Thursday 9 December 2010

Demain je ne serai plus là

 
Demain je ne serai plus là, et j'emmènerai avec moi le brun de la terre arable, le goût du pain, celui de la vigne, l'un son pampre l'autre sa farine. J'emporterai avec moi quelques flocons de mer, d'autres de neige ; dans mes bagages il y aura les cols de Rocamadour ; s'y glisseront les contours sinueux de ma Loire. Dans mes oreilles encore le bruissement du chêne familial, l'odeur pénétrante du lilas en fleur mais partout, surtout, le vent, le vent ! et la mer aussi, ainsi que le sable entre mes doigts.


Demain je pars voir ce que je n'ai pas vu, je pars admirer d'autres aubes, d'autres lunes, discuter avec des gens qui ont un regard différent, des us et des croyances que vous croyez contraires. Je vais contempler la nature telle qu'elle n'est pas ici – ou telle qu'elle est, justement, dans le ressac des vagues mais pas dans la respiration de la forêt, dans la danse des feuilles cramoisies de l'automne mais pas dans le bruit du soleil et de la lune, dans le cri des cloches matutinales mais pas dans celui du muezzin. Cependant, il n'y aura bien que moi, au final, qui serait différent.


Demain je serai loin de ce que j'ai vécu, et des jours qui ont fait celui dont vous ne voyez plus que la silhouette de dos, partir dans le levant ; je serai loin de ceux que j'aime, mais que ceux-ci comprennent, mais que ceux-ci apprennent, comme je l'ai appris, que le monde est grand comme la paume d'une main – alors ils s'apercevront que tout ce qui compte vraiment est incroyablement près, et qu'aussi loin qu'ils aillent ils le retrouveront, dans leur cœur ou sous leurs yeux. Le monde est vaste par ce qu'il contient mais la terre, pour ce qu'on doit en faire, se soulève un peu pour ménager la lourdeur de nos pas.


La terre a beau avoir ses limites insondables, ses horizons inatteignables, ses montagnes aussi hautes que sont profondes ses abysses – portant le monde en son giron, celui-ci est nécessairement partout. J'ai dit emporter « avec moi les cols de Rocamadour » car je les porte en moi – un peu comme je porte en moi ceux des Météores ; je porte en moi les contours sinueux de ma Loire, un peu comme je porte en moi ceux de l'Irrawaddy et du Danube ; en moi Gavarnie comme et parce que Cilaos et Mafate, en moi le Chêne, le Ginkgo et le Banyan.


Je vais là où la nature est moins conciliante, là où oui, la mort s'envisage aux abords d'une forêt antédiluvienne, au milieu d'un désert sans vie, au dernier relais d'une montagne où les cadavres de ceux qui ont échoué sont laissés à ses griffes glacées, mais où la vie est car la nature est. Peut-être là où l'homme ne s'aventure que lorsqu'il se sent prêt.


Je m'en vais récolter d'autres trésors, soulever d'autres poussières, palper d'autres pierres, voguer d'autres ports. Je pars sans gloire ni orgueil, avec la seule fierté de faire ce qui me semble juste.


On s'imagine que le départ ne signifie pas autant que cela pour ceux qui laissent le rivage derrière eux, que rompre les amarres est aisé, à la portée de quiconque a envie de changer d'air. On s'imagine qu'il ne s'agit que de « matériel », de logistique et que les sentiments viennent ensuite, s'ils viennent. On s'imagine encore que l'on ne ressent rien à l'idée. Mais partir est difficile. Partir est une épreuve. On vous met des bâtons dans les roues, sans compter la paperasse, on vous ignore ou on vous menace. On vous demande des comptes, on vous roue de coups bas. On ne comprend pas, on n'accepte pas. L'abattement a pris le pas sur la joie de partir, et on en vient à être content de tout quitter. Du coup, on ne peut regretter. Déjà qu'on ne regrettait rien avant, à présent, ce n'est plus du soulagement, c'est de la hargne que l'on ressent. On se débarrasse avec empressement de tout ce que l'on a accumulé au fur des ans, on brade, on donne, on abandonne, et ne restant que les valeurs qui font soi, il ne subsiste que l'essentiel, le primordial. On n'est pas peu fier de se défaire de ses chaînes invisibles et dans lesquelles tant encore s'empêtrent au quotidien – et font mine de ne rien voir. On est fier de ne plus dépendre, de ne plus attendre, et on se surprend à regarder les gens différemment. Eux aussi un jour ouvriront les yeux, et verront. Comme ceux qui me tournent le dos en cet instant où j'embarque vers d'autres cieux. S'ils sont heureux ainsi, je veux bien les croire. Je veux bien croire en tout. Même en la mort de l'amitié.


Je pars avec le souvenir blanc de plaines enneigées, de ce froid vif qui un temps pique le visage lorsque l'on sort de chez soi. Avec en mémoire les silhouettes fantomatiques des arbres et des poteaux électriques découvrant leur carcasse décharnée ou leur robe d'hiver au fur du regard, alors que le brouillard redéfinit l'horizon et du coup la plaine hiémale censée s'étirer sous l'œil, et qui blanc sur blanc tout de même s'épand. Le brouillard s'ouvrant, puis se refermant comme un rideau par-derrière soi. Puis au profond d'un val ou d'une forêt aux branches arquées sous une chape de neiges givrées telles des bourres de coton, le regard s'ouvre, délesté de ces brumes qui contraignent la perception. Figées en longs doigts de glace engoncées en d'inutiles chapelets de stalactites.
J'ai enfin vu deux émouchets se disputer une pitance écrasée, abandonnée dans une congère laissée par un pneu. Il m'a fallu attendre deux décennies pour voir ce spectacle d'une célérité extrême – perçu plus que vu, s'il faut être honnête.


J'emporte les formes stroboscopiques dessinées sous mes paupières closes à regarder le soleil en voiture ou en train. Les marchés dominicaux et les étals aux odeurs colorées. Avec moi viennent le tuffeau et le musc des caves, les forêts chenues et les biches et les faons se détachant des écharpes de brume, le brame des cerfs dans la nuit gibbeuse. Le gloussement nocturne des faisans et le glapissement amoureux des renards.


Je pars avec le ressouvenir de cette maison qui m'a vu naître, de ces pièces agrandies par la loupe de l'enfance, de cette chambre que l'œil désormais adulte revoit dans sa quiétude solitaire, comme un œil de cyclone, cette pièce carrée aux murs nus et tristes sur lesquels l'enfant que j'étais écrivait, dessinait, racontait des histoires que l'on ne voyait pas ; je la revois comme un forteresse vidée de son contenu, ruine dont les seuls murs témoignent encore de la futilité et de l'âpreté du combat ; je la revois par les sensations au bout des doigts, cet interrupteur qui n'a pas changé, cette porte longtemps close, ce plafond usé par les questions, ces fenêtres rendues poreuses par la soif du dehors. Mes mains se sont ressouvenues des murs, des angles, de la longueur du couloir ; mes yeux de chaque ombre, de chaque plinthe, de chaque aspérité ; mes pas des rainures dans le carrelage, de leur compte et de leur mesure. Aucune odeur n'a résisté à l'épreuve du temps cependant, tout comme l'amertume dans la bouche.


Mais partout dans le monde le monde tourne. Tout un chacun vit et change, persiste et signe, part ou reste.


Il doit bien y avoir une raison à ma renaissance. Aussi infime soit-elle. Aussi simple soit-elle.


Demain je ne serai plus là, oui, mais je pars en ayant revu mes vieux amis, mes nouveaux amis, celles et ceux que j'aime. En ayant revu ma famille, celles et ceux qui, comme moi mais différemment, tentent de construire quelque chose de grand et de beau, et d'unique.


Je pars en emmenant tout cela, toutes et tous, avec moi, car oui, je suis nomade et nomade je le suis jusqu'au bout de l'horizon. Je pars avec la soif de découverte chevillée au corps. Je pars avec le sourire, l'espoir d'amour entre mes mains et le luxe de la liberté.

 

2 comments:

  1. au revoir rodolphe daphné

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  2. On ressent, derrière le sentiment de soulagement de ce nouveau départ, comme un un goût d'amertume. Je suis curieuse de voir quel regard tu porteras sur ce texte dans 10 ans, avec le recul de la quarantaine...

    Prends soin de toi...

    bises

    Valérie

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