Il est précisément cette heure-ci lorsqu'une voiture blanche arrivant en sens inverse sur la route, doublant un autre véhicule en sommet de côte, me percute presque de plein fouet.
Orchha (Uttar Pradesh, Inde), 05:53.
J'attends patiemment dehors. Je suis en avance, pour changer. Il fait froid. Les soirées et les nuits commencent à se rafraîchir. La journée d'hier a été splendide. Pas trop chaud mais un beau soleil, j'ai rencontré Mark, un anglais très sympathique, et je suis retourné voir ce gentil couple qui tient un café un peu plus bas dans la rue principale, Didi et Loyal. Leur tarte au citron est à tomber par terre. D'ailleurs en voici un exemple, qui n'a pas fait long feu (c'était le troisième...) :
Bref. Oui, j'attends dans le froid - le souvenir du goût acidulé du citron me fait saliver - un homme que j'ai rencontré hier pour qu'il me loue une moto. Il m'a donné rendez-vous à 6 heures, mais il sera en retard, ou il n'est pas indien.
Orchha, 06:09.
Je suis retourné chercher mon coupe-vent dans ma chambre d'hôtel. Le
masala chai de la vieille dame au coin de la rue ne m'a pas réchauffé, même s'il avait un bon goût de gingembre et d'épices.
Mon homme arrive enfin, pas trop en retard, ça va. C'est que j'ai plus de deux cent kilomètres à faire. La moto est là, la même qu'hier - une Honda Hero - ça commence bien. Quelques instants de discussion et je pars dans la nuit qui s'écharpe de rayons d'aube.
7 km après Orchha, au carrefour avec la route de Khajuraho/Jhansi, 06:20.
La moto fait des siennes. Elle cahote, tousse. Je comprends après avoir inspecté la jauge. Ce n'est pas qu'elle ne fonctionne pas, c'est qu'il m'a juste laissé assez d'essence pour aller à la prochaine pompe...que j'ai loupée. La prochaine ne doit pas être loin. La moto n'en peut plus, je tourne le petit levier sur le réservoir et j'arrive enfin à la station. Le plein est fait.
Barwa Sagar, 06:35. 20 km après Orchha.
Je m'arrêterai bien faire quelques photos, mais ma conscience me dit d'avancer, que je ne suis pas arrivé. J'ai du temps, mais pas tout le temps du monde. Plus qu'en train ou en bus, qui mettent entre 5 et 6 heures pour arriver, si aucun incident ne survient - ce qui est rare. Ce que je vois ressemble à peu près à ceci :
Sur la route de Khajuraho, peut-être 06:45.
Le soleil se lève face à moi. La route est plutôt en bon état, je croise peu de véhicules, quelques moutons, quelques vaches, encore moins d'hommes. Le paysage est raffiné, se pare de vermillon et de rose. La nature s'éveille. J'entends des oiseaux qui pépient. Le vent sur mon visage et mes jambes s'adoucit, perd de son mordant.
Je croise de plus en plus de véhicules. Je me dis qu'ils conduisent vraiment comme des fous en Inde. J'ai pris assez de temps pour pouvoir faire l'aller-retour dans la journée et visiter Khajuraho et ses temples aux fresques érotiques (entre autres, bien entendu, je n'y suis pas allé que pour cela), comme à Konark.
Niwari, 06:59:55. 28 km après Orchha.
La route s'élève un peu - il me semble que c'est un pont qui doit enjamber une rivière ou une autre route. Je ralentis un peu parce que je ne vois pas ce qu'il y a derrière la côte.
Niwari, 06:59:58.
J'aperçois enfin un petit hameau sur ma droite ; tout juste quelques huttes comme jetées là les unes contre les autres, et un petit camion qui arrive en face. Je m'apprête à tourner la tête vers la gauche lorsque je vois une voiture blanche surgir de derrière le camion. Je freine aussi vite que je peux et je commence à tourner le guidon vers la gauche mais la voiture, elle, ne freine pas, ne dévie pas
et me klaxonne. Je sais que l'impact est inévitable. Je ne sais pas si le pont est fini ou pas et je ne peux détacher mes yeux de l'avant de la voiture. Je me déporte sur la gauche autant que je peux. Je ne peux fermer les yeux lorsque je percute l'angle avant droit de la voiture. Je ne peux les fermer non plus lorsque je me couche sur le côté droit, la moto entre mes jambes, et que je glisse sur l'asphalte qui s'élargit, semble-t-il. Je ne sourcille pas lorsque je quitte la chaussée et que je glisse sur la terre battue du bas-côté. Ce n'est que lorsque je m'encastre sous un camion garé un peu plus loin que je ferme finalement les yeux. Je sais que le choc sera brutal. Finalement le dessous du camion est assez haut pour que je passe dessous - je finis ma course contre le pneu avant.
Niwari, 07:0?
J'ouvre les yeux. Je suis couvert de poussière des pieds à la tête. J'en ai dans la bouche, les oreilles, les yeux. J'essaie de me dégager de sous la moto. Je vois le tuyau d'arrivée d'essence arraché, de l'essence qui se répand sur le réservoir. Je donne des coups de pieds furieux et je parviens à me dégager.
Je me relève. Ce n'est qu'à cet instant que la douleur se manifeste. Une douleur d'une vivacité peu commune, qui grésille dans tout mon côté droit. Les doigts de ma main droite forment des vagues bizarres, je sens les pulsations de mon coeur battre à tout rompre. Ma main a heurté le pare-brise de la voiture. Ce qui sort de mes poumons n'est pas un cri, mais un râle. Guttural, animal. Je boite. Je lève la tête et j'aperçois une de mes chaussures sur la route, bien droite au milieu de débris. Je sais que cela va sembler stupide, mais je ne veux pas regarder s'il me manque mon pied, s'il est resté dans ma chaussure, là-bas sur la route, loin et étrangère à moi. Je regarde. Mon pied est bien à l'extrémité de ma jambe, boursouflé ; du sang commence à se répandre sur le côté droit. Je sautille vers ma chaussure, crie, hurle. Je tombe. Mes yeux se posent sur mon mollet droit : il est noir, brûlé, suintant. Je discerne des lambeaux de peau, des cailloux, des poils emmêlés. Je me relève. J'ai mal. Je ramasse ma chaussure et je regarde la route : il n'y a que mes traces de freinage. Il a perdu son rétroviseur. Il ne s'est pas arrêté.
Niwari, environ 07:01.
Je retourne vers la moto. Rien à faire de ce côté-là. La douleur me lance. Je beugle. Je crie aux gens qui se sont alignés devant moi qu'il faut appeler une ambulance, qu'il faut qu'ils m'aident. Pas un ne bouge. Leurs yeux vont de moi à la moto. Certains regardent vers l'ouest et la voiture en cavale. Poser le pied à terre m'arrache un râle. Je leur mendie de l'aide, ma voix s'étrangle, ma vision se brouille. Je veux m'évanouir pour ne plus sentir la douleur. Me réveiller de ce cauchemar. Je les supplie. Je m'assois sur un banc de bois, celui sur lequel ils boiront le
chai brûlant tout en regardant les camions, voitures, bus, charrettes, troupeaux passer. J'ai chaud. J'ôte mon coupe-vent qui m'a bien protégé le haut du corps. Je frissonne immédiatement. Ils me scrutent de leurs yeux noirs, insondables.
Je comprends soudain : ils ne me comprennent pas. Je sors mon guide touristique de ma besace grise de poussière. Je leur demande en hindi où je me trouve. Niwari. Où est l'hôpital le plus proche ? Jhansi. À combien de kilomètres ? Ils parlementent entre eux, et le mot 'Eighteen' tombe comme un couperet. J'essaie d'appeler mon ami Ajay, puis James, à Hyderabad. Je sais parfaitement qu'il est trop tôt, qu'ils ne pourront rien pour moi à plus de mille kilomètres de distance. Je décide d'appeler l'homme qui m'a loué la moto. Il dit qu'il vient me chercher tout de suite. Je sais qu'il en a pour plus d'une demi-heure. Une heure au mieux.
Niwari, 07:30.
Je n'en peux plus. La douleur est trop intense, elle m'arrache des hoquets. Ma main et ma jambe tremblent sans que je puisse les arrêter. Je sens de la salive couler sur mon menton. Ils sont tous là autour de moi, ils n'ont pas bougé. Ils se taisent, sauf deux qui commentent sans doute et pointent du pouce ici et là. L'un d'eux tourne subitement la tête. Il est jeune et porte la moustache comme tous ceux de son âge qui voudraient qu'on les considèrent déjà comme des hommes. Il se précipite au milieu de la route, je le vois par-dessous mes paupières alors que je suis plié en deux. Un bus s'arrête. Il parle vite au chauffeur. Il pointe du doigt. Le chauffeur descend. Il me dit en anglais de venir dans son bus, qu'il va m'emmener à Jhansi. Je ne discute pas. Je sautille, il passe sa main sous mon bras. Je monte et m'allonge sur deux sièges. Nous partons. Il me parle de la cabine, me dit de ne pas m'inquiéter, que nous arriverons dans trente minutes.
Sur la route de Jhansi, heure inconnue.
Les soubresauts du bus résonne dans chacun de mes membres cassés. Nouvelle douleur qui vrille mes tympans, mes tempes. Je transpire abondamment.
Jhansi, 08:05.
Je descends. Le bus ne peut aller plus loin, mais il y a un tuk-tuk (un tricycle à moteur) qui va m'amener dans une clinique. Je vérifie que j'ai bien mes affaires avec moi. Je sais que je dois tenir. La course est, comme d'habitude, folle, à se rompre le cou. Quelques minutes plus tard, je suis à la clinique, sur un brancard. Un médecin arrive, regarde ma main, dit quelque chose à l'infirmière qui attend à ses côtés, qui le répète à quelqu'un que je ne vois pas, plus loin dans le couloir. Le brancard fait demi-tour. Je me relève, et le médecin me force à m'allonger. Il m'explique qu'il n'y a pas de quoi faire des radiographies ici, qu'on m'emmène dans une autre clinique.
Jhansi, 08:15.
Re-tuk-tuk. Re-brancard. Re-médecin. Re-message en chaîne. Cette fois on m'emmène. Mes yeux se ferment malgré moi. Une figure connue se penche sur moi. C'est le loueur de moto. Il me rassure. Me demande si j'ai mal. Où est la moto. Il me jette un regard plein de pitié, des pieds à ma tête.
J'arrive dans une pièce peinte en vert. La table de radiographie est là. Je m'étends. On s'affaire autour de moi. Il y a un infirmier, et cinq ou six personnes que je ne connais pas mais qui ne sont visiblement pas de l'hôpital. Ils doivent accompagner l'homme à la moto. On enlève ma chaussette. Je hurle. On me maintient. Un mot "flashe" dans mon esprit : darda. Douleur. "Darda, darda". L'infirmier me comprend, fait un signe de tête, me tape sur l'épaule. Il s'en va. Je regarde le plafond. J'entends les hommes discuter. Une vieille dame au visage ridé se penche sur moi. "Darda, darda". Elle sourcille, me regarde fixement, me touche l'épaule.
Quelques minutes plus tard, on m'injecte le contenu d'une seringue. Le médecin est arrivé, regarde les radios. On a déjà préparé le nécessaire pour me plâtrer. Le médecin prend mon poignet, me dit quelque chose en hindi. Je lui dis que je ne comprends pas. Quelqu'un traduit. J'ai trois doigts fracturés. La voix dit qu'il va faire quelque chose mais qu'il ne sait pas comment le dire en anglais. En français, il va tenter de réduire les fractures en me mettant les doigts à plat, afin de mettre le plâtre. Ceci, je le découvre lorsqu'il met sa main gauche sous ma main droite, et appuie. On me maintient les pieds. Je n'ai jamais hurlé de la sorte, j'ai rarement eu aussi mal. La douleur vrille mes tympans, se répercute en échos qui ne perdent pas en intensité. Je jure. Je sens mes yeux s'embuer de larmes - enfin ces larmes qui ont mis tant de temps à venir et qui, timides, s'arrêtent au bord de mes paupières. Je l'insulte, oui, je l'insulte ce médecin qui me torture, en anglais, en français. "Darda ! Darda !"
Les minutes qui s'ensuivent passent dans un voile cotonneux où ma main vrombit, le long de mon corps. Elle ne fait plus partie de moi, je n'en reçois que la douleur. Je sais qu'il touche mon pied, qu'il y avait un morceau d'os sortant de mes chairs. Il doit réduire la fracture. La douleur que j'en reçois est diffuse, lointaine, comme quelqu'un qui crie dans le vent sur la grève.
Orchha, 11:10.
Me voilà de retour dans ma chambre d'hôtel, la main et le pied plâtrés. J'ai pris un taxi pour revenir. Sai, l'homme à la moto, m'a accompagné. Il me demande ce que je compte faire. Je lui dis que je ne sais pas encore, que je dois réfléchir. Que je l'appelle. Je suis étendu sur le lit. Je m'endors.
Orchha, 14:30.
C'est à cette heure-ci que commence l'organisation du long périple de plus de 50 heures qui commencera le lendemain matin à 8 heures et qui me ramènera en France. Je retrouverai Didi et Loyal qui seront d'une aide plus que précieuse - je les remercie encore du fond du coeur, non seulement de m'avoir ouvert leur porte et leur coeur, mais également de m'avoir donné la dernière part de tarte au citron. Je retournerai les voir et je leur rendrai ce qu'ils m'ont donné sans réfléchir : de la chaleur humaine.
Ajay, James, Vijay un autre ami indien et ma soeur feront des pieds et des mains chacuns de leur côté pour me ramener au plus vite. Après trois heures trente de taxi jusqu'à l'aéroport de Gwalior, j'apprends que l'avion est annulé, que je dois me rendre à Delhi en taxi. Sept heures et quelques plus tard (il est 23:00 environ), j'arrive à l'aéroport domestique de Delhi. Je prendrai un avion pour Hyderabad, là où habite mon ami Ajay, vers 6 heures du matin. Il est dix heures lorsque j'arrive chez ses parents qui ont insisté pour que j'aille chez eux. Là, on s'est occupé de moi comme jamais, la mère d'Ajay visiblement émue de me voir dans cet état. J'ai pu manger, me laver - me laver, ôter le sable de mes oreilles, de mes narines, de mes cheveux. Ôter le sang. Pleurer un bon coup.
L'arrivée en France fut plus simple, via un rapatriement sanitaire que ma soeur a mis en action et que j'ai dirigé des différentes étapes. Je lui tire mon chapeau de ne pas avoir baissé les bras, d'avoir compris instinctivement que la situation était plus grave que ce que je voulais bien admettre. J'ai toujours été comme cela, je ne veux pas que l'on s'inquiète pour moi. D'avoir su prendre les choses en main et de m'avoir épaulé aux urgences de Blois, de m'avoir pris chez elle. De me supporter au quotidien. Merci soeurette.
C'est elle qui a pris les clichés qui vont suivre. J'y ai inclus les radiographies les plus parlantes. Même s'il n'y a rien de gore dans ces photos, elles peuvent choquer certaines personnes. Je les publie parce que je veux que les gens comprennent la gravité de la situation, gravité que j'ai moi-même le premier réduite
ad absurdum (jusqu'à l'absurde). Je veux restaurer la gravité à son juste degré. Le dernier cliché de la main est celui après la mise en place des broches. Vous pouvez bien entendu double-cliquer ou cliquer droit sur chaque photo pour les agrandir (j'en connais certain(e)s à qui cela va plaire).
Merci d'avoir pris le temps de lire ces lignes jusqu'ici.
P.S. Je connais l'heure quasi-exacte de la collision car ma montre-gousset, retrouvée au fin fond empoussiéré de ma besace, s'est arrêtée à cette heure-ci.