Friday, 19 March 2010

Haïku

 
Nyonya laksa et muezzin
Différents chants de nécessiteux - pourtant
Tout le monde est rassasié.
 

Shiva

          Aujourd'hui était différent. La gentillesse et la patience de ce moine, dans le temple des Batus Caves, y sont pour beaucoup. Pas parce que le bus m'avait amené au mauvais endroit, mais parce qu'il s'était arrêté pour me laisser monter dans un autre bus. Pas parce que je me sentais étranger dans une pays étranger, mais parce que j'y étais bien. Pas parce que je devais ôter mes chaussures dans ce temple et marcher sur un sol crasseux, mais parce qu'en définitive j'aimais cela. Sentir le froid du marbre. Marcher comme au premier jour. Je ne l'ai tout d'abord pas compris, ce moine. Je pensais qu'il voulait me présenter l'autel comme certains le font. Il bredouillait l'anglais pour touristes, me faisait des gestes saccadés en direction de l'autel, puis de la sortie. Puis, sur un signe de tête, il m'enjoignit à le suivre. Il me demanda si je voulais simplement une prière ou autre chose que je n'ai pas compris. Le faire répéter n'aurait amené que ces mêmes mots incompréhensibles. J'ai eu peur en entendant le mot « prayer », ce r roulant comme une avalanche de pierres. J'ai secoué la tête. Il me fit un large sourire, ses dents blanches contrastant avec sa peau d'indien burinée par le soleil. Il me fit signe de le suivre. Pourquoi avoir réagi comme un enfant de cinq ans qui vient de dire non? Toujours est-il que je l'ai suivi.

            Il prend alors un plateau en étain, me demande de le toucher. Quelques fleurs, un pot de cendres – je redoute déjà l'instant crucial où il me marquera de son pouce – et une bougie allumée. Pieds nus, il chante, psalmodie devant Shiva; il est un peu tourné vers moi. J'ai encore sa litanie en tête. Il stoppe brutalement, me demande mon nom. Je bredouille « Rudolph ». Il me demande forcément de répéter. C'est pourtant plus simple que l'original – mais voilà, je le répète, plus fort. Il retourne à sa liturgie, je n'entends pas mon nom prononcé, trop difficile sans doute. J'ai dû devenir « l'étranger », ou « le touriste ». J'ai toujours les doigts sur le rebord du plateau. Je suis désemparé, pour dire le moins. Il se dirige ensuite dans la guérite, chambre – faute d'un meilleur mot – qui abrite l'autel. Il m'a dit d'attendre. Je l'en remercie, sans le lui dire. Je suis muet. Il psalmodie de nouveau. Il jette des fleurs sur la divinité, une, puis une autre, tombe à terre. Il dépose ensuite, entre deux respirations, une petite banane planteur et une poire. Il fait tournoyer le plateau par-dessus le dieu qui ne sourcille pas à la flamme vacillante si près de son visage. Nous autres mortels nous sourcillerions. Alors il dépose les offrandes sur le plateau, et revient jusqu'à moi. Après deux mots très brefs, il m'enjoint à tourner autour de la chambre et de l'autel, le plateau dans les mains. Je tends les mains, instinctivement, et je m'exécute. Son regard a la profondeur noire des indiens qui ne présage que du courroux ou de l'abîme – l'un et l'autre me font peur.

          Je marche, le contact du marbre sous mes pieds nus me fait frissonner – nous ne sommes plus habitués à marcher ainsi, nous qui ne faisions que cela il n'y a pas si longtemps. Je tente de maintenir le plateau en équilibre, de ne rien renverser, de dégager mon bras de la dragonne de l'appareil photo. Comment faisait-il pour ne pas souffler la bougie? Je marche si lentement et elle vacille de tous côtés. Lui allait pourtant beaucoup plus vite. Je suis tout penaud alors que j'essaie de faire de mon mieux. Je ne suis pas habitué à prier, pour moi ou pour les autres. Je me suis dit – assez bêtement, avec le recul – que Shiva devait en tenir compte. J'achève mon tour et le moine me rejoint, met les offrandes dans un petit sac plastique rose qu'il me tend et reprend le plateau. À son invite, je repose mes doigts sur le rebord.

           Il se remet à psalmodier, quelques instants puis le moment que je redoutais tant et avais oublié arrive, en une fraction de seconde. J'ai envie de pleurer, de lui dire que je regrette, que je ne peux pas, que je ne veux pas trahir l'un de ses dieux, le plus puissant, le plus terrible dans ses châtiments, ayant déjà trahi le mien. Son pouce vient estampiller mon front comme Yahvé celui de Caïn. Je suis marqué par le tison que furent ces cendres. Il ne remarque rien, me fait signe des mains de prier devant l'idole. Il me dit que le dieu est dans les battements de mon cœur. Il met sa main sur sa poitrine, peut-être pour être certain que je comprenne bien. Me voilà donc face à mon destin. Je peux lui demander ce que je veux. Je n'hésite pas. Shiva, dans ton immense sagacité et ta mansuétude éternelle, je veux le poste à New-York. Plusieurs fois, je formule mon souhait, ne sachant comment faire. Je laisse parler mon cœur, y cherchant le dieu comme le Murugan à l'entrée des caves. Je te demande aussi de régler la situation, mon impasse de vie. Mais je me dis que tu es bien loin de moi, ou moi de toi, que c'est beaucoup demander pour une première fois, que nous n'habitons pas les mêmes terres, que je ne suis pas hindou, ni même chrétien, transfuge, bon à rien, infichu d'avoir une religion. Je ne veux pas t'offenser, je prie, les mains jointes. Je lance furtivement quelques regards – là encore tel Bouddha tu ne sourcilles pas. Et à cet instant, alors que mes yeux sont levés vers toi, je vois de la cendre tomber de mon front, de cette marque grise faite quelques instants plus tôt que je ne vois pas mais sens comme une cicatrice. Et je sais que tu m'as entendu, que tu connais la souffrance du petit garçon qui leva les yeux de la même manière et vit du sang goutter de son front, comme ces paillettes de cendres. C'était il y a si longtemps et pourtant les deux images sont là. Superposables si ce n'était qu'il y a plus de vingt ans je voyais le bout de la rue, les arbres, les maisons et mon simple mortel de voisin se précipiter vers celui qui criait, le visage en sang, auquel manquait la peau de la joue droite, restée collée au goudron, et ces gravillons noires et chauds comme la nuit fichés dans le crâne. Voilà, Shiva, à quoi je pense et même si je sais que tu peux en toute logique refuser d'accéder à ma requête, je sais que tu m'as entendu.

          Ma prière a peut-être duré trente secondes. Le moine est reparti vers le comptoir, attend le prochain dévot ou le prochain touriste égaré. Je saisis, en le regardant détourner les yeux vers les marches, qu'il ne me demandait que d'être sincère dans ma prière à Shiva. Il voulait que mon cœur parle parce que c'est là, entre les battements sourds et ancestraux, que réside le dieu.

        Je n'ai plus, mon sac plastique contenant mes offrandes en main, qu'à redescendre, remettre mes chaussures de marcheur et gravir les dizaines et dizaines de marches menant dans le secret escarpé de la montagne, dans ces caves immémoriales où Shiva est apparu. Ou peut-être était-ce en bas, entre les mains jointes d'un moine.

Malacca, Malaisie, 10/02/10
  

Tuesday, 16 March 2010

Tanka

 
Gangue de nuages gris sur fond d'aurore
Comme une chaîne de montagnes lointaines
Se découpe sur le premier horizon du printemps
Comme un Oural improbable mais tangible
Une invitation à marcher plus loin que d'habitude.
 

Sunday, 14 March 2010

Les théorèmes


« Il n'existe pas d'ensemble d'entiers strictement positifs x, y et z vérifiant l'équation xn + yn = zn lorsque n est un entier tel que n>2. J’ai trouvé une merveilleuse démonstration de cette proposition, mais la marge est trop étroite pour la contenir. »
Il le fera plus tard, s'il a le temps. Il a encore des codicilles plein la tête, toute une foule de personnes avec lesquelles s'entretenir. Il doit aussi écrire à Mersenne. Il a l'idée en tête, mais là, il n'a pas le temps. Et il doit finir cette traduction de Diophante, le père de l'algèbre. Et, dernier et non des moindres, il doit rabattre le caquet à ce fat de Descartes. Il sait qu'il a raison: pourquoi la lumière accélèrerait-elle dans l'eau? De plus, son indice de réfraction est erroné, n'importe qui sain d'esprit le verrait comme le nez au milieu de la figure.
Il soupire. Il espère que Clément-Samuel reprendra le flambeau. Bref, aujourd'hui, il a beaucoup de chats à fouetter. Et puis s'il n'a pas le temps, et si son fils n'a pas le temps non plus, quelqu'un retrouvera bien la solution, si lui l'a trouvée. Ce n'est pas comme si le théorème était fondamental, mais du moment qu'on lui rendait crédit pour son génie, il pouvait bien se passer d'un ou deux théorèmes. Là-dessus, il étouffe un pet – qu'il attribue sans hésiter aux haricots de ce midi.
La peste soit de lui s'il n'arrive pas à trouver deux minutes pour écrire sa merveilleuse démonstration.
***

« Evariste! Vite! Enfuis-toi, ils arrivent! »
« Diantre fichtre foutre, » se dit-il tout en courant à perdre haleine, « se faire pincer pour un bon dieu de couteau! Eh merde!»

Un mois plus tard, le voilà libre, l'affaire du toast à Louis Philippe oubliée comme une blague de mauvais goût.
Il n'a plus qu'à se concentrer sur ses théorèmes, même si Cauchy ne semble pas très enclin à lui donner un quelconque crédit, ou ne serait-ce qu'une opportunité de lui mettre un pied à l'étrier. Il marche dans les rues de la capitale et pour lui ça vaut tout l'or du monde. Il brûle la chandelle par les deux bouts, depuis quelques temps, mais l'engagement politique ressemble tellement aux mathématiques qu'il ne peut s'en empêcher. Comme un démon qui aurait pris possession de son esprit. Prendre les éléments à bras le corps – les groupes d'équations réagissant comme les groupes d'hommes – les théoriser puis les exposer à la face du monde – avoir une solution ou pas: voilà le véritable but des mathématiques et de la politique. La vérité est nécessaire, sa recherche est vitale.
La maison d'arrêt loin derrière lui, la Seine déroulant ses morgues eaux dans les entrailles embrumées de la ville, il se dit qu'il a toute la vie devant lui. Demain, il s'attaquera à Gauss.

« La peste soit de l'Église! Allez au diable! » Pourquoi? Pourquoi mourir aussi bêtement? Pas maintenant. Non, pas maintenant. Il sent les battements de son cœur ralentir. Il a laissé des instructions, mais ses théorèmes, ses précieux théorèmes! Son champ des possibles en berne, réduit à quelques minutes tout au plus, alors que la solution est là, dans sa tête, visible comme le soleil au travers de la vitre de l'hôpital. Cauchy l'a trompé, en « perdant » ses articles. Abel, lui non plus, n'aura pas eu le temps de faire quoi que ce soit. Son frère jamais vu était parti trop tôt, eux qui avaient compris les mêmes choses, avaient vu les solutions du monde des mêmes yeux. Cauchy aurait dû les laisser faire. Lui n'a rien trouvé, il était dépassé. Sans Abel, sans lui, rien n'eut été possible. Il a donné sa vie pour un crayon, un bout de papier et une poignée infinie de nombres. Pour la postérité. Parce que si lui a compris, d'autres le pourront.
***

Niels pleure, sur le quai de gare. Pourquoi Cauchy ne lui répond-t-il pas? A quoi bon avoir appris le latin, le grec, l'allemand, le français, si l'homme ne parle pas l'algèbre non plus? Lui ne cherche ni les honneurs ni la gloire, la vérité fait partie de l'équation mais il ne la courtise pas, elle vient d'elle-même. Non, il veut simplement qu'on l'écoute. La solution est là, dans sa tête, mais personne ne lui laisse une chance de l'exposer. Ni Cauchy ni Legendre n'ont pris le temps de lire son mémoire, et il n'a plus d'argent et il fait froid et il sent que la vie n'est pas si longue que cela. Il ne veut pas rentrer, être baladé à droite à gauche ne lui convient pas. Il se sent une gêne au niveau des poumons. Il a peur de la maladie, de la mort. Il ne veut pas rentrer. Qui en ce bas monde veut bien écouter ce qu'il a à dire? Sept frères et sœurs et pas une oreille. Les plus grands spécialistes dans la capitale française et pas un ego qui puisse passer sous l'Arc de Triomphe.
Il a pourtant donné des preuves, sur l'équation quintique, sur les fonctions elliptiques. Si seulement les gens pouvaient être aussi rationnels que ses coefficients, aussi simples qu'un théorème. Il écrira dans le train, ça le calmera, en route vers sa mère patrie.
***

« Fermat s'est gouré, c'est tout. Je ne vois pas comment il aurait pu faire autrement. Je veux dire que Galois et Abel étaient loin d'être nés et c'était pas les plus importants, qu'on a mis pas loin de trois cent cinquante ans à résoudre son fichu théorème. Que nombre de grands esprits se sont cassés le nez dessus. Une petite erreur m'a coûté un an supplémentaire de travaux acharnés, et en tout j'en ai eu pour quatre longues années de boulot et de migraines. C'est pas rien, j'ai pas toute la vie devant moi. J'ai pris le temps dans mon champ des possibles. J'aurai pu faire autre chose, surtout quand on considère que le théorème n'est pas une avancée phénoménale dans les mathématiques – elle n'a même pas de solution! Je me donne le crédit d'avoir réuni en une seule démonstration pratiquement tous les outils de la théorie des nombres. C'est quand même dingue que le type pensait pouvoir écrire tout ça dans un espace un peu plus grand qu'une marge. Une marge! J'ai écrit un bouquin sur ces six pauvres lettres et deux signes algébriques. On me déroule le tapis rouge que tous ont voulu, recherché, convoité secrètement ou pas, depuis trois cent cinquante ans.
_ Ça va les chevilles? Eh, Joe, lui donne plus de bourbon, le pied-tendre a les dents du fond qui baigne. »

Il ne se souvient pas comment il est retourné chez lui, toujours est-il qu'il s'est réveillé sur le canapé du salon, avec une migraine carabinée. Il regarde sa montre : il n'a rendez-vous avec son éditeur que tard dans l'après-midi. Tant mieux. Deux comprimés et de retour sur le canapé.

Il pense à tous ces destins brisés, à présent qu'il peut sortir la tête de l'eau. Fermat, Abel, Galois et les autres, Taniyama aussi. Il ne sait pas pour le premier, mais les autres n'étaient pas passés loin. Ils étaient passés loin du théorème de Fermat – ça, à la rigueur, n'avait que peu d'importance – mais tout en flirtant avec la folie, ils n'étaient pas passés loin de la vérité. Lui non plus, d'ailleurs.
Tout à coup, il se prend à ne plus vouloir les honneurs. Il a démontré des conjectures, des théorèmes, mais n'a pas non plus tout résolu. Il y a encore tellement de vérités à découvrir, cachées derrière les nombres, les équations, les signes. La vérité, les honneurs, tout arrive à point à qui sait – non pas attendre – mais chercher.
« Allez Andy, reprend-toi, la journée va être longue. »
 

Saturday, 13 March 2010

Last photos

 
Et voilà celles de Bagan!

Bon visionnage.

Photos du Myanmar (ex-Birmanie)

 
Voilà les photos de Yangon (Ex-Rangoon) disponible .

Les commentaires suivront (oups, toujours pas fini ceux de la Malaisie...à la bourre moi?).

A plus
 

Tuesday, 9 March 2010

Photos Malaisie #2

On prend les suivantes et on recommence.

Deuxième (et dernière) partie des photos de Malaisie, triées mais pas encore légendées, ici!

Les photos birmanes suivent (à ce rythme-là je suis pas arrivé...et vous non plus!)

A plus!

Sunday, 7 March 2010

L'insouhaitable

L'insouhaitable                                                            

L'insouhaitable #22 - Fin


Alice
 
           Alice est étendue sur le lit, pense à son enfant qu’elle a elle-même déposé sur un lit à la maternité. Elle pense aussi à Pierre qui est parti prendre des affaires à l’appartement – il prendra également du champagne, pour le médecin et les infirmières. Elle pense à sa sœur qui ne devrait pas tarder. Elle regarde le ciel bleu et se demande quelle heure il peut bien être, la couleur du ciel n’ayant pas changé d’un iota. Elle ne sait pas ce qui se passe en elle, mais elle n’arrive pas à trouver le repos. Elle s’assied sur le bord du lit, enfile ses chaussons et traverse le couloir. Dans l’ascenseur, elle ne fait pas attention aux gens qui la regarde. Elle étire ses jambes ankylosées, respire profondément. Le hall de l’hôpital paraît désert ; il n’y a qu’une femme à l’accueil, elle ne voit pas le reste du hall. Elle distingue une file d’attente à la cafétéria. Elle bifurque sur un petit espace orné de plantes grasses, entourant une sorte de petite chapelle baptisée « repos ». Les parois en verre vont du sol au plafond. Un écriteau spécifie que l’endroit est non-fumeur. Il n’y a là qu’un homme assez âgé assis, il a les yeux fermés. Elle hésite un peu, sur le seuil, puis décide de rentrer sans faire de bruit. Elle choisit un fauteuil à l’écart, mais l’homme a ouvert les yeux. Il la regarde et lui sourit tristement. Elle ne sait pourquoi, mais elle a une soudaine envie de lui parler, de lui dire que ça va mieux, que tout va bien maintenant. Elle ouvre la bouche – mais les mots qu’elle entend ne sont pas ceux qu’elle aurait voulu prononcer.
  

Olivier
 
            Il est étendu sur le lit blanc et regarde le plafond. Il a en marre de regarder le ciel bleu qui ne change ni de couleur ni d’aspect. Pas un seul nuage à l’horizon. Pas un seul oiseau, pas un seul avion, pas une seule traînée blanche. Pas âme qui vive dans l’infirmerie. Pas un bruit. Sauf le souffle. Il s’y est plus ou moins habitué. Mais il a la chair de poule à cause de la présence qui est de plus en plus présente. Il sent quelqu’un dans la pièce, près de la fenêtre, surtout lorsqu’il ferme les yeux, alors il ne les ferme pas souvent, on ne sait jamais. Il a essayé, après s’être assuré qu’il était seul, de parler à voix haute à cette présence, mais le silence lui a répondu. Il ne sait pas où est le sous-directeur, il est parti sans dire un mot. La porte est entrouverte, mais aucun bruit ne filtre du couloir. Il voit le ciel bleu briller à travers le rectangle de la fenêtre. Il met ses mains derrière sa tête, aussitôt il sent le souffle sur le revers de ses doigts. Il ne sait que penser. Il n’a pas assez d’imagination. Il ne veut pas penser à ce que lui a dit son père ce midi. Puis il se souvient de ce que son frère portait dans ses mains lorsqu’il descendait les escaliers. Après un bref pour et contre, il décide de penser à cela.
 
« Hum. » Olivier tourne subitement la tête en direction du bruit. Son père se tient à quelques pas du lit. « A ton aise ? » La question le déstabilise ; il rougit, s’assoit sur le bord du lit, l’air penaud. Il ne sait que répondre, mais son père lui évite de chercher trop longtemps ses mots. « Non seulement tu te fais virer de cours pour des vétilles, des histoires à dormir debout; non seulement tu te fais coller deux heures et on nous convoque, ta mère et moi, en nous disant des choses sur toi que nous ignorions, que nous ne soupçonnions même pas – tu imagines comment ta mère est mortifiée, la honte que je ressens – mais en plus tu prends tes aises et tu lambines… » Il soupire profondément, ses yeux étincellent. « Tu n’as rien à dire pour ta défense ?... Bien. Quoi qu’il en soit, tu ne fais qu’accélérer la marche des choses. Je vais te redresser, mon garçon, comme un ferronnier redresse sa barre d'acier. J’ai discuté avec le sous-directeur parce que le directeur est absent, mais sois bien sûr que je vais arranger ton transfert dans un endroit plus…plus adapté aux garçons de ta condition.
_ Je…je veux pas.
_ Pardon ?...Ce n’est pas une question de savoir si tu le veux ou pas, ou même si ça te plaît ou pas, tu vas aller là où je te dis d’aller et faire ce que je te dis de faire jusqu’à temps que tu sois assez mature pour prendre toi-même des décisions sensées. Tu te crois dur parce que tu tapes sur les plus petits ? Attends que les plus grands fassent de même avec toi et on verra si tu chantes la même chanson. Bon Dieu, ta mère t’a vraiment bourré le mou. Une vraie lopette, voilà ce que tu es devenu. L’école militaire te fera du bien. Tu as vraiment de la chance d’avoir un père comme moi, sinon je ne sais pas ce que tu deviendrais.
_ Un homme bien. » La gifle du père est aussi instinctive que la répartie du fils. Le visage pourpre du père déborde de colère. La joue cramoisie du fils bat la chamade.
« Tu crois pouvoir mener ta barque tout seul comme un grand ? Mais qu’est-ce que tu ferais si tu étais seul ?...Tu ne veux pas répondre ?...Je vais te répondre, moi : tu chialerais comme au jour de ta naissance. » Le père se rapproche du visage de son fils. Il voit deux filets de larmes couler de ses yeux. « Tu sais ce que ça fait d’être tout seul ? Vraiment tout seul, avec personne à des dizaines, à des centaines de kilomètres à la ronde ?
_ …oui.
_ Oh non, tu ne sais pas. Tu crois savoir, mais tu n’en as aucune idée, foutrement aucune idée. J’aimerais que tu sois sur une coque de noix au milieu de la mer déchaînée ou sur les bords d’un long fleuve boueux au beau milieu de l’Afrique –
_ Je m’en fous.
_ Ça, je sais, oui. Mais tant que tu ne pourras pas t’imaginer ce que j’ai vécu, ce que je vis, alors tu ne seras pas meilleur que moi. Tu auras beau essayer, tu ne m’arriveras pas à la cheville et tu resteras dans la médiocrité dans laquelle tu croupis, dans laquelle tu t'es fourré tout seul. Tu ne sais pas ce que c’est que de sentir un souffle sur ta nuque et de ne voir personne derrière toi.
_ Si, je sais !
_ Tais-toi ! Ça suffit ! Plus un mot ou je t’en colle un dont tu pourras te vanter de te rappeler jusqu’à la fin de tes jours ! Je ne te souhaite pas de savoir ce que ça fait. Imbécile, il n’y a rien de pire que d’avoir à s’affronter soi-même. » À ces mots, le père d’Olivier se relâche un peu. « Même le pire des solitaires cherche en fin de compte à avoir un peu de monde à ses côtés. Fils, tu dois réagir, il ne faut pas que tu te laisses aller comme ça. Ce n’est qu’au prix de bien des efforts et des souffrances que l’on peut vaincre son alter ego. Tu es encore jeune et tu ne sais pas ce que tu dois faire. Tu crois te connaître mais tu n’en sais pas plus sur toi que sur ton futur, que sur ton chemin. Je suis là pour te montrer la voie, tu n’auras plus qu’à suivre le chemin. » Il prend l’épaule de son fils dans une main et de l’autre sort un mouchoir et s’éponge le front.
 
           Ils sortent tous deux, le père devant le fils, dans la cour. La sonnerie retentit. Le gravier crisse sous leurs pas. Olivier, tête baissée, pleure amèrement. Il ne voit pas les visages radieux des enfants quittant l’école, il n’entend pas leurs cris non plus. Il ne croise pas les regards interrogateurs et dédaigneux des membres de son cartel. Aurait-il levé la tête, il aurait vu la pionne qu’il ne détestait plus, il aurait vu le nain, Thomas-te, le regarder de loin avec pitié, et il ne l’aurait pas supporté. Il ne pense plus à la honte de pleurer ; il pense à l’objet que son frère tenait révérencieusement dans les mains. Il suit son père qui sort les clefs de la voiture d’une de ses poches. Elles tintinnabulent. Il revoit son frère sourire et l’embrasser. Il voit son frère faire attention de ne pas froisser ce qu’il tient. Il ferme les yeux – oublie un instant le souffle sur sa nuque et la présence tout à fait présente devant lui – il peut parfaitement se rappeler l’uniforme que son frère – à la demande du père – lui a rapporté, et il se dit qu’il a été stupide de penser qu’il ne lui servirait pas. Il revoit le rai de lumière baigner l’entrée de la maison et une partie de l’escalier, il entend les crissements de ses pas sur le parquet du couloir, il voit son plafond bleu ciel.
 
           Au-dessus de lui, le ciel est bleu, et Olivier souhaite qu’il ne le soit jamais plus.


Thomas
 
         Il ralentit le pas et débouche sur la place juste derrière chez lui. Il s’assoit sur un banc, mais comme l’assise est criblée de fientes de pigeons, il s’installe sur le bord du dossier, les pieds sur l’assise. Il sort la bille de sa poche et la contemple. Il trouve un espace suffisamment grand entre les branches et les feuilles des marronniers pour y insérer sa bille bleu ciel. Il n’y a toujours aucune différence entre le bleu de la bille et celui du ciel. Il est désormais certain que c’en est un morceau qui s’est détaché et est tombé dans la cour. Après tout, se dit-il, ce n’est pas si incroyable. La prof de géo a dit que la terre était vieille de plusieurs milliards d’années, alors c’est normal si des morceaux tombent, le ciel est usé, voilà tout. Et il en a un morceau qu’il va offrir à sa mère.
 
         « C’est une belle bille que tu as là. » Thomas lève la tête et voit un homme debout, face à lui. « Je peux m’asseoir ? » Il lui sourit, mais sa mère lui a toujours dit de ne pas parler aux inconnus. « Tu ne parles pas ? » Il a l’air gentil, et sa voix est douce, un peu comme celle de son père, mais il ne doit pas parler aux inconnus. « Je ne suis pas méchant, tu sais. Je…enfin…tu n’es pas obligé de me parler. » Thomas fait un léger signe de tête et l’homme comprend, s’assied comme lui sur le dossier. Il porte un costume, mais sa cravate est défaite et sa chemise baille sur le haut de sa poitrine. Une barbe de quelques jours vieillit ses traits, et il a l’air fatigué – mais heureux. Il a posé un sac plastique avec des bouteilles de champagne et un sac plastique noir, par terre. « Elle est vraiment belle, ta bille. » Thomas se méfie, et fourre son bout de ciel dans sa poche. Il ne l’aura pas. « Oh, tu sais, il y a longtemps que je ne joue plus à ça, tu n’as rien à craindre. Je ne la veux pas ; je l’admire simplement parce que sa couleur est peu commune. Je peux la revoir ? Je te la rends tout de suite. » Thomas hésite, le ton est cajoleur, rassurant, et puis l’homme croit que ce n’est qu’une simple bille. Alors, il la sort, précautionneusement, de sa poche et la lui montre. Il voit les traits de l’homme changer subitement au contact de la pierre. « Elle est rudement belle. J’aimerai un jour que mon fils ait une telle bille. » Thomas prend peur, l’homme a reconnu la bille pour ce qu’elle est vraiment. Mais l’homme lui tend la bille, entre le pouce et l’index, et la dépose dans le creux de sa main. Thomas sourit.
 
« Je vais l’offrir à ma mère, pour que ça la console. » L’homme hoche la tête, un sourire s’esquisse aux commissures de ses lèvres, mais il ne rit pas. Il se lève.
« Je dois aller voir ma femme et mon fils. Il vient de naître. » Thomas le regarde, ne peut rien dire. L’homme ramasse les deux sacs plastiques – Thomas entend le cliquetis de bouteilles qui s’entrechoquent – et chacun se salue d’un signe de tête. L’homme disparaît derrière lui, traverse des rues et s’évanouit dans la maigre foule des passants affairés.
 
             Il pose délicatement la bille dans le creux de sa main, et pense soudainement qu’il ne peut pas offrir un tel cadeau comme ça ; qu’il faut un paquet-cadeau à la mesure du présent. Il regarde alors autour de lui et après quelques secondes de réflexion, se lève et ramasse une bogue marron. Il l’examine et la trouve un peu desséchée, alors il la jette et en ramasse une autre, mais elle n’est pas entière, et puis elle est écrasée. Il regarde plus loin autour de lui, mais ne trouve rien. Il se déplace lentement, les yeux rivés sur le sol. Il commence à désespérer, mais soudain, après quelques minutes à désespérer, il découvre enfin, sous une feuille, ce qu’il cherche. Satisfait, il enferme la bille dans la coque, celle-ci est parfaite : la couleur marron rehausse le bleu du morceau de ciel, et la bogue se referme parfaitement ; un morceau d’écorce à l’intérieur permet de bloquer la bille. Il enferme le morceau bleu de ciel bleu ciel dans l’écrin qu’il met, avec d’infinies précautions, dans sa poche. Thomas reprend tranquillement le chemin de la maison; regarde les badauds le nez en l’air; sourit; se dit que la journée a été longue et pas forcément agréable.
 
          Marchant, il se demande où il partira en vacances avec ses parents, ce qu’il demandera pour son anniversaire dans deux mois, si sa grand-mère n’a pas trop de regrets, où qu’elle soit. Il souhaite que grâce à son morceau de ciel bleu sa mère ne pleure jamais plus.
 

Saturday, 6 March 2010

L'insouhaitable #21


Pierre 

           Pierre serre la main du curé qui sourit à son tour. Se doute-t-il de quelque chose, se demande-t-il. Se doute-t-il de la découverte qu’il vient de faire ? Il ne saurait dire, pourtant celui-ci sourit, découvre même ses dents un peu jaunes. Pierre tourne le dos au chœur sous le regard bienveillant du curé. Sa démarche est soudain légère, presque sautillante; il a l’impression de ne pas toucher le pavé – les dalles – de la vieille église. Il ne regarde pas les motifs des vitraux, même s’il pourrait y trouver d’autres éléments de réponses, plus probants peut-être; il passe sous la poutre de gloire sans voir le crucifix cloué dessus, pense aux futures recherches qu’il va entreprendre pour s’expliquer son rêve et peut-être découvrir, qui sait, pourquoi aujourd’hui son vœu a été exaucé.
 
          Il traverse d’un pas allègre la nef, par le vaisseau central, et pense à cette pierre et cette inscription – et oui, un jour, il montrera cette église à son fils. Le ciel bleu au dehors doit briller de tous ses feux. Pierre s’arrête. Sous le regard inquiet du curé, il tourne les talons, retraverse la nef dans l’autre sens et s’accroupit près du pilier de soutènement de la croisée. L’énorme pierre, d’un seul tenant, qui soutient le pilier, est ovale, et non pas ronde comme il l’a souvent vu. La roche est rugueuse, ne semble pas provenir de la région. Le granit est émoussé, grenu ; Pierre en fait le tour, toujours accroupi. Tourné vers l’intérieur, il sent du bout de ses doigts, plus qu’il ne voit, ce qu’il cherche. Là, aux pieds du pilier, effacée presque complètement par les ans et négligée par des générations de pèlerins, se meurt l’inscription mystérieuse. Satisfait, Pierre se relève et toujours sans se préoccuper du regard désormais bienveillant du curé, qui à son tour se penche en faisant la moue – cachée par son immense barbe qui traîne par terre – vers le pilier, il sort de l’église et affronte le ciel bleu ciel comme pour la première fois. Il n’a plus qu’à rejoindre sa femme et son fils.


Thomas
 
        Son bout de ciel bleu en poche, il parcourt rues et ruelles. Il évite le centre le plus possible, aussi emprunte-t-il des venelles à l’odeur forte. Il se demande ce qui se passe avec lui. Jamais il n’a fait rire personne, et tout d’un coup tout le monde le prend pour un Benji. Il se dit que le ciel bleu doit avoir quelque chose à voir avec tout ça, mais ses pensées s’arrêtent là. Il sait qu’il va faire cadeau de la bille à sa mère et il sait qu’elle sera contente, qu’elle le prendra dans ses bras, et qu’elle ne rira pas. Il n’aime pas les rires des gens. Il se demande ce qu’il a bien pu faire pour mériter ça.


Pauline
 
        Elle a fermé le bureau à clef et se dirige vers le portail, tentant désespérément de ramener au silence, ou au calme, le flot d’écoliers en furie. Du regard, elle scanne la foule des parents attendant leur chérubin. Elle se souvient quand elle-même attendait sa mère à la sortie de l’école, la joie quotidienne de revoir ce visage perdu de vue pendant quelques heures. D’ailleurs, elle revoit ce visage, ridé, peiné et fatigué, l’attendre à quelques pas des grilles. Pourquoi sa mère est-elle là, à cette heure de la journée ? Elle croise son regard, et comprend que quelque chose ne va pas. Elle s’approche, aperçoit un scintillement sur les joues de sa mère – pendant un instant, elle croit voir des diamants étinceler sur la peau halée de sa mère – et puis elle voit enfin les larmes, les yeux rougis – la boule dans son ventre revient, à fleur de peau. Sa mère l’embrasse, l’étreint.
 
« C’est ton père, ma chérie. » Le temps semble suspendu : c’est mon père quoi – elle pense à la mort, au vieillard agonisant étendu sur sa couche – elle ne veut plus serrer la main d’un mourant, jamais. « Il est à l’hôpital, il a fait un malaise. » Pauline sent un immense soulagement remplir ses poumons.
 
« Et il va comment ? » Sa mère lui dit alors qu’il y a eu plus de peur que de mal, selon les médecins, mais qu’il faudra faire attention à partir de dorénavant. Elle lui dit aussi que dans son délire, dans l’ambulance, il a demandé à la voir. Pauline s’en étonne et regarde sa mère avec de grands yeux. « Ton père t’aime, tu sais, même s’il n’a jamais su te le montrer. » Pauline sait, mais cela n’atténue pas sa rancœur. Elle détourne les yeux, regarde un jeune garçon partir, voit Raquin et son père et a une soudaine envie de lui demander pardon, de lui dire que tout ira bien, qu’il ne faut pas qu’il s’inquiète, mais elle sent la main de sa mère l’attirer à elle. Alors, sans savoir pourquoi, elle s’enfouit dans les bras de sa mère, et pleure.
 

André
 
« Cela fait longtemps que vous êtes là ?
_ Pardon ? Oh, non, je suis arrivé dans l’après-midi. D’après les toubibs, j’ai fait un petit malaise, rien de grave. Apparemment je ne suis pas le seul aujourd’hui ; le temps peut-être.
_ Oui, c’est un jour bien étrange.
_ À qui le dîtes-vous ! En tout cas, ça m’a retourné. Heureusement que Jeanne – c’est ma femme – est rentrée plus tôt – elle m’a dit qu’elle le pressentait. Pas loin de vingt-cinq ans de mariage au compteur, alors vous pensez bien qu’elle me connaît! Couché sur le flanc, les yeux grands ouverts – pas étonnant qu’elle ait paniqué. » Lentement – presque délicatement, pense Alice – l’homme passe sa main sur la longueur de son visage, comme pour y essuyer la sueur.
« Mon Dieu ! Mais, ils vous laissent sortir tout en sachant que vous avez fait un malaise cardiaque ?
_ D’après eux, c’est pas cardiaque, c’est juste la chaleur et un peu de fatigue. Et vous, vous êtes là pour quoi ?
_ J’ai accouché, il y a deux jours et… » – Alice soupire, touche le pansement sur son ventre à travers sa blouse blanche – « ça s’est mal passé pour le bébé. » L’homme l’écoute attentivement, les coudes posés lourdement sur ses genoux. « Le cordon ombilical s’est enroulé autour de son cou, et il est né mourant. Ils l’ont tout de suite mis en couveuse et ils stimulaient son cœur…il a lutté deux jours. Pierre voulait qu’on le débranche, et moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons : il pensait qu’il ne vivrait pas. Mais moi, je savais qu’il vivrait.
_ Et ?
_ Et j’avais raison.
_ Merde, vous m’avez flanqué la frousse. Je croyais que…enfin…vous savez, ce n’est pas rien, pour un petit. Vous savez, vous entendez tous ces bips-bips et ces machines bourdonner autour de vous, vous ne voyez rien et vous entendez des gens, mais vous ne comprenez rien et vous ne pouvez rien y faire – c’est terrible. Vous croyez que vous pouvez au moins ouvrir les yeux, mais il fait toujours aussi noir et vous vous sentez si faible, et puis, lentement au début, vous vous sentez partir. Je sais bien qu’il s’en est fallu d’un cheveu aujourd’hui, malgré tout ce que les toubibs peuvent dire. Votre bébé –
_ C’est un garçon.
_ Votre garçon, il ne s’en est pas fallu de beaucoup, à mon avis, et pourtant, il est là. On n’a pas souvent deux chances comme celle-là, et je sais de quoi je parle. Vous êtes courageuse, ma petite dame, vous êtes un peu comme ma Jeanne.
_ Merci.
_ Vous savez, je suis honnête avec vous, et Dieu seul sait pourquoi, mais j’ai…j’ai comme l’intention de réparer mes erreurs, de ne plus me laisser berner par mes vieux démons. Je suis passé trop près de la mort pour fermer les yeux sur tant de gâchis.
_ Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Vous savez, lorsque mon mari sera de retour, je lui demanderai pardon pour avoir été aussi égoïste. J’ai autant besoin de lui que notre fils, et ça, je ne l’avais pas vu avant aujourd’hui.
_ En ce qui me concerne, je demanderai pardon à ma fille, parce que je n’ai jamais cherché à la comprendre, parce que je tenais mon passé comme vérité éternelle et universelle alors qu’il y a autre chose. Et puis à ma femme, pour lui avoir caché autant de choses sur moi.
_ Elle doit s’en douter, après autant d’années à vos côtés.
_ Ma fille aussi, à mon avis. Mais si on rumine tout seul dans son coin comme je l’ai fait, et qu’on ne laisse personne nous aider, et bien on n’est pas près de s’en sortir. » Une petite voix, dans un coin de sa tête, murmure : « prêt ». André fixe à ses pieds le linoléum défraîchi : « Mais maintenant je suis prêt. » Il relève la tête et voit sa femme et sa fille traverser le hall de l’hôpital. La jeune femme semble perdue dans ses pensées ; il hésite, un instant, à l’interrompre. « Ça m’a fait du bien de vous parler, madame.
_ Appelez-moi Alice. À moi également, ça m’a fait le plus grand bien. » Elle se relève avec un peu de mal. Il se lève aussitôt pour l’aider. « Merci. Je vais remonter dans ma chambre, me reposer. Mon mari et ma sœur ne devraient pas tarder.
_ Vous êtes sûre que ça va aller ? On peut vous accompagner.
_ Non, merci, ça va aller. Vous avez dit « on » ?
_ Ma femme et ma fille arrivent. C’est mon anniversaire, ce soir, sinon elle serait sûrement pas là.
_ Laissez-vous au moins une chance de vous expliquer et elle vous la laissera.
_ (Soupir) C’est gentil de dire ça… … bon, eh bien, le devoir m’appelle. Au revoir, Alice.
_ Au revoir, et ne faîtes pas de folies pour votre anniversaire.
_ Oh, je ne ferais pas « d’excès » comme disent les toubibs, ne vous inquiétez pas. Soignez bien votre mari et votre petit ; et gardez le moral. » Il serre la main qu’elle lui tend et tourne les talons. Il rencontre sa femme et sa fille sur le seuil de la coque de verre, se retourne dans l’encadrement de la porte et fait un signe de la main à Alice qui s’est rassise. Les deux femmes derrière lui lui sourient. Elle sourit en retour, du mieux qu’elle peut. Elle les regarde traverser le hall en sens inverse, sortir main dans la main, marcher dans le ciel bleu et disparaître à sa vue.
 

This is no longer home

On the train back to the old place unsure if any memory is left there Surely there must be an old cigarette burn hissing embers fusing ...