« Papapapapapa, on joue à cache-cache?
_ Encore ? Tu veux pas jouer à autre chose pendant que Papa finit d'écrire son mail ?
_ Non non non !
_ Bon d'accord, mais pas longtemps alors.
_ Youpi ! C'est toi qui commence à compter.
_ Pour changer ! Allez, va te cacher. »
Elle relève doucement la tête, une boule de Noël dans chaque main. Elle regarde son mari Antoine jouer avec leur fils Mathéo, bientôt 5 ans, leur fille de 2 ans dans ses bras, compter jusqu'à 20 et dire « J'arrive ». Elle est heureuse. Elle s'occupe de ranger les décorations du sapin. Les enfants généralement ne sont pas intéressés lorsqu'il s'agit de mettre un terme aux guirlandes. Mais le sapin a perdu presque toutes ses épines, et tous les jours ils ramassent une guirlande, un renne, un bonhomme de neige et une pelle pleine d'épines. Antoine a décidé de le jeter. Elle aurait bien aimé le garder pour le réveillon du Nouvel An. Tant pis.
Mathéo glisse plus qu'il ne court sur le carrelage. Comme d'habitude, il se cache derrière la porte de la cuisine et rapproche la poubelle pour ne pas qu'on le voit. Le but – tacite, parce qu'on ne dit pas ce genre de choses, mais on les fait – est de faire le tour de la maison et de chercher en dernier dans la cuisine, où leur petit garçon beau comme un ange trépigne d'impatience, la porte parfois tremblant aussi d'excitation.
« Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! T'as mis plein de temps à me trouver ! À toi à toi à toi !
_ Minute papillon, je laisse ta sœur dans les bras de ta mère. »
Elle se relève doucement, prend leur fille dans ses bras. Il dépose un baiser sur son front, sourit et part dans le couloir. Mathéo fait semblant de couvrir son visage, mais elle voit ses yeux briller. Il commence à compter.
« 1-2-3 »
Ses parents devraient arriver demain dans la matinée, en espérant qu'il n'y ait pas trop de neige sur la route.
« 4-5-6 »
Elle devrait peut-être les appeler et leur dire d'arriver dans l'après-midi, ce serait plus sûr.
« 7-8-9 »
Il serait temps de faire le biberon de la petite.
« 10-11-12 »
Elle s'étonnera toujours qu'Antoine ait réussi à lui faire retenir les chiffres jusqu'à 20.
« 13-14-20 ! »
Elle sourit. Décidément, bien comme son père.
Re-glissade sur le carrelage, direction en trombe vers la chambre.
Le chien en boule dans son panier. La cafetière vibre, goutte-à-goutte sombre, vapeur. La télé en sourdine, les infos. Pas en avance sur le bain. La petite dans sa chaise haute, qui joue avec sa cuillère.
« Mamaaaaaaaaan ! » Elle sursaute.
« Hé, maman n'est pas sourde. Tu m'as fait peur. Qu'est-ce qu'il y a ?
_ Je trouve pas Papa !
_ Tu sais, la dernière fois que tu as dit ça, c'est que tu n'avais pas cherché partout. Tu as cherché dans la salle de bain?
_ Il est pas là.
_ Tu as allumé la lumière?
_ Non...
_ Ah, tu vois. Alors allume la lumière. Tu sais, tu as le droit quand tu joues à cache-cache. »
Cœur qui bat encore la chamade. Perdue dans ses pensées. Le lave-vaisselle a fini de tourner depuis un moment déjà. Il n'y avait pas grand chose, de toute façon.
Elle sent la main de Mathéo à l'arrière de sa cuisse.
« Oui, mon ange.
_ Maman, il est pas dans la salle de bain.
_ Tu as cherché dans la chambre de ta sœur?
_ Oui !
_ Et dans notre chambre ?
_ Oui ! Et il est pas sous le lit.
_ Allons bon...alors on va chercher ensemble alors. Maman finit de vider le lave-vaisselle et on cherche Papa avec ta sœur.
Elle prend sa fille qui a déjà les bras tendus.
« On va chercher Papa ? Allez, on l'appelle ensemble.
_ Papaaaaaa ? »
Pas dans la chambre de la petite, ni dans celle de Mathéo. Pas dans la salle de bain ni dans les toilettes.
Ne reste que la chambre. Lumière grande ouverte, placards idem.
« Sous le lit ? » Elle se penche doucement, la petite s'accroche à son cou pour ne pas tomber. Pincement au cœur. Elle ne voit que l'autre extrémité de la pièce. Quelques moutons qui ont échappé à l'aspirateur.
Elle se relève rapidement. Ne reste que le cellier, mais il n'y a aucun espace pour se cacher là-dedans. Mais Mathéo est défendu d'y aller, même si la porte vers l'extérieur est toujours fermée. Mathéo qui lui a prit la main. Ils sortent de la chambre, vont jusqu'au bout du couloir. Elle peut voir la lumière filtrer sous la porte. Elle s'agenouille.
« Tu vois la lumière ? Chuchote-elle à l'oreille de son fils. Ça veut dire qu'il y a quelqu'un dans la pièce. Papa est coquin d'aller se cacher là, hein ? »
Elle peut voir dans la bouille boudeuse de Mathéo que son père a enfreint une autre règle tacite : on se cache pas là où l'on ne peut pas chercher.
« Vas-y mon ange, ouvre la porte. Maman te donne la permission. »
Ampoule à nu, lumière blafarde. Rien que des victuailles, le deuxième réfrigérateur et le congélo vrombissant de conserve. Porte vers l'extérieur grande ouverte. Quelques flocons sur le seuil. La lumière dehors perçant l'obscurité sur quelques mètres, puis le noir glacial.
La main de Mathéo qui serre plus fort.
Des traces de pas dans la neige. Instinctivement elle les suit. Il fait vraiment froid. Les traces font le tour de la maison, vont vers le portail, continuent après le portillon. Elle frissonne, sa fille l'étrangle presque. Son fils lui broie quasiment la main, silencieux. Il tremble. Ils sont sortis sans rien sur le dos.
Elle ne dit rien alors qu'ils retournent rapidement dans la maison.
Elle habille la petite et se rend compte que ce n'est pas sa fille qui l'étranglait, mais elle a un nœud dans la gorge. Écharpes, gants, bonnets, manteaux, bottes. Elle prend une torche. Mathéo s'est habillé seul. Elle ferme la fermeture éclair de son manteau. Elle se dépêche.
Retour dehors. Moins froid, mais elle frissonne. Neige qui crisse. Flocons épars, dansant au gré de l'absence de vent. Silence froid et jaune dans la lumière des spots. Les traces de pas, distinctes dans le faisceau de la torche, continuent jusqu'à la route, puis jusqu'à la départementale. Puis plus rien. Plusieurs traces figurant du sur-place. Des traces de pneus, mais ça ne veut rien dire. Elle enlève ses gants, prend son portable.
Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Les larmes aux yeux. Sa fille accrochée à son cou. La main de son fils à l'arrière de sa cuisse.
« Allo, la gendarmerie ? Je suis très inquiète, je crois que mon mari a disparu. »
Elle veut oublier les gendarmes, ses parents, les battues, les avis de recherche dans le journal, au moment même où tout ceci arrive. Il n'a pris que sa veste, ainsi que son portefeuille. Elle veut oublier les questions embarrassantes, la possibilité d'une maîtresse, d'une autre vie comme on en lit parfois dans les journaux à sensations. Elle veut oublier le regard des autres. La pitié dans leurs yeux vitreux.
Elle veut oublier les pourquois d'acier seule dans le lit. Les yeux qui piquent d'avoir trop pleuré. Elle veut oublier la déclaration de décès. Elle veut oublier la « viduité » que le notaire lui a infligée. Elle en vient à préférer le mot « veuvage ». Oui, il a créé un vide par son départ, et un sacré foutoir, mais elle referme sa plaie et avance, ne serait-ce que pour les enfants. Penser aux enfants avant tout. Une vie normale les attendait. Essayer de sauver les meubles.
Elle veut oublier le détective qui lui fait des avances, lui promet un rabais. Elle veut oublier l'autre détective qui lui dit que la carte de crédit d'Antoine a été utilisée en Italie. Qu'il est allé sur place et que le guichetier l'a formellement reconnu. Qu'il a pris un billet d'avion pour le Brésil. À partir de là, le détective prévient que si elle veut continuer, ça va lui coûter sa maison. Ça aussi, elle veut l'oublier. Elle veut oublier sa décision d'avancer sans lui.
Elle veut oublier les cauchemars, ceux où elle rêvent qu'Antoine lui sourit de sous le lit. Ceux où il sonne à la porte, un bouquet à la main et les larmes aux yeux.
Mathéo a dix ans. Il souffle ses bougies, assis sur les genoux de celui qu'il a tout juste commencé à appeler « Papa ». Il ne parle plus de son vrai père, sauf à la psy. Il y a encore beaucoup de colère en lui, et la psy dit qu'il y en aura toujours tant qu'il ne saura pas pourquoi il est parti, s'il est mort ou vivant. Elle aussi est en colère. Elle ne comprend pas. Ses parents à lui ne comprennent pas. Rien, pas un mot, pas une nouvelle. Elle a décidé sur un coup de tête de refaire sa vie. Benoît, un ancien camarade d'école, est arrivé. Il leur a fallu un an avant de se lancer. Lui est divorcé, sans enfant. Mais il a l'âme d'un père.
Elle veut oublier le nœud dans sa gorge, et parfois elle y arrive.
Fête hier avec les petits camarades de Mathéo, dans le jardin. Gâteau, cotillons, toboggan et piscine gonflable. Frisbee, football, on joue à la guerre. Pas de cache-cache. Elle veut oublier le regard de terreur dans les yeux de son fils quand un jour un de ses camarades lui a proposé d'y jouer.
Presque deux heures trente. Sa mère nettoie des verres alors que son père débarrasse la table. Elle n'a rien à faire. Puis elle se souvient qu'elle n'est pas allée au courrier ni hier ni aujourd'hui. Elle prend les clefs, embrasse le front de ses deux anges, sort. Il fait bon en ce début de printemps. Mathéo a eu de la chance de pouvoir passer toute la journée d'hier dehors. Gravillons crissant sous ses chaussures. Elle ouvre le portillon, puis la boîte aux lettres. EDF, deux cartes d'anniversaire sûrement. Une carte postale qui a souffert pendant le voyage. Une plage bordée de cocotiers. Viva el Costa Rica. Pas d'expéditeur, ni de date. L'oriflamme est presque effacé. Une phrase biffée et re-biffée sous un paquet de ratures. Dessous, une seule ligne.
Je n'étais pas prêt. Si vous le pouvez, oubliez.
Enfoiré. L'écriture n'a pas changé. Antoine, pourquoi. Tu aurais été plus utile mort et enterré. Oublier ? Ils s'y emploient, jour après jour. Et c'est plus facile pour la petite, mais Mathéo n'est plus le même. Elle n'est plus la même, mais ça ne compte pas. Ils auraient pu en parler, pourquoi est-ce que tu as fui ?
Elle veut oublier le coup de fil du détective, quelques jours plus tard, qui lui certifie que sous le paquet de ratures il y a bel et bien inscrit : « Et si je revenais ? »
Aujourd'hui, elle ne souvient que du jaune de la flamme qui a dévoré la carte postale. Aujourd'hui, elle ne se souvient que du sourire de ses enfants jouant avec leur père.