Saturday, 3 April 2010

Les chassies


Tous les matins, c'est la même galère. Tous les matins s'opère un choix dont j'ignore si j'en suis l'unique responsable tant il se fait avec une déconcertante célérité. J'ai encore les chassies aux coins des yeux que je dois savoir si je veux

– Trouver un Sens à ma Vie.

ou si je veux

– Tout Simplement me Lever.

Et tout ça sans me poser la question. Trouver un sens au lever (pas la sortie du lit) ou continuer d'avancer en fermant les yeux tout en luttant pour les ouvrir (je vous le rappelle, je viens de me lever). Tous les matins, c'est cornélien et c'est contradictoire.

Si je vous raconte ça, c'est que ce matin je me suis posé la première question, alors que les autres matins, eh bien ma foi, tout allait bien. Le réveil sonne, on se lève, le flot des problèmes submerge tout d'une seule vague (rien de tsunamique là-dedans) et on se dirige vers la cuisine sans s'arrêter à ce détail, en passant par la case toilettes. La case salle de bain est plus loin et ne pose pas de problème particulier, tout comme celle du trajet au boulot ou la case boulot en elle-même. Tout est prêt, et comme a dit Hamlet, référence en la matière je le rappelle: Readineʃs is All.

Jusqu'à ce matin, je ne cherchais pas de raison de me lever parce qu'elle se présentait d'elle-même à moi.

Tous les matins je pense en déjeunant que des enfants meurent de faim dans le monde, qu'ils ne peuvent pas boire – quid de se laver – qu'un nombre faramineux de particules élémentaires façonnent chacune des choses de notre univers et que pourtant tout est différent. Qu'une femme meurt sous les coups de son connard de mari toutes les trente secondes ou quelque chose comme ça. Qu'il doit bien y avoir des cochonneries même dans l'innocent thé que je bois, dans l'eau que j'ai pourtant fait bouillir (le plomb – s'il n'y avait que ça – ne s'évapore pas, si mes souvenirs sont bons). Que le monde tourne malgré nous et qu'il s'arrêtera de tourner à cause de nous, tôt ou tard. Je pense aussi, en regardant le soleil se lever sur les plaines beauceronnes, que la beauté de la nature est stupéfiante, que nous sommes tout petit face à son immensité, que nous sommes des quarks à l'échelle de l'univers. Et que nous sommes composés de quarks nous-mêmes. Et qu'il n'est pas difficile de prédire une structure plus petite encore. Qu'il n'est pas non plus insensé de prédire un ensemble plus grand que la galaxie d'Andromède ou une structure plus massive qu'un trou noir supermassif. Qu'on n'a pas encore reçu la lumière de certaines galaxies. Qu'avec ses milliards de milliards d'étoiles, l'univers est loin d'avoir donné son dernier mot, voire livré son premier secret. Que l'hypothèse que notre planète, avec ses conditions si propices au développement, ne soit pas la seule est certes folle, mais pas nulle (faudrait-il un myryllion – 104*210000 – pour donner sa probabilité). Que le jus d'orange que je bois, sans compter qu'il a fait des centaines de kilomètres alors qu'il y a un champ d'orangers à dix kilomètres de chez moi, déclenche dans mon cerveau la production de tout un tas d'hormones, dans mon estomac de tout un tas de sucs et que, grâce à tout ça, je vais mieux. Tous les matins, c'est la même galère.

Pourquoi ce matin est-il différent des autres? Ce ne sont certainement pas les dix ou douze pintes de bières d'hier soir qui y sont pour quoi que ce soit: je n'ai pas mal à la tête. Le digestif que j'ai pris en fin de soirée a fait son effet (normal me direz-vous, un digestif aide justement à ça, digérer). Ce n'est certainement pas le fait que j'ai enfin réussi à dormir plus de trois heures d'affilée. Ce n'est pas en outre le fait que je sois en vacances, ça m'étonnerait, ou que je sois orphelin depuis deux ans jour pour jour (avant vingt ans, vous concéderez que ce n'est pas banal) ou même – ce serait le comble – qu'une fille dont j'ignorais jusqu'à l'existence avant d'ouvrir les yeux soit à mes côtés en train de dormir (oui, je suis encore au lit). Je serai bien le premier étonné si on m'annonçait que l'une ou l'autre de ses « raisons » était à l'origine de cette différence.

Non, je pense en fait que je suis arrivé au stade où mon pouvoir décisionnel plafonne à cent pour cent. Je contrôle. Je fais mes propres choix, et surtout je les assume. Tout vient à point à qui sait attendre. Une belle foutaise, oui, si vous voulez mon avis. Il ne faut pas attendre, justement. J'ai passé ces vingt dernières années (ah oui, au fait, j'ai vingt ans aujourd'hui) à le faire et je peux vous certifier que le résultat n'est pas joli joli.

Alors me voilà à penser à ma vie, frais comme un gardon, au premier matin de ma vraie vie. Et je me dis que je vais devoir faire ci ou ça, mettre un peu d'ordre dans telle ou telle chose, faire quelque chose de mes journées. Mais quoi? La question me fait venir les larmes aux yeux et j'ai bien envie de me rendormir pour me re-réveiller et faire comme si de rien n'était. C'est la merde. C'est ça, être humain? Sentir la déconfiture en l'étalant sur sa tartine? Affronter sans broncher le tsunami des problèmes? Prendre une résolution avant même que d'ôter ces vilaines chassies à nos canthi (cf. les coins des yeux)? J'ai pas signé pour ça, moi. Heureux les pauvres en esprit. Oh que oui. Avancer sans se poser de questions, et au diable Hamlet.

Seulement voilà, la première question fait boule de neige. Fichtre, diantre, foutre. Pourquoi je ne pouvais pas

– Tout Simplement me Lever?

Parce qu'il me faut

– Trouver un Sens à ma Vie.

Je décide donc de me lever, sans faire de bruit, et de sortir manger une des jonquilles près du chêne. D'écrire une lettre au président du Myanmar (ex-Birmanie). De prendre une photo de mes yeux, pour m'en souvenir – la preuve, je les vois tous les jours dans le miroir et je serai bien infichu de les décrire. Ensuite, je réveillerai la demoiselle et lui demanderai si elle veut bien partir avec moi au bord de la mer, juste pour la journée. Manger un Chateaubriand avec un Pétrus 47. Prendre un billet d'avion pour faire le tour du monde. Tout est possible, tout est permis. Je viens d'ouvrir la seule porte qui en vaille la peine, car le monde n'appartient ni à ceux qui se lèvent tôt, ni à ceux qui se couchent tard, ni même à ceux qui ne dorment pas, il appartient à ceux qui en font quelque chose sans l'utiliser, à ceux qui tentent de le comprendre sans le travestir, à ceux qui l'habitent sans en avoir l'air. Que je sois le fruit du hasard (jeu de dés) ou d'une volonté quelconque ou particulière, je me lève ce matin avec la certitude que oui, quelque chose va changer aujourd'hui et que demain matin, en me levant, je ne me départirais pas de ces crottes jaunâtres si je ne tiens pas parole.
 

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