Il n'est pas infréquent
pour les dépressifs de constater que les abîmes varient en
profondeur d'un individu à l'autre, que les noirceurs se teintent
par rapport à celles des autres. Alors que chacun mesure le fond du
gouffre du seuil de son propre désespoir ; peu importe de fait
la profondeur, car nous sommes toutes et tous dans les mêmes abîmes.
C'est ainsi que nous
jaugeons la remontée à la qualité de la lumière au réveil,
exactement comme un plongeur qui remonterait des profondeurs
océaniques par paliers de décompression. La luminosité changeant
au fur de l'ascension, on perçoit l'eau autrement alors qu'elle
n'est intrinsèquement pas différente.
Il y a nos abysses, et
puis il y a celles des autres, ceux qui vont mal mais en fait qui
vont bien. Elles sont relatives au regard qu'on leur porte. Certaines
aident à aller mieux – elles soutiennent – alors que d'autres
génèrent plus de profondeur encore. Ces abysses-là sont de celles
qui reformulent l'idée du suicide en un principe qui réchauffe le
corps, qui apaise l'âme ; qui font qu'on contemple l'idée sans
pleurer, sereinement. Passer à l'acte n'a alors plus d'importance
parce qu'une partie de nous est déjà morte.
Parce qu'on a plongé
plus profondément, ce qui fait l'air si beau et si précieux, en
bas, dans les tréfonds où l'âme est plus sombre que les ténèbres,
nous tue. Les mots d'amitié, les mots d'amour, les gestes de
compassion. Tout précipite plus bas encore. La descente est vive, au
début, rués que nous sommes par la lumière...et au fur que les
ténèbres se font, puis s'épaississent, puis deviennent denses
comme de la mélasse, on ralentit sans être freiné, on se laisse
happer plus bas.
On se sent retomber quand
on sent les réveils plus laborieux, le sommeil nous éluder plus
longtemps, quand on ressent la fatigue du corps rejoindre celle de
l'esprit. Quand la sieste s'impose et qu'elle restaure plus que le
sommeil nocturne. Quand l'air n'y suffit plus et que la nourriture
n'apaise plus la faim.
On souffre beaucoup,
énormément, sans pour autant pouvoir nommer le mal qui nous
assaille. On décèle la douleur à un endroit, puis elle se faufile
ailleurs, inflitre chaque recoin. Puis elle devient diffuse, s'étale
avec le temps comme une dette qu'on devrait rembourser toutes les
nuits jusqu'à la dernière de notre existence.
Les mots de réconfort, à
cet instant, revigorent quelque peu, puis ils finissent sur le
bas-côté, vidés de leur substance comme un marathonien aurait vidé
d'un trait une bouteille d'eau. Ces mots-là sont derrière nous, et
dans un sens on ne voit pas qu'on a avancé, ne serait-ce que de
quelques pas. On ne voit pas le chemin parcouru parce que l'abîme
courbe l'échine, force à regarder les pieds, nous murmurant à
l'oreille que l'horizon est trop terrible à contempler, que nous
perdrions espoir à même y jeter un œil, qu'il est beau parce qu'il
est loin.
La beauté est
insupportable de perfection, car nous rêvons peut-être de voir le
monde brûler, peut-être même voulons-nous biffer de traits rageurs
ces portraits d'hommes et de femmes dont la beauté, l'effroyable
beauté, nous fait venir les larmes aux yeux. Peut-être voulons-nous
mettre en pièce tous les enregistrements de ces chansons qui nous
touchent tellement qu'on les croirait écrites pour nous. La beauté,
on s'en affranchit après un temps, mais pas parce qu'elle reste en
surface, non...parce qu'on la retrouvera plus tard. Quand on aura
appris à s'en détacher, on aura appris à l'aimer. La beauté qu'on
admire nous prend trop d'énergie ; celle qu'on accepte devient
une part de nous-même, elle fonctionne à-travers nous. La laideur
semble avoir plus d'attraits, mais on comprend vite qu'on parle de la
même chose. La beauté n'est pas encore l'abîme, mes amis.
Ces heures qui n'en
finissent de s'étirer en d'interminables pensées n'en sont pas non
plus. Ces journées qu'on fractionne en mugs de thé, en tasses de
café, en verre de vin, en siestes, en épisodes de séries, en
films...ces journées-là sont comptabilisables, ces heures-là
peuvent être décomptées. Elles seront oubliées, noyées dans la
masse, et remémorées comme un tout dans un tout, parce que chacune
de ces journées aura et n'aura pas été identique aux précédentes
et aux suivantes. L'attente, elle, n'aura rien perdu de sa qualité.
Ceci n'est qu'un palier dans la descente.
On regarde l'obscurité
parce qu'un film s'y joue, tout autour de nous, avec des scènes de
milliers de moments, vécus ou imaginés, rêvés ou vus sur un
écran. Ce film, nous y jouons, nous y avons parfois le premier rôle.
Nous y mourons souvent et ces fins nous comblent, nous rassasient.
Nous sauvons le monde parfois, nous le détruisons d'autres. Nous en
contrôlons chacun des aspects, et il nous apparaît souvent plus
bénévolent que le monde réel. Plus précis. On supporte la réalité
uniquement parce que nos sens nous y astreignent. Il arrive cependant
à l'imaginaire d'arriver à tromper nos sens pour mieux nous
imprégner de ce film, pour y goûter chacune des secondes, pour
repousser la réalité de quelques minutes encore afin de la rendre
plus supportable dans l'anesthésie. Le fond, le fond de l'abîme est
proche, mes amis.
Il nous arrive de penser
à Dieu, à l'après, que nous y croyons ou pas. On réfute son
existence mais nous lui parlons. Et quand nous nous rendons compte
qu'en fait ce n'est pas à lui que nous nous adressons, alors le fond
du gouffre est à portée de main. L'atteindre demande un dernier
coup de reins, un dernier sacrifice que la logique impose :
l'acceptation que nous sommes seuls. Alors notre présence demande de
mesurer l'impact de notre absence : qu'avons-nous fait,
qu'aurions-nous pu faire, que pouvons-nous faire. Constat, regret,
champ des possibles. On regarde les chaises vides de notre existence.
Passer de présent à absent devient non pas une évidence, mais un
choix : si, en tout état de cause nous ne pouvons plus rien
faire, si – honnêtement – nous nous rendons compte que nos buts
ont été atteints ou sont inatteignables, que nous ne pouvons nous
satisfaire de moins alors il devient de notre responsabilité de
passer le flambeau, métaphoriquement ou non.
C'est ainsi que, se
retrouvant à la porte de l'éternité de dieu, celle de l'homme
s'ouvre à nous...une éternité silencieuse certes, mais une qu'on
soupçonne plus tranquille, plus affranchie des actions, des choix,
des hamartia qui jalonnent notre vie. Car il est bien là, le
fin fond du tonneau. On y tombe en apesanteur, doucement, les
derniers rais de lumière par-dessus nous ayant disparu tout de bon,
les poumons comme en compression parce qu'on ne sait combien de temps
nous aurons à retenir notre souffle.
Au mitan des ténèbres
nos mains par-devant nous cherchent la ligne de décompression, celle
qui indique la direction de la surface car oui – il n'y a plus de
repère en bas. Plus rien ne fait sens, les sens sont abolis autant
par le manque que par l'excès : le temps s'arrête et défile à
la vitesse de la lumière ; l'ouïe s'annule par impression et
suppression ; nous voyons trop d'obscurité et il n'y a plus
rien à voir ; la proprioceptivité se bloque : ou nous
savons où nos membres sont et cela n'a aucun sens, ou ne savons pas
et le sens nous élude tout aussi bien ; la faim n'est plus
parce qu'elle est suprême ; tous les mécanismes somesthésiques
se mettent hors tension par répression et surpression, et nous ne
sommes plus rien.
Pourtant nous redevenons
tout parce que nous redevenons un. Soudainement la main agrippe le
bout : il est temps de rester tout en remontant. De remonter
dans l'immobilité la plus totale.
On réapprend alors à ne
pas se servir du même mug pendant trois jours parce que maintenant,
on en a d'autres, parce que maintenant on n'a plus à rationner l'eau
pour faire la vaisselle. On ne réutilise plus le
même sachet de thé trois fois, on ne s'en sert plus pour se
réchauffer la paume des mains. On se surprend à allumer
le chauffage parce qu'on n'a plus peur des factures. On ôte ses
sous-vêtements thermiques, son pull, sa deuxième paire de
chaussettes et ses gants parce qu'il ne fait plus 12 degrés dans
l'appartement. On replie le sac de
couchage et on range la paire de rideaux étendue sur le lit. On ne se précipite plus
sur la bouilloire pour profiter de sa chaleur.
On sait que le corps peut
tenir avec deux pains au chocolat, vingt centilitres de jus d'orange
et un bol de soupe de tomates par jour. Et de l'eau, beaucoup d'eau.
On sait qu'il tient parce que l'esprit ne flanche pas, mais on
améliore le quotidien, doucement parce que le corps n'a plus
l'habitude. Comme des paliers de décompression. On retrouve des
goûts oubliés, des textures qui relèvent de la madeleine de
Proust. Les impressions reviennent en picotant au bout des doigts. Et
on se rend à l'évidence du regard délivré des paupières que
quelque chose en nous ne doit pas être cédé aux vers de la tombe,
qu'une éternité s'ouvre au devant de nous. On se renaît poète,
alors qu'on l'a toujours été.
Les émotions
s'affranchissent de la suppression des jours aux ciels de plomb, et
on réalise que nos mots ne sont pas si vains, que le dialogue se
fait avec ceux qui ne sont pas encore nés, même si la distance
reste une barrière nécessaire à la bonne entente : tout
contact avec le poète reste dangereux. La mélancolie, la
dépression, la folie guettent. Alors on officie lorsque les autres
dorment, une main griffonnant le papier et l'autre par-devant nous au
cas où l'on vienne trop près, nous les sentinelles veillant au
grain et la tâche brûlant au creux du ventre, celle qu'on ne peut
laisser à nul autre tant elle demande de sacrifices et de garder
vigile. Ceci est notre combat.
La nourriture retrouve un
goût qu'elle n'a jamais eu parce qu'il faut bien se rendre à
l'évidence : nous ne sommes plus le même, les abîmes sont
remontées avec nous. Nous sommes remontés à la surface parce que
les ténèbres nous y ont autorisés, nous ballastant d'obscurité au
passage de l'octroi parce qu'il nous faut être lents. C'est cette
même lenteur à descendre qui garantit la qualité de la remontée,
la lenteur de l'obscurité à se faire la même que celle de la
lumière à revenir. Sans lenteur, il n'y a aucune tristesse qui
vaille, aucun bonheur qui ne tienne.
Et nous sommes ainsi ce
vieil homme qui n'a plus rien à voir, les poings sur les yeux et les
traces de colle attestant de l'absence volontaire de miroir, seul à
son deuil, la tristesse nue n'étant pas sur nous mais en
nous. La réalité est comme la peinture, plus sur les bords du
pinceau qui l'écrase qu'en son plein sillage où l'imaginaire
réside. Et ce feu qui ne projette aucune ombre, qui n'illumine
aucune ténèbre, ne réchauffe pas non plus ce corps bleu de froid,
bleu d'effroi au seuil de la mort – il nous permet cependant de
l'admirer du seuil de l'éternité, parce que c'est là, et de là,
que nous sommes : un sommet qui est un abysse qui est un sommet.
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