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Wednesday 3 February 2010

L'insouhaitable #4

André
           Jamais le mois de mai n’aura donné autant de fruits et de soleil, se dit André en bêchant vigoureusement autour de ses plants de tomates. L’année dernière, poursuit-il, c’était le gel, et l’année d’avant, c’était les doryphores et les merles. On va se rattraper cette année, finit-il de penser.
 
           Il n’a quitté son jardin qu’en milieu de matinée, pour aller admirer la table du déjeuner sur la terrasse. Il aime quand sa femme Jeanne prépare une salade de légumes frais en plat principal, car c’est pour lui le véritable début de l’été. Il ne sait pas ce que sa femme est partie faire en ville, par ce qui s’annonce être une journée exceptionnelle, mais il ne l’imagine que trop bien en compagnie de leur fille, sur le marché aux fleurs à préparer un beau bouquet pour orner la table de ce soir. Car ce soir André fête ses cinquante ans, et il n’est pas peu fier de les fêter, compte tenu de ce qu’il a fait de sa vie lorsqu’il était jeune. Un sourire amer aux lèvres, il plante furieusement son outil dans la terre ferme et craquelée par endroit. C’était du passé maintenant, cela devait rester du passé. La terre manque d’eau. A cette pensée, André retrouve son calme. Il fouille dans une des poches de son bleu de travail, en tire un mouchoir chiffonné avec lequel il s’éponge le front. Il pourrait faire plus chaud si ce n’était cette brise qui rafraîchit drôlement l’air, pense-t-il absentement. Mais ce n’est pas ce qui le fascine le plus : il n’arrive pas à détacher son regard et son esprit de ce ciel d’un bleu immaculé ; aussi loin que portent ses yeux, il ne voit aucun nuage troubler la sérénité des nues.
 
          André se rappelle des ciels de sa jeunesse et se demande s’il en a déjà vu un si beau, si prenant, si dense. Un petit rire soulève sa poitrine : il lui a fallu attendre quarante-neuf ans pour enfin voir le plus beau ciel de sa vie. Une petite voix à l’intérieur de lui chuchote de ne pas avoir de regrets, mais il lui répond, en chuchotant, qu’il n’en a pas et qu’il n’est pas près d’en avoir. La voix rétorque que ce n’est pas près mais prêt, puis se tait. André l’envoie au diable, puis se remet à bêcher.
 
          La matinée est longue, presque interminable, si l’un songe à régler sa pendule sur le ciel. Il n’y a pas lieu de se le cacher, s’avoue-t-il à lui-même, mais c’est un peu dommage de s’échiner  à son potager par un temps pareil. Il pose son outil contre la cabane de jardin, se rappelle qu’il n’a plus de quoi la repeindre, et remonte vers la maison en prenant soin de ne pas laisser traîner ses bottes sur le gazon duveteux. André arpente le terrain légèrement incliné, embrasse du regard cette maison qu’il trouve toujours aussi belle et se remémore en un instant le lent processus de la construction. Son père et ses frères l’avaient aidé pour les fondations et la charpente de la toiture, mais ce qu’il y avait entre les deux il l’avait bâti seul, à la sueur de ses soirées, de ses samedis, de ses dimanches et de ses vacances. Cette maison avait vu grandir ses enfants, mourir ses parents, avait abrité bien des fêtes de Noël et d’anniversaires, avait essuyé moult orages, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur.
 
          Alors qu’il remonte la dernière bosse de gazon, dirigeant ses pas vers le garage pour s’y déchausser, il voit défiler devant ses yeux tous les incidents, petits ou grands, bons ou mauvais, qui ont jalonné sa vie. Il y pense à la vitesse de la lumière, s’attarde sur tel événement, sur tel moment grave, sur telle image. Ce qu’il voit n’est parfois pas plaisant, aussi grimace-t-il comme s’il sentait de nouveau la douleur de ces instants.
 
          Arrivé dans le garage, une botte défaite, il sent le froid du ciment à travers sa chaussette ; il regarde le rectangle lumineux que constitue l’entrée du garage, avec sa porte relevée et son allée goudronnée pour la voiture. Ce rectangle lumineux, une fraction de seconde, il le voit bleu. Il sent le coin de ses yeux s’irriter, piquer ; il sent ses poumons se remplir d’air, se bloquer, puis se relâcher dans un long soupir. Chose pratiquement inconnue pour lui, il a comme une envie de pleurer mais quelque chose en lui l’interdit. Plusieurs vagues ardentes ainsi se succèdent et soulèvent sa poitrine. Plusieurs fois, il sent les larmes prêtes à jaillir, mais quelque chose en lui tient bon. Plusieurs fois. Mais contre son gré trop d’images se bousculent, le harcèlent en rémanence : les larmes finissent par voir le jour et perlent en fines gouttelettes le long de ses joues. Il croit qu’il regrette, et avant même que les mots ne se forment distinctement dans son esprit, ils sortent et font vibrer l’air chaud : «Si je le pouvais, je souhaiterais réparer mes erreurs.»
 

Tuesday 2 February 2010

L'insouhaitable #3


Alice
          Alice se réveille doucement. Une douce chaleur pique sa peau ; une brise légère fait danser le rideau devant la fenêtre. Elle tourne la tête vers la porte et s’aperçoit, un peu déçue, qu’elle est seule dans la pièce blanche. Elle s’appuie sur son coude et tente de se relever mais quelque chose l’en empêche. Elle tourne la tête en direction du cliquetis sur sa droite et découvre ébahie tout un appareillage complexe de tuyaux. Pourquoi est-elle sous perfusion ? Elle regarde stupéfaite les gouttes tomber à allure régulière dans la solution limpide. Alors qu’elle scrute le ciel à travers le ballon en plastique transparent, relié à son bras par un fin tuyau ondoyant comme un serpent, transparent lui aussi, elle se souvient. Il y a deux jours, elle a accouché, elle a donné naissance à son premier bébé, son enfant. Et les neuf mois d’attente ne comptent plus aujourd’hui, ni la souffrance des contractions, ni l’anxiété durant tous ces mois où les échographies étaient trop floues pour y voir distinctement son bébé, ni son bébé en siège. Elle se souvient que son mari était présent au début de l’accouchement, qu’on lui avait demandé de sortir, qu’il avait d’abord refusé, puis face à l’insistance du médecin, il avait accepté ; qu’il lui avait tenu la main, mais aujourd’hui même cela ne compte plus. Elle se souvient avoir accepté la péridurale, puis la césarienne, sans broncher, parce qu’elle voulait son bébé. Elle voulait qu’il arrête enfin de se cacher dans son ventre, qu’il se montre à elle, elle qui le portait, le choyait, lui parlait quand il dormait, le caressait à travers cette peau, cette chair qu’elle en venait parfois à détester, à vouloir déchirer pour enfin pouvoir étreindre son fils contre son cœur.
 
          Doucement, silencieusement, Alice pleure. Elle ne sait pas au juste pourquoi elle pleure, mais cela la libère de quelque chose car, à mesure que les larmes coulent le long de ses joues creusées et s'écrasent sur la blancheur de l’oreiller, sa poitrine s’affranchit de son oppression, ses jambes se relâchent et son cœur bat moins vite, plus régulièrement.
 
         Elle repose sa tête sur l’oreiller, sent la froideur du tissu imprégné de larmes. Le rideau diaphane danse toujours la danse du vent par la fenêtre ouverte. Le soleil n’est pas visible, caché par un pan de mur, mais elle s’imagine son éclat en le comparant à celui du ciel bleu, puis se demande si l’éclat du ciel bleu n’est pas plus brillant que celui du soleil. Elle ne se rappelle pas quand son fils est né, mais elle aimerait qu’il soit né aujourd’hui, par cette matinée si bleue. Avec maintes précautions, Alice se relève et s’assoie ; mais un instinct en elle l’avertit, trop tard. Une douleur lancinante traverse sa tête de part en part, lui vrille les tympans, résonne comme les cloches d’églises des dimanches de sa jeunesse, dans tout son corps. Elle sent dans son ventre comme une flamme lécher ses intestins, ses poumons, sa gorge. Le regard fixé sur le drap de coton, sur le creux et les plis que ce dernier forme entre ses jambes, elle lutte contre la douleur, si aiguë soit-elle, contracte ses muscles, serre les dents. Un spasme secoue son corps et elle vomit sur le drap, devant elle.
 
        Elle ne comprend pas ce qui se passe en elle, pourquoi son corps se rebelle ainsi. Les changements à l’intérieur de son corps se font plus nets, plus réels : son fils n’est plus dans son ventre ; et puis il y a autre chose, un changement plus profond. Elle ignore la raison pour laquelle elle pense soudain aux hiéroglyphes dans la pyramide de Gizeh, mais elle associe aussitôt, spontanément, les mystérieux hiéroglyphes à ce changement. Et son esprit remonte à la surface, comme un plongeur remontant des abysses recouvrent ses sens. Alice entend un son comme dans le lointain, sa tête pivote d’elle-même sur son axe. Dans le chambranle de la porte se tient une femme tout de blanc vêtue, une infirmière dont les lèvres bougent au ralenti, dont une veine, sur son cou, palpite doucement. Alice ne parvient pas à lire sur les lèvres qui sont trop loin ce murmure qui est trop bas. De son regard figé, comme si elle ne voyait pas ce qu’elle voyait, elle embrasse la scène : plusieurs infirmières, courant au ralenti, se précipitent vers elle. Puis, toujours au ralenti, Alice voit la pièce tomber délicatement sur le côté et rester doucement en équilibre, la scène défilant de manière plus irréelle encore. Elle sent la fatigue, une fatigue immense, comme si elle n’avait pas dormi depuis des siècles, inonder l’intérieur de son corps, éteindre le feu dans son ventre, engloutir ses sens. Puis, lentement comme tirant un rideau opaque à la fin d’une scène de théâtre, l’obscurité.
 
         Elle se réveille, de nouveau. Elle a la bouche pâteuse. Ses paupières sont lourdes, mais elle parvient à les lever suffisamment pour observer une infirmière, au sourire énigmatique, lui essuyer le visage. A son tour, Alice sent ses joues se plisser dans un douloureux sourire. L’infirmière lui éponge délicatement le front, son regard est tendre, elle aussi est une mère. Son corps repose dans une plaisante torpeur, comme si elle se laissait glisser au fil de l’eau. Elle a envie de répondre à cette gentillesse, à cette infirmière qui prend tant soin d’elle, mais quand les mots sortent de sa bouche, ce ne sont pas ceux qu’elle avait l’intention de prononcer : «Je souhaite que mon fils aille bien.» Alice sent les muscles de son visage se contracter sous la surprise, mais l’infirmière répond par un sourire plus grand encore, Alice croit même voir des larmes inonder ces immenses yeux bleus aussi immense que le ciel de tout à l’heure. Alice veut lui dire qu’elle est reconnaissante, qu’elle veut la serrer dans ses bras et la remercier du plus profond d’elle-même, mais de nouveau elle sombre dans le sommeil, le cliquetis de la perfusion tintinnabulant dans ses oreilles.
 

L'insouhaitable #2

Olivier
           Le groupe se disperse au fur et à mesure des croisements, au fur et à mesure des immeubles ; chacun rentre chez soi pour ce midi. Par un quelconque fruit du hasard, Olivier habite plus loin que tout le monde, dans une rue que seul le montant des loyers isole; ainsi termine-t-il toujours le trajet seul. Mais il n’aime pas être seul, il n’a jamais aimé l’être, depuis tout petit. C’est pourquoi il sait s’entourer d’une bande de garçons. Il se fiche pas mal de savoir s’ils le craignent ou le respectent, l’important est qu’ils restent autour de lui. Et aujourd’hui Olivier est las d’achever son retour seul: il aimerait avoir un peu de compagnie pour la dernière ligne droite. Il regarde autour de lui, mais il sait bien que personne de son âge ne passe par ici, pour la simple raison que personne de son âge n’habite le quartier. Tout le monde est à la soupe.
           Il n’y a là que des vieux, des croulants tirant leur misérable vieillesse ridée et cabocharde et leur caddie bariolé à trois roues les jours de marché, ne semblant attendre qu’une chose : que leurs paupières fripées se ferment enfin – que ce soit dans la maladie ou dans le sommeil – comme ses grands-parents. Puis une pensée l’arrête : que ferait-il si un jour il devait se retrouver seul, sans parents, sans frère, sans amis ? Il réprime un frisson et secoue la tête vigoureusement. Il se remet en marche et, en son for intérieur, il se fait la promesse de ne jamais être seul. Immédiatement, il se rend à l’évidence qu’une telle promesse est impossible à tenir, il ne pourrait soumettre perpétuellement ses copains de classe à sa volonté. Il n’arrivait jamais à garder ses amis bien longtemps, aussi forçait-il le destin en forçant la main de ses compatriotes. Il se demande comment il doit faire pour se procurer un ami qui lui soit fidèle, un peu comme Achille et son pote.
               Alors, il lève les yeux au ciel bleu, qui est surprenant aujourd’hui, tout comme la chaleur presque estivale, tout comme l’éclipse de soleil qui se prolonge dans cette mer bleue et dont personne ne parlera aux informations; il ferme les paupières tout en continuant à marcher et souhaite ne jamais être seul dans le futur, quoi qu’il fasse et où qu’il soit. Et, à voix haute, comme un appel pour le monde entier, la parole suit sa pensée : «Je voudrais ne jamais être seul, quoi que je fasse et où que je sois.» Il rouvre les yeux à temps pour éviter de justesse de tomber dans le caniveau – manque se tordre la cheville et crache un juron bien senti, comme il les aime – et, tandis qu’il regarde la tâche ronde du ciel bleu s’estomper sur sa rétine et gêner un instant sa vue, il se demande si son frère est rentré de la caserne, il a tellement envie de lui parler.

Monday 1 February 2010

L'insouhaitable # 1

Thomas
 
        Quelques blancs oiseaux se noient dans la lumière du ciel bleu de midi, un peu comme s’ils n’étaient pas là, en fait. Le ciel brille tellement qu’on a l’impression qu’il éclipse l’éclat du soleil. Bizarre, tout ça. Bref.
 
         L’activité va bon train dans le centre de la ville. Les passants passent devant les devantures des magasins ; les livreurs livrent ; les badauds badinent assis sur les bancs usés ; les clochards nonchalants étendent leurs jambes sur le trottoir chauffé par les rayons du ciel ; la légère brise de mai effleure les toits d’ardoise ; les écoliers sur le chemin du déjeuner s’attardent en riant devant les magasins de jouets ou en bavant devant les boulangeries. La fin de l’année scolaire et le début de l’été approchent. L’effervescence générale semble atteindre la cime même du ciel tant elle est bleue. Thomas regarde ce bleu et se demande combien de pots de peinture il a fallu à Dieu pour peindre ce ciel aussi parfaitement, sans aucune trace. Bien sûr, Thomas ne se prend pas au sérieux, mais il aime à se souvenir de ces choses qu’il avait l’habitude de penser quand il était plus petit. Oui, plus petit. Car il n’aime pas qu’on lui rappelle qu’il est encore petit pour son âge. Une de ses grands-mères l’a même affublé d’un chétif qu’il n’a pas apprécié lorsqu’il a trouvé sa signification dans le dictionnaire. Mais sa mère lui répète sans cesse : «on est comme on est», ce qui lui parait une maigre consolation, compte tenu du fait que la plupart de ses camarades de classe sont plus grands que la moyenne. Bref.
 
           Thomas rentre chez lui en traînant le pas car, devant lui, traînant le pas encore plus, flemmarde un groupe d’élèves de sa classe, emmené par le grand, à la fois par sa taille – sa corpulence, ajouterait le prof de Français – et par son âge, Raquin. Olivier Raquin est la terreur des quatrièmes, et cela depuis deux années consécutives. Son groupe, sa phalange avait-il entendu dire un jour ce même prof de Français, se compose principalement de garçons qui se sont déjà fait rosser par le titan. Se faire castagner par Raquin, c’est être accepté sous sa coupe, à condition bien sûr de n’avoir rendu aucun coup. Thomas a déjà passé le test plusieurs fois et n’a jamais échoué à cause de ses bras trop courts, même s’il n’a jamais eu envie de faire partie de cette phalange terrible.
 
       Lui, il voudrait être un peu comme l’autre terreur des quatrièmes : Benjamin. Il ne connaît pas son nom de famille parce que ce dernier, aussi âgé que Raquin, n’est pas dans sa classe et parce que tout le monde autour de lui l’appelle Benji. Ce Benji a un style bien différent de celui de Raquin, le dernier joutant avec ses poings – ses pieds parfois – le premier avec des mots. Il a un talent incroyable pour faire rire les autres, pour tourner en dérision le plus redoutable de ses adversaires, même les géants de terminale. C’est celui qui prend les faibles sous son aile, et qui les laisse de côté lorsque l’orage est passé. Dans la cour de récréation, il y a toujours deux groupes dans les quatrièmes : celui de Raquin et sa phalange de mauvais graines et celui de Benji et ses joyeux drilles où se mêlent assez souvent des filles de troisième, parfois de seconde.
 
          Entre ces deux alliances et des groupuscules de filles aussi hétéroclites qu’improbables gravitent plusieurs autres groupes sans meneurs et sans autre particularité que de n’en pas avoir. Thomas, à l’instar d’une poignée d’autres solitaires, n’appartient à aucun groupe, il n’est l’ami de personne. Il ne saurait dire pourquoi il ne se sent pas comme foncièrement solitaire ; toujours est-il qu’il est seul. Ne semble pas s’en porter plus mal.
 
          Thomas ralentit, car la sinistre engeance devant lui ralentit aux abords d’un magasin de vidéos. Raquin pointe du doigt quelque chose dans le bas de la vitrine ; aussitôt ses acolytes s’esclaffent ; certains ricanent seulement, l’air gêné. Le groupe se remet en marche, Thomas en fait de même. Il passe à son tour devant la vitrine et regarde la jaquette de la vidéo : une femme nue, allongée sur le ventre sur un lit de soie noire, ses cheveux blonds cachent ses épaules ; deux visages d’hommes se tiennent derrière elle, l’air grave ; le titre au-dessus: De grandes espérances. Pas de quoi fouetter un chat. Encore une bonne blague pas drôle à la Raquin. Il avance. Est-ce le titre ou bien la femme qui les a fait rire ? Peut-être avaient-ils l’espoir de voir la femme se lever, nue, et se pavaner en s’exhibant devant leurs yeux effarés ? La grande espérance de concrétiser la chose dont tout le monde parle, enfin ? Le prof de Français l’avait pourtant prévenu : « Non, Monsieur Raquin, l’ambition n’est pas une marque de préservatif et l’un comme l’autre vous font défaut. »
 
          Quand il y pense, il se dit que lui a une grande ambition, une grande espérance. Faire rire. Il aimerait pouvoir faire rire les gens et en faire son métier, et les gens en retour l’aimeraient et ils formeraient un groupe, une phalange énorme dans laquelle tout le monde se sentirait à l’aise et dans laquelle le seul gage d’entrée ne serait ni un coup de poing sur le nez ni une vanne, mais un sourire. Thomas sait pourtant qu’il n’est pas à plaindre, comme certains que Raquin tape juste pour le plaisir, mais aujourd’hui, marchant dans cette rue animée du centre-ville, entouré de badauds qui ragotent, de passants qui le bousculent pour la plupart, et de clochards indolents, avec ce ciel peint si bleu loin par-dessus les toits baignés de cette lumière de mai, il souhaite faire rire avec chacun de ses mots, pour qu’enfin les choses changent dans sa vie. Et à voix basse, comme pour lui-même, la parole suit sa pensée : «Je voudrais bien, moi aussi, faire rire à chaque fois que j’ouvre la bouche.» Il n’est pas bête non plus, la vie lui a appris à se méfier des rêves comme de la peste.
 
          À présent, il ne suit plus l’effroyable cortège car il a bifurqué, il y quelques instants, dans une rue perpendiculaire, sa rue. Dans une poignée de minutes, il sera chez lui, peut-être même dans la cuisine en train de déjeuner, racontant à sa mère les détails de la matinée.
 

thirty thousand people

The day was torn and grim birds yet began to sing as if they knew nothing’s eternal and old gives way to new that man, one day, will fall t...