraordinaire. Les journalistes qui les avaient suivis tout au long de leur chasse les décrivaient comme de véritables héros. Ils faisaient la une de tous les journaux, en photo, bras dessus bras dessous, le coffre d'un côté et la gueule du lion en train d'être dépliée de l'autre. Il y avait même des photos d'eux en train d'essayer d'amadouer le félin. Mister Nélé en avait découpé plusieurs et les mettait dans des cadres. King Nunu posa la boîte de clous à ses pieds pendant qu'il accrochait la dernière photo de leurs exploits. Sur cette boîte il y avait écrit, en gros sous le dessin de trois gros clous, « Made in Zanzibar ».

      Dans un recoin, près de la presse, une ombre minuscule longea le mur en faisant de petits bonds, sauta sur le rebord de la fenêtre ouverte, puis d'un dernier bond criqueta dehors.

1 comment:

  1. J'adoooooooooooore ! Elle est terrible cette histoire, drôle, poétique, les persos sont top, j'imagine les illus !

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