Wednesday 23 June 2010

Conquérir le monde


Souffler loin, et fort.
Ne pas oublier qu'il y a des montagnes qui sont comme des nuages.
Ou l'inverse.
Qu'on est libre comme l'air.
Que l'homme est né marcheur.
Que le monde est vaste.
Que le monde tient dans une cuillère à soupe.
Que le monde, c'est nous.

Ce matin, je croise une demoiselle sur le chemin de la rue. Elle me dit qu'elle n'a plus de montre, qu'elle aimerait donc savoir où elle est. Je lui répond que j'ai moi aussi oublié mon nom, pas plus tard que cette nuit. Elle me gratifie du plus beau sourire du monde.

Elle décide alors de partager quelques pas avec moi, mais pas plus d'une demi-lune, sinon elle sera là où on ne l'attend pas.

Je sens son parfum s'accrocher dans mes cheveux comme des toiles d'araignées, et j'ai toujours aimé ça. Elle a des yeux comme des lits de rivières. Une peau de sommeil. Mais tout cela n'a aucun sens, parce qu'elle est belle.

Parce qu'elle est libre comme une forêt.
Parce qu'elle aime marcher comme elle aime boire.
Parce que ses chaussures font un bruit de cigales.

Elle sent l'été. Elle sent le souvenir de quelqu'un qu'on n'a jamais connu,
Qu'on n'a jamais pu connaître, mais qu'on reconnaît quand même.

Elle souffle tellement fort qu'on dirait l'harmattan ou le meltem.
Elle pourrait emmener des civilisations sur ses aquilons.

Elle est la première à voir la naissance du jour. Elle est celle qui regarde vers l'ouest sans cligner des yeux alors que le soleil se couche. Elle me dit qu'elle n'a pas toujours été comme cela : la sérénité chevillée au corps, l'assurance de vivre enchaînée au cœur comme du lierre sur un château d'eau. Qu'elle a de longue date hésité entre séfarade et ashkénaze. À présent qu'elle a écrit son choix sur les montagnes, elle souffle fort et loin comme le khamsin, emporte les papillons et les pose sur les ailes des faucons. Elle a dans les grains de sable au coin de ses yeux tous les mondes passés et à venir. Elle a dans sa crinière plus de grains de sable que tous les déserts du monde.

Elle m'a regardé droit dans les yeux et j'y ai vu le mont Fuji, Uluru et Katmandou dans toute sa splendeur malgré le froid des silences nocturnes. Je sais qu'elle doit partir, qu'elle marche comme elle respire, étrillant son cheval de vent sans le blesser.

Je suis désormais seul, aux pieds du monde, prêt à me trouver un nom dans les reflets de la mer, là où je suis attendu par quelqu'un qui reconnaîtra mon visage pour l'avoir vu dans une tempête de sable, un soir de lune, un verre de thé couleur de nuit à la main, me présentant une datte fraîche de rosée qui aura le goût de la vie, le parfum des aurores boréales et de son noyau planté dans mes veines jaillira un chêne qui ne se départira pas de son feuillage aux veillées funèbres, dont l'ombre sera propice aux rencontres. Autour de son tronc, il y aura un licol de paille.

J'y attendrai patiemment celle dont j'ai déjà oublié le visage et le nom et qui pourtant marchait de conserve avec moi, mais dont j'ai trouvé la montre au réveil, dans ma main entrouverte près de l'oreiller.

Ce matin, l'herbe se teinte du souvenir de ses yeux.

Je n'ai pas oublié que le monde, c'est nous.
Que c'est l'autre, que c'est elle.
Qu'il faut marcher et gravir les montagnes.
Qu'il faut souffler loin, et fort,
Comme un vent chargé de gouttes de miel.
Il ne faut pas, surtout pas,
Penser que tout est écrit. Mektoub, Amen.
J'écris mon monde à chacun de mes souffles,
De mes pas, de mes mots, de mes silences.
J'en suis le conquistador souriant et bienveillant.

Je n'ai plus peur. J'ai appris à aimer aux commissures des lèvres des insomnies, en ne me retournant pas sur les passantes, en souhaitant « Bonne nuit » à un ours en peluche, borgne et élimé, en bravant les pieds agacés des immobiles, en ne sachant ce que signifie Nam Myōhō Renge Kyō.

Tout le monde peut se tromper en bravant le vent.

Le fil du danseur se tend au fur des notes. Tout se passe dans le cercle lumineux, objet de tous les iris. La fierté déstabilise, le chemin parcouru étonne, crée l'envie autant que l'envie. Et la tourneuse de pages regarde la partition autant que les doigts experts, puis se lève, sans un mot et sans montrer de signe de faiblesse dans les genoux, et de la démarche de ceux qui s'en vont loin, bat une autre mesure que la pianiste accomplie reconnaît pour avoir déjà vu la pluie, mais elle doit rester jouer parce que le public attend, et que la demoiselle n'attendait plus que de voir le grain du papier pour partir. Le danseur n'a quant à lui pas d'autre choix que d'éviter le ridicule dans son justaucorps trop étroit pour écarter correctement les bras, pour faire des ciseaux avec ses pieds gibbeux.

Sans regret ni amertume je regarde ce qui était moi avant que je ne parte, de chez moi, de tous les ailleurs qui font l'ici, et je fais comme si mes paupières se vitrifiaient pour me forcer à y voir la lumière du jour comme je l'ai très certainement honnie. Rien ne mérite qu'on ne s'y attarde, ne serait-ce que le temps d'un battement de cils. Je peux rester longtemps sans bouger, sans reprendre ma respiration, et encore plus sous l'eau. Rien ne mérite pas ce nom. Tout non plus d'ailleurs. Trop d'absolu et on perd l'humanité dans un fétu de citations ou de monoïdes dont les extrémités se confondent aux pôles. Trop d'absolu et on croit que celui qui n'a ni ne connaît rien ne peut enseigner à celui qui a et qui connaît tout. L'humilité est mère de tous les marcheurs. La connaissance du monde ne doit ni effrayer par l'ampleur de la tâche ni rebuter par sa complexité grandissante. Ce qui est complexe aujourd'hui paraîtra simple demain.

Un homme creux, voilà ce que l'écho a dit, un jour,
Au détour d'un loch sans fond.
Je ne pouvais que le prendre pour moi,
Seul marcheur ce jour de pluie-là, de par le globe.
Plier mais ne point rompre, plié mais point rompu,
Dégagé des étreintes des boas constricteurs,
Le pas allant désentravé, alerte mais pas fuyant,
Le regard tendant sa toile sur la galaxie entière.
Les bras ouverts pour y baigner l'ami de passage, l'âme en peine qui y cherche l'eau comme à une source, y recueillir le fagot ou l'andain pour alléger un dos harassé, y recueillir toute la rosée dont une nuit est capable afin d'étancher la soif du désert.

Nous voilà à devoir subir ou à vouloir conquérir le monde.
Alors nous nous prenons à chevaucher les feuilles de cerisier blanc
Et à voguer vers des pages sans traînées d'avions.
Sentir les courants d'air, les brises.
Souffles silencieux et ténus.
La froideur de la nuit.
Bienfaisante.
Sur la nuque.
Les mains.
Les paupières encore lourdes des senteurs nocturnes.

Souffler loin, et fort.
Ne pas oublier qu'il y a des océans qui sont comme des pages de roman.
Ou l'inverse.
Qu'on est là, malgré les épreuves.
Que l'homme ou marche ou prend racine.
Que le monde est le mal et le remède.
Que le monde a la couleur de l'encre.
Que le monde, ce sera toujours nous.
 

3 comments:

  1. Une rebelle ensoleillée24 June 2010 at 18:48

    Prince des poètes ! J'en ai le souffle coupé... ce souffle qui pourtant jamais ne me manque. C'est tout simplement magnifique.
    Continue à souffler, les voiles grossissent et la mer te portera enfin vers l'horizon de tes rêves.

    Je vais m'arrêter là. J'aurai trop peur que tu ne puisses plus rentrer dans tes superbes chaussettes. Ou que tu prennes le melon pour une citrouille !

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  2. Pfiiiiiiou ! J'adore ! Mon préféré avec "L'empreinte de l'eau"... Le précieux liquide que l'on retrouve souvent dans tes textes :)
    Il y a de très belles images et expressions, c'est doux, cela berce et j'aime cette étincelle d'optimisme qui illumine tes mots.
    Bravo !

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  3. Une étincelle d'optimisme et le feu semble prendre...
    Surtout ne jette pas l'encre, ta mère patrie et ton vital incipit. L'horizon te portera vers cet ouest insondable, celui qui fait de nos vie l'aube et son lointain crépuscule.

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