Sunday, 21 November 2010

Mes deux haïku préférés de Kobayashi Issa



On présente souvent Bashō Matsuo comme le père des haïku, et c'est un peu vrai dans leur forme actuelle, mais on oublie trop souvent qu'il reste néanmoins trois autres grands maîtres classiques : Buson Yosa, Ryōkan Taigu et Kobayashi Issa. Ce dernier a gagné mes faveurs il y a des années de cela, notamment par l'un de ses plus célèbres poèmes (celui qui se termine par "sarinagara" - vous trouverez un excellent livre de Philippe Forest qui porte ce titre).

Avant tout chose, je tiens à m'excuser platement auprès de mon Smog préféré, et auprès des lecteurs/lectrices, pour les éventuelles grossières erreurs de japonais et de traduction que je vais vous infuser. Elles sont dues de mon seul fait (à ma décharge, ce n'est pas simple d'apprendre tout seul sans pouvoir être corrigé et sans pouvoir le parler, le confronter à la réalité du terrain).



Voici donc le texte original :

露の世は露の世ながらさりながら
tsuyu no yo wa tsuyu no yo nagara sari nagara (1819)

Monde de rosée
Notre monde est fait de rosée
- et pourtant.

Écrit à la mort de sa première fille, ce poème explique que selon la pensée bouddhiste il ne faut pas s'attacher aux choses matérielles - pourtant le chagrin fait qu'il est impossible de s'en détacher. Le poète sait que le monde est fait de cette rosée prête à s'évanouir au moindre rayon de soleil : il sait aussi que malgré la douleur de la perte, il est bel et bien vivant. La vie, qu'on le veuille ou non, continue.
Je ne vais pas m'étendre sur ce poème, il est largement commenté dans toute anthologie qui se respecte.

Le deuxième poème est beaucoup moins connu, et il ne me toucherait pas autant si ne je vivais pas la même chose :


亡母や海見る度に見る度に
naki haha ya umi miru tabi ni miru tabi ni (1812)

Une traduction littérale donne ceci :

Feu ma mère -
A chaque fois que je vois la mer
A chaque fois...


Mais ce qu'il entend résonne un peu plus comme cela :

Mère, je pleure
A chaque fois que je vois la mer,
A chaque fois que je vois la mer.



Toute la différence et la subtilité du japonais résident dans le contexte. On peut omettre une partie de la phrase, parfois une grande partie, car on en a induit le sens. Au lecteur de le déduire, de l'interpréter si besoin est, d'où le "lost in translation".

Issa a perdu sa mère très tôt, encore enfant et l'océan, qui représente une barrière mythique entre les deux mondes, l'empêche de revoir sa mère. Toute sa vie il cherchera ceux qui s'en sont allés.
Beaucoup notent dans les poèmes d'Issa une satire ou un comique peu communs - et ils ont raison - mais il faut garder à l'esprit qu'il était un homme dans la souffrance (il a perdu ses quatre enfants en bas âge, et n'a pas vu la naissance de sa fille issue de son troisième mariage), dans la compassion et bouddhiste usque ad finem, habité par le souvenir, hanté parfois, à l'image de ce haïku écrit deux ans avant sa mort :


踊る声母そっくりそっくりぞ
odo[ru] koe haha sokkuri sokkuri zo

La voix de ce danseur -
Comme celle de maman
Exactement comme celle de maman!

(N.B. J'ai longuement hésité entre "mère" et "maman", et le zo met un point d'emphase très fort sur la phrase, d'où le "exactement" qui pourrait être discutable. Merci Smog d'apporter tes lumières et de rectifier tout ce qui te semblerait erroné.)

Plus de cinquante ans après sa mort, Issa se souvient encore du timbre de voix de sa mère, que ce danseur ainsi que le festival du O-Bon (ou juste Bon, festival pour honorer l'esprit de ses ancêtres) semblent lui rappeler.

5 comments:

  1. L'heureuse dépossédée du bout du monde qui chemine vers son "naître", sans l'Avoir avide et vaincu21 November 2010 at 15:56

    "Les poèmes sont des bouts d'existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l'unité."

    Ce bien aimé René Char, in Paroles en archipel.

    Tes derniers posts font résonnance à tant de choses, tant d'êtres, tant de situations et tant de vies passées...
    Ils donnent à voir autant qu'à penser...
    Ils sont fort justement succincts et pourtant d'une grande profondeur.

    Merci à toi.
    Et continue ainsi !
    Te guette bientôt "la sagesse aux yeux pleins de larmes", Parole (toujours) en archipel.

    Le O-Bon m'a fait sourire... va savoir pourquoi !

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  2. C'est fou, quelques mots peuvent dire tant de choses !
    Heureusement que les mots sont là pour nous aider à supporter bien des choses...

    (Merci encore de m'avoir fait découvrir Sarinagara et son auteur ;) )

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  3. De rien, Chab ! J'en ai encore dans mes tiroirs - enfin mes cartons maitenant - des comme ça. Prochaine étape : illustrer un haïku. Si tu veux je m'occupe des mots et toi du dessin ^_^

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  4. Oh oh ! (Ce n'est pas le Père Noël mais moi qui suis enthousiasmée ^^)
    Illustrer un haïku serait un beau projet, idéal d'ailleurs pour l'hiver qui arrive, un p'tit thé, un pinceau, de l'encre de chine et youpla ! Je prends :)

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