Wednesday 30 May 2018

De la convenance de la lenteur dans le développement de la dépression à la porte de l'éternité


Il n'est pas infréquent pour les dépressifs de constater que les abîmes varient en profondeur d'un individu à l'autre, que les noirceurs se teintent par rapport à celles des autres. Alors que chacun mesure le fond du gouffre du seuil de son propre désespoir ; peu importe de fait la profondeur, car nous sommes toutes et tous dans les mêmes abîmes.

C'est ainsi que nous jaugeons la remontée à la qualité de la lumière au réveil, exactement comme un plongeur qui remonterait des profondeurs océaniques par paliers de décompression. La luminosité changeant au fur de l'ascension, on perçoit l'eau autrement alors qu'elle n'est intrinsèquement pas différente.

Il y a nos abysses, et puis il y a celles des autres, ceux qui vont mal mais en fait qui vont bien. Elles sont relatives au regard qu'on leur porte. Certaines aident à aller mieux – elles soutiennent – alors que d'autres génèrent plus de profondeur encore. Ces abysses-là sont de celles qui reformulent l'idée du suicide en un principe qui réchauffe le corps, qui apaise l'âme ; qui font qu'on contemple l'idée sans pleurer, sereinement. Passer à l'acte n'a alors plus d'importance parce qu'une partie de nous est déjà morte.

Parce qu'on a plongé plus profondément, ce qui fait l'air si beau et si précieux, en bas, dans les tréfonds où l'âme est plus sombre que les ténèbres, nous tue. Les mots d'amitié, les mots d'amour, les gestes de compassion. Tout précipite plus bas encore. La descente est vive, au début, rués que nous sommes par la lumière...et au fur que les ténèbres se font, puis s'épaississent, puis deviennent denses comme de la mélasse, on ralentit sans être freiné, on se laisse happer plus bas.

On se sent retomber quand on sent les réveils plus laborieux, le sommeil nous éluder plus longtemps, quand on ressent la fatigue du corps rejoindre celle de l'esprit. Quand la sieste s'impose et qu'elle restaure plus que le sommeil nocturne. Quand l'air n'y suffit plus et que la nourriture n'apaise plus la faim.

On souffre beaucoup, énormément, sans pour autant pouvoir nommer le mal qui nous assaille. On décèle la douleur à un endroit, puis elle se faufile ailleurs, inflitre chaque recoin. Puis elle devient diffuse, s'étale avec le temps comme une dette qu'on devrait rembourser toutes les nuits jusqu'à la dernière de notre existence.

Les mots de réconfort, à cet instant, revigorent quelque peu, puis ils finissent sur le bas-côté, vidés de leur substance comme un marathonien aurait vidé d'un trait une bouteille d'eau. Ces mots-là sont derrière nous, et dans un sens on ne voit pas qu'on a avancé, ne serait-ce que de quelques pas. On ne voit pas le chemin parcouru parce que l'abîme courbe l'échine, force à regarder les pieds, nous murmurant à l'oreille que l'horizon est trop terrible à contempler, que nous perdrions espoir à même y jeter un œil, qu'il est beau parce qu'il est loin.

La beauté est insupportable de perfection, car nous rêvons peut-être de voir le monde brûler, peut-être même voulons-nous biffer de traits rageurs ces portraits d'hommes et de femmes dont la beauté, l'effroyable beauté, nous fait venir les larmes aux yeux. Peut-être voulons-nous mettre en pièce tous les enregistrements de ces chansons qui nous touchent tellement qu'on les croirait écrites pour nous. La beauté, on s'en affranchit après un temps, mais pas parce qu'elle reste en surface, non...parce qu'on la retrouvera plus tard. Quand on aura appris à s'en détacher, on aura appris à l'aimer. La beauté qu'on admire nous prend trop d'énergie ; celle qu'on accepte devient une part de nous-même, elle fonctionne à-travers nous. La laideur semble avoir plus d'attraits, mais on comprend vite qu'on parle de la même chose. La beauté n'est pas encore l'abîme, mes amis.

Ces heures qui n'en finissent de s'étirer en d'interminables pensées n'en sont pas non plus. Ces journées qu'on fractionne en mugs de thé, en tasses de café, en verre de vin, en siestes, en épisodes de séries, en films...ces journées-là sont comptabilisables, ces heures-là peuvent être décomptées. Elles seront oubliées, noyées dans la masse, et remémorées comme un tout dans un tout, parce que chacune de ces journées aura et n'aura pas été identique aux précédentes et aux suivantes. L'attente, elle, n'aura rien perdu de sa qualité. Ceci n'est qu'un palier dans la descente.

On regarde l'obscurité parce qu'un film s'y joue, tout autour de nous, avec des scènes de milliers de moments, vécus ou imaginés, rêvés ou vus sur un écran. Ce film, nous y jouons, nous y avons parfois le premier rôle. Nous y mourons souvent et ces fins nous comblent, nous rassasient. Nous sauvons le monde parfois, nous le détruisons d'autres. Nous en contrôlons chacun des aspects, et il nous apparaît souvent plus bénévolent que le monde réel. Plus précis. On supporte la réalité uniquement parce que nos sens nous y astreignent. Il arrive cependant à l'imaginaire d'arriver à tromper nos sens pour mieux nous imprégner de ce film, pour y goûter chacune des secondes, pour repousser la réalité de quelques minutes encore afin de la rendre plus supportable dans l'anesthésie. Le fond, le fond de l'abîme est proche, mes amis.

Il nous arrive de penser à Dieu, à l'après, que nous y croyons ou pas. On réfute son existence mais nous lui parlons. Et quand nous nous rendons compte qu'en fait ce n'est pas à lui que nous nous adressons, alors le fond du gouffre est à portée de main. L'atteindre demande un dernier coup de reins, un dernier sacrifice que la logique impose : l'acceptation que nous sommes seuls. Alors notre présence demande de mesurer l'impact de notre absence : qu'avons-nous fait, qu'aurions-nous pu faire, que pouvons-nous faire. Constat, regret, champ des possibles. On regarde les chaises vides de notre existence. Passer de présent à absent devient non pas une évidence, mais un choix : si, en tout état de cause nous ne pouvons plus rien faire, si – honnêtement – nous nous rendons compte que nos buts ont été atteints ou sont inatteignables, que nous ne pouvons nous satisfaire de moins alors il devient de notre responsabilité de passer le flambeau, métaphoriquement ou non.

C'est ainsi que, se retrouvant à la porte de l'éternité de dieu, celle de l'homme s'ouvre à nous...une éternité silencieuse certes, mais une qu'on soupçonne plus tranquille, plus affranchie des actions, des choix, des hamartia qui jalonnent notre vie. Car il est bien là, le fin fond du tonneau. On y tombe en apesanteur, doucement, les derniers rais de lumière par-dessus nous ayant disparu tout de bon, les poumons comme en compression parce qu'on ne sait combien de temps nous aurons à retenir notre souffle.

Au mitan des ténèbres nos mains par-devant nous cherchent la ligne de décompression, celle qui indique la direction de la surface car oui – il n'y a plus de repère en bas. Plus rien ne fait sens, les sens sont abolis autant par le manque que par l'excès : le temps s'arrête et défile à la vitesse de la lumière ; l'ouïe s'annule par impression et suppression ; nous voyons trop d'obscurité et il n'y a plus rien à voir ; la proprioceptivité se bloque : ou nous savons où nos membres sont et cela n'a aucun sens, ou ne savons pas et le sens nous élude tout aussi bien ; la faim n'est plus parce qu'elle est suprême ; tous les mécanismes somesthésiques se mettent hors tension par répression et surpression, et nous ne sommes plus rien.

Pourtant nous redevenons tout parce que nous redevenons un. Soudainement la main agrippe le bout : il est temps de rester tout en remontant. De remonter dans l'immobilité la plus totale.

On réapprend alors à ne pas se servir du même mug pendant trois jours parce que maintenant, on en a d'autres, parce que maintenant on n'a plus à rationner l'eau pour faire la vaisselle. On ne réutilise plus le même sachet de thé trois fois, on ne s'en sert plus pour se réchauffer la paume des mains. On se surprend à allumer le chauffage parce qu'on n'a plus peur des factures. On ôte ses sous-vêtements thermiques, son pull, sa deuxième paire de chaussettes et ses gants parce qu'il ne fait plus 12 degrés dans l'appartement. On replie le sac de couchage et on range la paire de rideaux étendue sur le lit. On ne se précipite plus sur la bouilloire pour profiter de sa chaleur.

On sait que le corps peut tenir avec deux pains au chocolat, vingt centilitres de jus d'orange et un bol de soupe de tomates par jour. Et de l'eau, beaucoup d'eau. On sait qu'il tient parce que l'esprit ne flanche pas, mais on améliore le quotidien, doucement parce que le corps n'a plus l'habitude. Comme des paliers de décompression. On retrouve des goûts oubliés, des textures qui relèvent de la madeleine de Proust. Les impressions reviennent en picotant au bout des doigts. Et on se rend à l'évidence du regard délivré des paupières que quelque chose en nous ne doit pas être cédé aux vers de la tombe, qu'une éternité s'ouvre au devant de nous. On se renaît poète, alors qu'on l'a toujours été.

Les émotions s'affranchissent de la suppression des jours aux ciels de plomb, et on réalise que nos mots ne sont pas si vains, que le dialogue se fait avec ceux qui ne sont pas encore nés, même si la distance reste une barrière nécessaire à la bonne entente : tout contact avec le poète reste dangereux. La mélancolie, la dépression, la folie guettent. Alors on officie lorsque les autres dorment, une main griffonnant le papier et l'autre par-devant nous au cas où l'on vienne trop près, nous les sentinelles veillant au grain et la tâche brûlant au creux du ventre, celle qu'on ne peut laisser à nul autre tant elle demande de sacrifices et de garder vigile. Ceci est notre combat.

La nourriture retrouve un goût qu'elle n'a jamais eu parce qu'il faut bien se rendre à l'évidence : nous ne sommes plus le même, les abîmes sont remontées avec nous. Nous sommes remontés à la surface parce que les ténèbres nous y ont autorisés, nous ballastant d'obscurité au passage de l'octroi parce qu'il nous faut être lents. C'est cette même lenteur à descendre qui garantit la qualité de la remontée, la lenteur de l'obscurité à se faire la même que celle de la lumière à revenir. Sans lenteur, il n'y a aucune tristesse qui vaille, aucun bonheur qui ne tienne.

Et nous sommes ainsi ce vieil homme qui n'a plus rien à voir, les poings sur les yeux et les traces de colle attestant de l'absence volontaire de miroir, seul à son deuil, la tristesse nue n'étant pas sur nous mais en nous. La réalité est comme la peinture, plus sur les bords du pinceau qui l'écrase qu'en son plein sillage où l'imaginaire réside. Et ce feu qui ne projette aucune ombre, qui n'illumine aucune ténèbre, ne réchauffe pas non plus ce corps bleu de froid, bleu d'effroi au seuil de la mort – il nous permet cependant de l'admirer du seuil de l'éternité, parce que c'est là, et de là, que nous sommes : un sommet qui est un abysse qui est un sommet. 

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