Sunday, 4 October 2009

En eaux troubles



       « Y'a trop de gîte! » « Y'a trop d'assiette! » Ça gueulait sec par dessus le vent.
       « En tout cas je me sens ni dans l'un ni dans l'autre! » Le navire roulait, tanguait. Les flots spiralaient, les lames bordaient chaque flanc. Il sentait la saucisse de ce midi remonter, accompagnée de ses lentilles. Bon dieu qu'il faisait froid, le slush arrivait doucement. Il était de quart et il faisait nuit noire, il y avait un vent à décorner quelques vaches et on avait l'impression que le vent ne soufflait pas dans une mais dans toutes les directions. Sa deuxième année en mer et la première fois où il ne se sentait plus dans son élément. Le moral dans les chaussettes et l'estomac dans les talons – ou la gorge. Il fallait se concentrer sur les ordres du timonier. Le pauvre bougre barrait comme il pouvait, le commandant étant nonchalamment allongé dans sa cabine à cuver son vin. Ils allaient passer un sale quart d'heure.
       Qui, en fait, en dura quatre. Son quart complet. Le soleil se levait à peine et l'horizon se dégageait au même moment. Ils avaient failli démâter trois fois, on écopait encore sacrément d'en bas et les mines des matelots, oscillant entre le teint cireux hébété et la sale gueule grise de pas rasé, moroses et cernées, témoignaient de la violence de la tempête. Ils en avaient vu le bout. Le navire voguait maintenant en ligne droite, ni tangage ni roulis.
       La saucisse était loin derrière, surnageant dans son bain de lentilles océanique. Il regardait les mousses s'affairer sur le pont, en bon petit chouff. N'empêche que c'était un sacré chantier. Il y avait encore sacrément du vent: un bachi se prit pour une mouette et vola dans les airs. Il regarda tristement le pompon rouge se poser délicatement sur une vague, venir taper la coque puis s'enfoncer dans la masse noire et écumante. Puis il l'entendit. Un bruit sec. Il tourna la tête. Un bon bruit de métal qui se tord et qui n'aime pas ça. Rien de son côté. Bof, il avait dû rêver, le vent aura fait rouler quelque chose contre le bastingage, une mouette qui se sera payée la coque en plein vol.
       Décidément, on se les gelait toujours autant, il rentrerait bien au chaud, lui. Il fit deux pas vers les cabines lorsqu'il l'entendit de nouveau. Une autre mouette? Probabilité en deux minutes: Zéro. L'autre chouff arriva, il avait de beaux cernes. « T'as entendu ça? » « Ouais, c'est à l'avant. » Là-bas, dans les lueurs de l'aube, ils purent distinguer, nettement, sans ambiguïté, une épaisse couche de glace se former sur la paroi externe de la coque. Les embruns semblaient être comme tous les embruns, à ceci près qu'à l'instant même où ils touchaient la paroi de la coque ils gelaient. Et comme il y avait un sacré paquet d'embruns, il y avait une sacré couche de glace. Encore le bruit de métal. Le navire, plombé par le poids à l'avant, piquait du nez, basculait ostensiblement sa proue vers le fond, sa poupe vers le ciel.


       Il est là peut-être parce que sa grand-mère venait toujours là. Il ne sait pas trop. Personne n'y venait, pas même les animaux qui évitaient soigneusement l'endroit. Le lac du diable. Ces eaux stagnantes n'ont pas mauvaise réputation, elles sont maudites. Sa grand-mère fut brûlée pour sorcellerie et emporta avec elle les secrets du lac. C'est d'ailleurs pour cela qu'on la brûla. Elle avait pour habitude de dire que ses eaux étaient pures, mais qu'elles se méritaient. Pas un poisson, pas une herbe, une simple étendue d'eau stagnante, si peu profonde du rivage qu'on en voyait souvent le fond – sa grand-mère seule en connaissait la réelle profondeur. Mais veniez-vous perturber sa surface qu'elle se figeait aussitôt, emprisonnant votre main dans une gangue de glace. Petit, il avait douté de ces histoires à dormir debout et jeté une pierre au beau milieu du lac. Rien ne s'était passé. Il était reparti satisfait. Le lendemain, sa grand-mère jeta à son tour une pierre: les ondes se propagèrent un instant puis se pétrifièrent, dessinant en de sinistres craquements des ridules blanches comme le marbre sur le lac entier.
       Vingt ans plus tard, jeune capitaine à la tête d'une centaine d'hommes, le voilà, mû par l'instinct, sur les rives du lac. Il fait installer un campement de fortune. Les hommes et les chevaux doivent se reposer et puis, de toute façon, leurs poursuivants les rattraperont tôt ou tard. Ils fuient depuis trois jours maintenant, au beau milieu de l'hiver. L'armée est décimée, le commandant est mort, ils ne feront pas tomber ce gouvernement véreux. Ils ont échoué. Mais les autres ne sont pas morts pour rien, et eux comptent bien vendre très chère leur peau. Ils mourront au champ d'honneur, après un dernier baroud. Il fait prévenir les hommes de ne pas faire boire les chevaux dans le lac: on ira chercher de l'eau en cassant la glace de la rivière à une centaine de mètres au nord, on fera fondre de la glace au-dessus du feu. Oui, l'ennemi verra les feux. Oui, cela va sans dire: c'est ici que le dernier affrontement aura lieu. Le corps de l'officier se raidit, brusquement. Il faudra établir des rondes.


       Armés de gaffes ils grattaient la coque. Rien n'y fit, la glace continuait de s'accumuler. Le navire s'enfonçait proue en avant. Peu avait déjà entendu parler de cela, aucun ne l'expliquait sans avoir recours au surnaturel ou au mystique. Ils n'avaient d'autre choix que de réveiller le commandant.


       Ils n'ont pas mis longtemps à retrouver le campement. Le scout est revenu pantelant, haletant des volutes de buée. Ils sont de l'autre côté du lac. Ils ne lui ont laissé la vie sauve que pour faire passer un message: ils doivent se rendre. Ils seront jugés équitablement. Le scout le scrute. Il le regarde droit dans les yeux: les hommes doivent se rassembler de leur côté du lac.


       Il n'y avait plus qu'un mètre et demi entre la ligne d'eau et le bastingage. On voyait un bon tiers du gouvernail hors de l'eau. Le vent coupait les chairs, gerçait les lèvres, et toujours les embruns se solidifiaient sur la coque.
       « Quand j'ai vu le whiskey dans mon verre qui n'était pas dans son assiette, j'ai compris tout de suite. » Le commandant était là, bien stable sur ses pieds alors que nous cherchions à nous rattraper aux bastingages, étonnamment sobre malgré une haleine à vous faire boucler les sourcils. « C'est rare mais ça arrive, surtout à ces latitudes. Du froid, du vent et l'eau est bien en-dessous de zéro et ne gèle pas. C'est comme ça. Au moindre contact avec un objet paf elle gèle. Regardez le mât. Regardez-vous vos gueules de stalactites. » De fines perles collées entre les cils, dans les barbes hirsutes, de la morve congelée au bout du nez. « On va changer de cap pour glacer à tribord tant qu'on est dans le slush, ensuite on glacera la poupe et ainsi de suite. Le vent va nous éloigner un brin de la route mais bon, on peut pas y faire grand chose. Le temps finira bien par changer. »


       Ils sont bien là, alignés en trois vagues successives d'une centaine d'hommes chacune. Leur commandant en tête de cortège. Ils s'impatientent à mesure que ses hommes se positionnent. Lui aussi en tête. La lune est derrière lui, au raz des arbres. Le soleil se lève derrière l'ennemi. Des lueurs orangées, roses, rouges se découpent sur l'horizon. Il met ses mains en porte-voix:
       « Quelles sont les conditions de notre capitulation?
       _ Vous aurez un jugement équitable.
       _ Tous?
       _ Tous? Quoi tous? Non mais vous rêvez! Seulement vous serez jugés, les autres seront exécutés! [silence] Ce sont tous des traîtres! [silence] Rendez vous, vous n'avez aucune chance à trois contre un!
       _ Vous voulez ma tête? Vous voulez celle de mes soldats? Alors venez les chercher vous-même! » Les ordres sont simples, les soldats doivent les respecter à la lettre. Il ne faut pas bouger. Ils vont charger. Il ne faudra attaquer que lorsqu'ils seront près du rivage. On montera alors les piques préparées en toute hâte. Ça freinera quelques ardeurs. Ensuite il faudra charger, en deux vagues.
       « Préparez-vous à vivre l'enfer, insurgés! Chargez! »
       Les voilà. Les chevaux piaffent d'impatience, leurs hennissements emplissent l'air d'échos insupportables. Ils se cabrent, puis s'élancent. Ils sont déjà lancés au grand galop lorsqu'ils atteignent le lac, qu'ils s'enfoncent dans ses eaux. Les cavaliers ont de l'eau jusqu'aux chevilles. Les armes au poing, vociférant.
       Puis un bruit de verre brisé, des craquements sourds, insistants, fatidiques. L'eau du lac sous les yeux ébahis se fige, se contracte. La première vague de cavaliers est stoppée net, pétrifiée dans une carapace de glace. Statues détaillées, minutieuses jusque dans le mouvement figé des crinières, des muscles tendus des cous. Le combat contre l'élément en un spectacle immobile, que le capitaine regarde émerveillé. Dans ses yeux des larmes de reconnaissance, de joie et pour lui et son armée, le destin chaotique de la fuite et peut-être, beaucoup plus tard, l'opportunité de pouvoir se battre de nouveau. Dans les yeux des chevaux de glace, dans les rictus des cavaliers, dans cette main seule qui émerge au ras de la glace, comme coupée nette et posée là simplement, l'incompréhension et la terreur.

Grimoire de l'agônie - Dictionnaire du poème

Grimoire de l'agônie                                                                                                                                            

L'agônie

L'agônie                                                                                                                                            

Thursday, 1 October 2009

Null and Void


“What matters ain't the notes, but the silence between them.” Theoretically attributable to Miles Davis.
      We could have started this story with Miles Davis, but we won't. We'll rather travel through space and time, and then travel again through more space and more time and land in the densely uninhabited village of Worden, Wisconsin, USA, 657 souls at the last count. There is the home of John Michael Collins III, 14, who is on his way to “vomit” in the dictionary (he is bored since 10 o'clock (when he woke up)) and stumbles on the word “void”. His eye was caught more like. There he sees: “'void /vɔɪd/ adj., n., & v. *adj. 1a empty, vacant” Just like this afternoon. Empty, vacant, 3 useless and void of interest afternoon. * n. 1 an empty space, a vacuum (vanished into the void; cannot –”  Why the heck are there two u's at the same time in the same word? Looks like one of 'em darn Latin words Miss Putman uses. Yuck. Let's go to vacuuuumunum. It's just a few pages away anyway. So, “vacuum /'vakjʊəm/ n. & v. * n. (pl. vacuums or vacua /jʊə/) 1 a space entirely devoid of matter”. Wow. If he got it right there was things that had nothing at all in 'em.
      Funny thing, a dictionary. He didn't know he had one until he found it under the bed which his father kept in the attic. Not precisely under the bed, but under one of the legs of the bed. Anyway. That was the closest thing to something remotely interesting he could lay his hands on. The attic was devoid of interest since he had perused every and any odd items up there. Boring area now.
      Anyhow he was intrigued, but he couldn't check anything now. He could still have a go at the crack but he just wasn't sure. His dad had changed the code yesterday evening. Without it he couldn't surf on the Net. All this parental control thing was just too much for him. The post-it read: “Daily allowance: 1 hr”. ONE hour. He should report his parents. And when he actually was surfing he couldn't even google such things as “sex”. The keyboard didn't allow him to type the letters in a row. He cheated of course and put spaces between the letters which he deleted afterward. But then the search was blocked. He had another hour to wait. He decided to go for it.
      Keyboard in hand. He had three tries before blocking everything, after that he would have to wait for his father to go back home and unlock the damn thing. Yelling would be involved. Cursing too. OK. First try: “Rebecca.” No. He had already tried that about a month ago. He actually thought his dad was stupid enough to put the same password twice, but that didn't work. “Johnstopitnow” didn't work either, even though his dad seemed to repeat this same sentence again and again. Last chance: win or wait. He pressed the Enter key. Hourglass. Hourglass. More hourglass. Black screen. White screen. Desktop. “Ohmygoditworks!” he yelled. His dad hadn't put any password, or rather the password was...yeah...void. Vacant, empty. Another reason to google it. He was smirking, he saw it in the reflection of the screen as the page went dark. V-o-i-d, Enter.
      Images flickered on and off; concepts floated by; he was in a stream of information and before he realised it he was swept away. Some of the things in there he didn't understand a word of. But he did get one thing: void was everywhere. It was what defined words: signs put together separated by spaces on each side. Even the letters were composed of a skilful arrangement of lines and voids, best example being the “O”, which was nothing but void circled by the thinnest black line and then more void. Notes were defined by the silences on either side of noise. The vastest areas of void were to be found in the universe, which defined the filaments, which were masses of galaxies huddled together. Together wasn't even the term because void was to be found between each and every star, planet, exoplanet, shooting star, black holes. A planet was bordered on all sides by void. Every human was some mass with a limitation. However huge could a man become, he was still formed from matter and surrounded by void. Each and every one of our cells – or for that matter any molecule of any object, living thing or solids – was an intricate structure of molecules surrounded by void. Matter and void. Molecules formed from smaller particles themselves circled on all sides by void, however infinitesimal. Those...quarks were supposed to be the smallest things on earth. He knew there ought to be smaller things. He would find out, even if it would take his entire life. He wanted to find out why there was so much void around us, why it was so important it defined every thing, from the biggest to the smallest. At least it would fill his day, and he wouldn't be bored anymore. John Michael Collins III would agree ending this story with the Tao-Tö King, whom he doesn't know, yet: “We shape clay into a pot, but it is the emptiness inside that holds whatever we want.”


Wednesday, 30 September 2009

36000 étoiles


        Monsieur Olbers, un jour qu'il était à Brême dans un salon réservé à ceux qui fumaient des cigares et buvaient du brandy tout en racontant des histoires de chasse (on est en 1800 et quelques, alors on les excuse), sûrement autant pour pimenter un quotidien morose que pour réveiller tous ces flemmards en charentaises, jeta un pavé dans la mare: « Pourquoi fait-il nuit? » Ou demandé dans l'autre sens: « Pourquoi à un moment donné ne fait-il plus jour? » Les plus prompts à vouloir reprendre leur article de journal – les inconscients! - rétorquèrent: « Eh bien! C'est parce que la terre a tourné sur son axe et que le soleil n'est plus visible de notre position, pardi! » Ils se firent traiter de fifrelins, de galvaudeux, de bas de plafond. Certes, la lumière du soleil occulte celle des étoiles, étant plus proche que ses consœurs distantes de plusieurs milliers d'années-lumière. Donc lorsque le soleil est occupé à éclairer nos amis de l'autre côté de la terre, il fait nuit chez nous, certes. Et là Heinrich Olbers fulmine: « Et encore ça c'est que le début – ok, d'accord, faîtes les malins, mais vous savez combien d'étoiles? Hein? Hein? Ben y'en a un sacré paquet, des milliards de milliards même, alors si y'en a autant pourquoi quand il fait nuit eh ben on voit pas tout un ciel rempli d'étoiles? Hein? Y devrait pas y avoir de noir entre les étoiles. » Il était sacrément sur les dents, le médecin (ah oui, au fait, il était médecin). Bande de crétins!
        Face à tant d'emportement pour si peu de choses, on posa son verre de brandy et on exposa clairement la situation à ce bon vieux Olbers qui d'habitude ne faisait pas de vague: « Mon cher, rien ne sert de s'énerver! Voyons: auriez-vous oublié de prendre en compte les astres qui ne rayonnent pas? Ils occultent l'éclat de toutes les étoiles situées derrière eux par rapport à notre champ de vision. Ensuite, il y a des étoiles qui ne rayonnent pas autant que notre bon vieux soleil. De plus, les étoiles meurent. Et pour finir, regardez la distance qu'il y a entre nous et les planètes, ou même les systèmes solaires, il y a un sacré vide entre chaque sphère. » Tiens, pensèrent-ils, cloué le bec au Olbers. Bon, où ai-je mis mon verre, moi?
        Sauf qu'il était pugnace, coriace comme un de ces morceaux de plastique qu'on n'a découpé qu'aux trois-quarts – par pure fainéantise, il faut l'admettre – et qu'on veut finir de « découper » en tirant dessus comme des sourds. « Rien à faire gnnnnnnn, ça veut pas venir. Gnnnnnnnnn! C'est pas vrai de voir ça, je vais être obligé de reprendre les ciseaux! » Il était comme ça, Olbers, il avait tendance à faire serrer les dents, mais il y pouvait pas grand chose, il faisait de son mieux, croyez-moi. Il revint à la charge, bille en tête: « Ah ah, mon ami, vous vous fourvoyez le doigt dans l'œil jusqu'aux mollets! Certes les étoiles ont une durée de vie finie, certes les étoiles ne sont point distribuées uniformément, et que l'espace soit fini ou non, statique ou non, importe peu: l'univers est en expansion! Ce que vous avez omis, et c'est grâce à la longueur de mon ami Planck que j'ai pu le déduire, c'est que la lumière non seulement perd en intensité avec la distance – même si le rayonnement des étoiles est gargantuesque – mais qu'avec cette même distance et le phénomène d'expansion elle se décale vers le rouge! Ah ah, vous ne savez plus que dire, vous voilà bien attrapé! »
        Malheureusement pour lui, il les avait perdus quelque part entre « fourvoyez » et « mollets ». Ceux, peu nombreux, qui lisaient près de la bibliothèque ne purent s'empêcher d'admonester du regard celui troublait leur quiétude et l'apostrophèrent en ces termes: « Je ne sais pas qui est ce planqué qui se prend de langueur, mais que vient faire le rouge là-dedans? »
        « Pu**** mais t'es relou, tu piges rien! Le rouge foncé c'est presque du noir! 'Tain mais en plus c'est d'la lumière visible dont j'te cause, handicapé du cerveau! Et tu laisses mon pote Planck sinon j'te dévisse le crâne! Faut tout vous apprendre c'est un truc de malade: les étoiles elles se cassent. Elles en ont marre de vos sales gueules! A cause de l'expansion elles s'éloignent, bande de mous du gland. Sa mère, même les atomes dans la voûte ont pas assez de densité pour éclairer vos culs tout blancs! Zonards!, Ziva vous m'les cassez grave! Si c'est comme ça j'me tire! »
        Sur ces entrefaites, il prit congé de ses camarades, les laissant à leur perplexité. Il savait au fond de lui qu'il avait raison: « Au fond de moi, je sais que j'ai raison. Nul ne me fera changer d'avis. Je vais voir mon ami Goethe, lui saura m'écouter. Non mais!»
        Ce n'est pas comme s'il y avait une centaine d'années de décalage entre lui et monsieur Planck, ou comme si plusieurs de ses observations ne pouvaient être faites qu'avec un spectrographe à unité intégrale de champ, non. Tout de même, quel avant-gardiste ce Olbers. Il avait tout compris.

Thursday, 24 September 2009

Monsieur Virgile #10 - Epilogue

« Bon ben voilà, on a fini. On va aller décharger le camion à la bonne adresse, cette fois on se trompera pas.
_ Merci.
_ Ça va aller?
_ Je vais devoir m'y faire.
_ Vous savez, je sais que ça doit pas être facile tous les jours, après tout ce temps dans le même métier. Vous avez soigné mon ptit gars, ya un bail déjà.
_ Il a lu L'Ile au trésor pour un problème d'onychophagie. Il doit le relire de temps en temps, non?
_ Vous êtes vraiment sacrément quelqu'un! Pour sûr qu'il le relit...il se ronge plus les ongles par contre. Allez, faut que j'y aille. En revoir. »
AU revoir, pensa-t-il. Le vieil homme vit le camion partir dans son nuage âcre.
Pincement au cœur. La vision trouble.
On ne lui aura pas permis de poursuivre son enseignement, d'apporter sa pierre à l'édifice. Il n'avait pas réussi à changer le monde. Il n'avait contribué qu'à le laisser un peu mieux que lorsqu'il avait foulé son sol pour la première fois. Il aurait pu faire beaucoup plus. Il avait fait de son mieux comme son père avant lui. Son fils avait essayé, en vain. Il n'avait rien pu sauver, pas même le magasin dont les charges auraient saigné à blanc les comptes du pauvre homme. Il n'y avait alors eu plus qu'une seule chose à faire. Il avait cru devoir laisser à d'autres le soin d'emballer chacun des ouvrages, incapable de pouvoir assumer ce geste, de vouloir cautionner cet abandon. Dès l'instant où il vit le premier camion et les déménageurs, il décida de le faire lui-même. Personne d'autre que lui ne devait, ne pouvait le faire sans rien abîmer, sans rien dénaturer. Cela lui prit un mois. Chaque semaine un camion venait chercher les cartons pleins pour les emmener à la bibliothèque municipale à laquelle il en avait fait don. Le premier camion avait failli finir dans une cave poussiéreuse des archives départementales. Finalement, après une bonne sueur froide, le camion déposa les précieux ouvrages à la bibliothèque. Là-bas, ils se chargeraient d'aménager la mezzanine.
Voilà deux ans que François était parti, et sa santé avait lentement décliné, tout comme son activité. La poussière s'accumulait dans les recoins. Il devait réagir mais ne savait pas comment. Au final ce fut la mère d'Hélène qui se chargea de tout. Il allait vivre avec elles. Elles prendraient soin de lui autant qu'il avait pris soin d'elles.
Il se faisait vieux, le sentait dans ces genoux qui ne pliaient plus comme avant, dans ces gestes plus aussi sûrs. Dans ces larmes qui venaient pour un oui ou pour un non. Il serait une gêne. Il ne tiendrait pas longtemps.
Il avait, bien sûr, foncièrement tort, mais pour le moment faisons comme si nous aussi, nous pensions qu'il ne tiendrait pas.
L'ennui, tromper l'ennui avec les relations humaines. Un quotidien axé sur le compromis, sur l'absence cruelle de livres, sur des nuits télévisées qui n'apportent rien. Les visites moins fréquentes de son fils. Les soirées avec la mère d'Hélène qui, au quotidien, faisait montre d'une capacité presque sans faille à générer l'horripilation. Être obligé de raconter sa vie, de travestir son histoire pour se protéger, autour de la soupe qu'il avait faite pour rompre la monotonie – ou plutôt: pour briser la suprématie des dîners micro-ondes. Le seul réconfort trouvé auprès de cette formidable fillette qui s'occupait d'elle-même au jour le jour, admirable petite personne qui n'avait même pas une décennie! Sa mère, inutile éleveuse mais industrieuse, besogneuse. Elle ratait quelque chose. Un jour, il devrait le lui dire, ou lui faire comprendre. Les jours passaient avec une lenteur inégalée. Il sortait de temps à autre, allait au parc, mais le cœur n'y était pas.
Et puis, un soir, Pierre arriva, une enveloppe à la main. Il fut bref, concis. Ni les larmes ne coulèrent ni le mot « honte » ne franchit ses lèvres. Pourtant Hélène les ressentit tout autant que lui. Ils ouvrirent l'enveloppe après l'histoire du soir, désormais devenue rituelle, point d'ancre dans une mer de marasme. Il faillit s'étouffer avec sa salive. Il avait réussi à vendre le bail. Ce petit bon à rien avait réussi à vendre le bail! Lui qui croyait avoir tout perdu! Hélène ne comprenait pas, mais s'il était heureux alors elle l'était aussi, dansant debout sur son lit. Dans l'enveloppe qui tomba du lit lors de cette danse hilare, il y avait un chèque. Avec assez de chiffres pour s'étouffer avec sa salive.
Il prit une semaine de réflexion, pour s'apercevoir qu'il n'avait pas changé d'avis depuis la première minute. Il expliqua sa décision à Hélène qui l'écouta patiemment, comme d'habitude, la tête un peu penchée sur le côté. Il partirait dans le pays des écrivains de ses rêves. Il reviendrait souvent, pour quelques semaines, s'arrangeant pour faire coïncider les dates avec ses vacances. Elle viendrait avec lui. Ils découvriraient le monde ensemble. En lui-même il se dit: « et je pourrais admirer tes yeux aux quatre coins du monde. »
La dernière carte postale en date était une vue du « Llullaillaco, Cordillère des Andes ». Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour comprendre. Hélène passerait son brevet dans quelques semaines. Il ne reviendrait pas pour la soutenir. Elle alla dans la cuisine où sa mère s'affairait autour du nouveau micro-ondes. Elle lui demanda de s'asseoir et de l'écouter. Elle lut d'une traite et les mots, pour une fois, elle ne les déformerait pas:
« Ma petite Hélène,
Contempler la vie d'un œil et voir la mort de l'autre. Après avoir tant guidé, c'est à mon tour de me laisser guider par ton regard dans les ruelles d'Antofagasta, au Chili. Je t'ai écrit un jour que je ressentais la douleur, le besoin des gens autour de moi. Ce n'est plus vrai. Celle que je vois, à présent, c'est la mienne. Ces montagnes brunes et rouges se détachant du bleu profond du ciel me rappellent à ton bon souvenir, une fois de plus. Tu me manqueras. Virgile. »

Wednesday, 23 September 2009

Monsieur Virgile #9


Voilà bien deux semaines que François n'était pas venu. Il est vrai qu'il continuait sa multi-thérapie, il avait donc beaucoup à lire. Même Hélène s'inquiétait. Il avait appelé, trois fois, sans succès. Mais une de ses anciennes prescriptions était revenue entre-temps. Il devait l'avoir déposée lui-même, il ne lui connaissait ni ami ni famille. La mère d'Hélène avait décidé de prendre une journée de congé pour le retrouver. Il l'attendait, elle ou son coup de téléphone. Hélène était là. Elle venait maintenant tous les soirs après l'école. Ils faisaient ses devoirs ensemble, comme ils avaient pris l'habitude de faire tous les mercredis.
De temps à autre elle relevait la tête et regardait tour à tour la rue sous la pluie battante et le vieil homme. Celui-ci sentait son cœur s'accélérer à chaque coup d'œil. Il y avait quelque chose de terrible dans ces deux couleurs si tranchées l'une de l'autre. Au Moyen-Age elle n'aurait pas fait long feu.
« Tu t'en sors?
_ Oui, ça va. C'est que de l'orthographe après tout.
_ Je pense qu'il serait plus sage de me laisser juge. L'orthographe et toi ça doit faire cinq ou six, dans un bon jour. Fais-moi voir.
_ ...Vous croyez que François va bien?
_ Ne t'inquiètes pas. Même si le traitement est complexe et qu'il lui fait parfois plus de mal que de bien, c'est quelqu'un qui en a vu d'autres. Il est résistant au mal, sinon il ne serait pas ici avec nous.
_ Oui mais moi il m'a dit que des fois il en avait barre.
_ Je sais, à moi aussi.
_ Monsieur Virgile...j'ai peur...
_ Allez, viens, c'est pas grave. Tout ira bien. »
La clochette tinta. Ils tournèrent la tête d'un même mouvement. C'était la mère d'Hélène, les cheveux ruisselant de pluie. Lui, avec ses yeux si ternes, si gris de poussière, voyait bien que ce qui coulait sur ses joues n'étaient pas des gouttes de pluie, mais bien des larmes. Qui sait ce que voyait la fillette, avec ses yeux de chimère? Elle devait avoir percé sa pauvre mère de part en part. Celle-ci était restée vissée au sol. En un instant il se retrouva à sa place: il voyait ce regard hybride lancer ses questions en coups de boutoir, décocher son incompréhension hérissée de barbillons à la face du monde. Il s'avança, ou plutôt elle s'avança, sans mot dire.
Il ne viendrait pas. Plus. Hélène ne comprenait pas. Elle soutenait qu'il s'était empellie, qu'il allait vieux. Qu'il priait même. Que monsieur Vigile périssait tout le monde. Elle pleura. Elle chercha de son regard bicolore les réponses rassurantes dans les yeux mornes des adultes. Elle ne trouverait rien. Non, parfois, lui avait-il dit, monsieur Vigile ne parvenait pas à guérir tout le monde. Sa mère la prit dans ses bras, ne cherchant plus à cacher ses larmes dans les gouttes de pluie. Lui pleurerait peut-être, en se réveillant au beau milieu de la nuit, sous son plaid, un livre tombé aux pieds du chesterfield, mais pas maintenant. Il y avait la déception à surmonter, l'échec était là. Il n'y avait pas de miracle, plus aucune chose glorieuse à attendre. L'échec cuisant. Il avait choisi de ne plus souffrir. Il avait choisi la facilité. Il avait baissé les bras. Il aurait pu apprendre à vivre à ce stade de souffrance, avec tous ces symptômes certes encore présents, mais diminués. Néanmoins, nous ne savions pas à quel stade il était. Personne n'est égal face à la douleur. Lui-même n'aurait sûrement pas tenu deux ans avec ce corps souffrant, avec ce corps qui le trahissait, avec l'isolement, la dépression. Mais ils étaient là. Il y avait Hélène. Il devait avoir pesé le pour et le contre. Avec quelle balance. Face à la douleur, ils n'étaient rien. Il avait choisi.
Baba Yaga attendrait encore sa rose bleue.
La nuit même, sous son plaid, il pleura dans son sommeil, son livre ouvert sur sa poitrine parfois secouée de sanglots. Après un temps il se calma, les rêves reprirent le dessus. Il ne se rendrait compte de rien.

Scattering of flower

  Strewn about the vase the petals a vestige of a gone beauty randomly, perhaps Gathering the withered soft and dead dryness the mind but wa...