Je ne suis
pas monsieur Tout-le-monde. Je ne l'ai jamais été. Je ne suis pas
« les gens », je suis légende. Une légende humaine,
restons humble. J'ai commencé à me distinguer dès l'âge de quatre
ans, en ne me maquillant qu'un côté du visage ou en portant les
vêtements de mon père. Puis en jouant les mêmes airs de piano que
ma mère, sans avoir jamais appris. Mon père, grand excentrique et
professeur de physique nucléaire à l'université, me faisait
admirer le fond de ses slips sales. Ses pets gras dessinaient de
jolies figures sépia ou marron, comme sur les tests de Rorschach.
Mon esthète de mère m'a très tôt mis un pinceau dans les mains.
Elle me donna des cours de violon, de violoncelle, de piano. C'était
certes son métier, mais elle était bien plus exigeante avec moi,
son fils chéri, celui qui dormait avec elle lorsque mon père
partait donner des conférences. J'étais son mari le temps d'un
week-end. Je m'asseyais à sa place à la table de la cuisine, buvais
dans son verre, portais ses vêtements, dormais à sa place dans le
lit. Son piano devenait le mien et nous jouions ensemble, ma mère et moi, d'une seule
main presque.
Ce dont mes
parents s'aperçurent très tôt, c'était que la sélection
naturelle m'avait doté d'une mémoire exceptionnelle. Plus
précisément d'une mémoire eidétique. Je n'avais qu'à voir une
toile une fois pour la reproduire à l'identique, dans le moindre
détail. Je n'avais à entendre qu'une unique fois une œuvre pour la
reproduire au piano, jusqu'à la dernière subtilité. Ce qu'ils
s'attachèrent donc à faire, ce fut à me donner le bon type
d'éducation, celui qui me permettrait de sublimer ces mêmes
œuvres. De dépasser l'original, de le faire mien. Je fus donc
éduqué par ma mère le jour, la nuit par mon père. J'étais
insatiable, pugnace, velléitaire. Je refusais de me soumettre à
l'évidence facile, je remettais en cause les préjugés, les acquis.
Aucune branche de mon enseignement ne fut négligée, je devais
m'ouvrir à tout afin de pouvoir tout ouvrir : arts graphiques,
physique quantique, sciences sociales, politique économique,
littératures antique et moderne, microbiologie, religions et tout ce
qui gravitait autour de ces sujets. Ce fut néanmoins mon goût pour
la peinture qui emporta mes faveurs sur le plan artistique. Je serai
donc peintre, et rien de moins que le plus grand peintre engendré
par l'homme.
J'avais les
traits fins et la grâce de la jeunesse. J'étais beau et talentueux.
Rien ne me résistait. Je n'avais qu'à rentrer dans une pièce
pourvue d'un piano pour en ressortir avec une belle à chaque bras.
Je n'avais qu'à me mettre à dessiner une cathédrale dans la rue, à
main levée sur un bout de chiffon, pour me retrouver nu et satisfait
chez une jouvencelle. Mais les concerts m'ennuyaient, les expositions
et les gens également. Je ne trouvais aucun goût à ces œuvres
maladroitement exécutées, à ce manque flagrant d'ambition. Il n'y
avait là que de piètres talents que ma seule nature aurait écrasés
si j'avais gravi l'estrade et pris leur place. Je n'ai aucune
patience pour l'ordinaire, le banal, le normal. La norme signifie la
mort de l'individu, de la diversité de l'espèce, de la pérennité
du génie. Selon moi, on ne peut se reposer uniquement sur le don de
la Nature pour nous pourvoir en matière géniale : il nous faut
la cultiver, la nourrir, l'entretenir. La trier méticuleusement, la
sélectionner si besoin est.
J'ai
longtemps vécu en vendant des toiles que j'envoyais à ma mère, qui
se chargeait de les vendre au plus offrant, et à celui qui les
mettrait le plus en valeur. Il fallait me faire connaître pour
obtenir une aisance, et donc une indépendance, financière, si nous
voulions que je sois en mesure de changer le monde. Cette tâche
monumentale, si noble et sublime soit-elle, vient d'être atteinte, à
l'insu du monde lui-même. Je me souviens d'une discussion nocturne
avec mon père, qui me disait que chacun de mes tableaux étaient
grand et beau, mais qu'il fallait autre chose de plus impactant, une
œuvre qui resterait dans les mémoires. Il fallait bien entendu
continuer à produire de ces chefs-d'œuvres qui forçaient
l'admiration de mes pairs et qui construisaient mon empire. Mais il
me fallait un couronnement, une apothéose. Mon grand œuvre est donc
né de la rencontre décisive avec la grande dame, au cours de cette
quête qui me poussa aux confins de mon génie. Elle a su inspirer la
grâce et le grandiose dans ce monde petit et veule, elle a su
m'ouvrir les yeux sur l'invisible au commun des mortels. Nous avons
vécu en symbiose antédiluvienne, en harmonie et dans une
compréhension mutuelle, sans envie ni besoin, sans contrainte ni
attente, dans le don réciproque et consenti.
Cette
épiphanie eut pour cadre la Pointe St Gildas. Un endroit un peu
reculé sur la côte atlantique, il y a maintenant plus de vingt ans,
j'en avais moi-même tout juste vingt. J'y suis retourné récemment
pour l'interview d'un grand magazine sur l'art, et tout y est
bétonné, sillonné de chemins balisés. Rien d'aussi sordide
n'aurait pu donner naissance à la légende. Deux décennies plus
tôt, cet endroit était sauvage, presque hostile et peu visité par
le grand public. J'y passai un
mois, dans une maison de location qui n'abrita que mes sept
dernières nuits, et tous les jours que Dieu fit je marchai,
j'arpentai les chemins, les moindres recoins. Je cartographiai
mentalement chaque parcelle de terrain, de sorte que je connusse les
lieux aussi bien que ceux qui y naquirent, y vécurent et y
moururent. Je pris invariablement mes repas face à la mer, qu'il
ventât ou qu'il plût. Que la tempête ou l'orage grondassent. Trois
semaines durant j'appris à connaître les éléments, à m'y adapter
sans m'y conformer, puis au fil du temps, à les prédire et pour
finir à les influencer en grand thaumaturge.
Ce ne fut
donc qu'au terme de cette fusion avec la nature que je pus enfin
commencer à peindre ce qui deviendrait le premier chef-d'œuvre
d'une longue série. J'avais les tubes d'acrylique bien alignés en
rang d'oignons à main droite, les pinceaux secs sentant bon le savon
de Marseille à main gauche. La toile sur son chevalet en face de
moi, blanche et immaculée. Je savais devoir commencer par l'océan.
Je ne voulais pas d'esquisse, je voulais quelque chose de sauvage, de
brut. Je n'étais pas bloqué, loin de là. Je savais exactement ce
que je voulais, mais la mer et ses couleurs, du blanc écumeux au
glauque en passant par le bleu nuit et le noir, ne m'ouvrait pas à
ses mystères. Il me faudrait les percer pour les sublimer. Il me
faudrait diluer l'acrylique, afin d'obtenir la consistance parfaite.
Et je ne vis aucun pinceau qui eût pu convenir au rendu dans mon
esprit.
Ce n'est
qu'à l'aube du premier jour de la dernière semaine que la réponse
m'apparut, nette, évidente. Mon érection la confirma, la justifia
dans toute sa splendeur. Ma première semaine d'immersion avait été
totale, d'une intensité inouïe. Les impressions furent imprimées
profondément en moi, comme au marteau et au burin. Je mangeais les
produits de la terre et de la mer, je buvais leur eau que je leur
rendais en urinant, qui sur ses arbustes, qui dans ses vagues. Je
déféquais ce qu'ils me donnaient en sustentation. Je couchais qui
en son giron, qui sous ses cieux. Leur nuit m'enveloppait tout
entier. Sur mes lèvres je goûtais leur sel, leur rosée, leurs
embruns. Leurs eaux me lavaient. Il ne me restait plus qu'une chose à
faire pour communier totalement avec eux. Et cette communion serait
mon unique peinture, l'unique instrument sur la toile. Il ne fallut
que quelques instants pour que, mon pinceau turgescent en main, la
peinture ne coulât à flots, n'imprégnât la toile libératrice,
n'y dessinât un amour dépassant les mots. Je poussai alors de longs
soupirs de soulagement. Pures sensations de voir mon esprit ainsi
déposé dans la fibre-même. L’apothéose de l'homme et de la
nature conjuguée dans et par l'art. Chaque soir, je reprenais la
composition. Dire que je pris du plaisir à la peindre entièrement
est littéral. Le meilleur pinceau que j'avais jamais possédé était
celui que ma mère m'avait mis dans les mains, celui qu'elle appelait
affectueusement « mon petit pinceau ». Je n'avais jamais
accompli que de basses choses avec, alors qu'à présent c'était la
face du monde et de l'art qui s'en trouvait changée à jamais.
Je répétais
l'opération en tout à sept reprises, à chaque fin de journée. Le
tableau, une fois complet, était parfait. Jamais ce littoral ne fut
et ne serait plus beau que sur cette fenêtre aux reflets blancs et
irisés, aux longs traits écrus, presque invisibles. Je la présentai
sans attendre à mes parents qui en restèrent bouche bée. Ils
m'embrassèrent tour à tour, me demandèrent tous les détails de la
naissance de ce prodige. Je leur racontai tout, de l'exil à l'union,
de la méditation à l'explosion sur la toile. De la nécessité
d'être rapide dans l'exécution de l'œuvre, puis dans sa
conservation. J'avais recouvert la toile d'une fine
pellicule de silicone transparent, parce que sinon l'ensemble
aurait jauni et se serait en grande partie évaporé à cause de la
grande teneur en eau de ma « peinture ».
J'étais le
premier. Même les peintres grecs n'y avaient pas songé. C'était
bien avant qu'André Jolivet ne fasse son livre avec la sienne
propre, de peinture. Mozart, paraît-il, l'utilisait pour signer les
lettres à sa cousine. Le peintre, dans La jument verte de
Marcel Aymé, a peint les yeux de la jument avec la sienne, mais cela
reste de la fiction. Certains ont fait des mélanges avec de la
gouache ou de l'acrylique parce qu'ils manquaient de consistance,
dans tous les sens du terme. Alors qu'une contemplation méditative
et une alimentation saine et raisonnée ouvrent le champ des possibles
tout entier.
J'ai donc
sillonné le pays pendant trois longues années, durant lesquelles
j'ai poussé mon génie jusqu'à son paroxysme artistique, sur des
toiles parfois gigantesques. L'exposition, dans laquelle je promène
actuellement mes pas, est une rétrospective de la première
exposition qui m'apporta la gloire que mon père avait prédit. Elle
est composée d'une trentaine de toiles que l'on pourrait, de loin,
croire vierges et qui portent toutes le nom du lieu où j'ai vécu,
où je me suis exilé, et chacune d'elles a trouvé la place due à
une œuvre magistrale dans les plus grands musées d'art moderne du
monde : Paris, Londres, New-York, Tokyo, Chicago. Je me souviens
qu'à chacune de mes étapes, la nature m'a ouvert son giron et que
j'ai su en extraire une substance de vie inconnue jusqu'alors :
le nectar divin. Ce qui est exposé ici dépasse l'entendement de
chacun des visiteurs. Ils voient tous la nature sublimée et le génie
de l'artiste, tout en finesse et en suggestion. Ils ne soupçonnent
pas l'origine de ma peinture, ils ne se doutent pas de ce qui lui a
donné naissance et consistance, de ce qu'il m'en a coûté pour en
arriver là. Chacune de mes œuvres est le fruit de mes entrailles,
le produit de mon esprit unique et inimitable, incompréhensible pour
le commun des mortels. Je suis adulé par le monde entier pour une
raison simple mais qu'il ignore : j'exprime ce qu'il ne sait que
rêver. On baptise des écoles à mon nom, je suis devenu l'étalon
de comparaison sans que personne ne puisse contester ma suprématie.
Quelques voix s'élèvent pour me traiter de fou, d'aliéné. Le fait
est que l'art est né de nouveau avec moi, parce que c'est un art qui
est plus proche de l'homme que toutes les tentatives précédentes.
J'ai amené l'art à son apogée.
Je suis,
désormais et pour les siècles à venir, une légende.