Passant ! ne perturbe
pas le trait de mes cercles. J'ai assez du vent qui disperse le grain
de ma craie.
Où cours-tu ainsi ?
Tu me dis que la guerre est venue jusqu'à nous. Peu me chaut. Si je
dois servir notre Roi, je ne le ferais que parce que la guerre donne
des occasions de savoir, parce que l'imminence de la mort ou
l'impérieux de l'urgence force l'esprit à voir différemment. Va,
passant, va, et ne perturbe plus mes cercles.
Philosophe ! ne
perturbe pas la courbe de mes cercles. J'ai assez des hommes qui
émiettent mon savoir comme du pain aux pigeons.
Où que tu cours, mes
cercles sont plus importants que toi ou moi. Ce qu'ils entourent
dépasse l'entendement. Tu devrais le savoir : personne avant
moi n'a osé défier pareille orbite. J'ai auparavant observé le vol
des pigeons et des faucons pendant de longues journées où la
lumière de l'astre coulait sur moi comme du mercure. Tu me dis que
l'ennemi est aux portes de la ville ? J'ai mieux à observer que
cela. Tu me dis que je suis fou ? Et toi, la couardise t'a fait
perdre la raison. Va, philosophe, va, et ne perturbe plus mes
cercles.
Soldat ! ne perturbe
pas la linéarité de mes cercles. J'ai déjà assez du temps qui
blanchit la pierre et confond ma craie et son support.
Que restes-tu ici ?
Pourquoi ne t'en vas-tu pas suivre le chemin de tes pas ?
Tirer ton glaive ne me
fait point sourciller. En revanche, ton pied sur une circonférence
si parfaite m'irrite. Tu lui donnes un début et une fin et ce n'est
pas ce qui doit être. Je ne te crains pas. J'ai vu les hommes
s'entretuer pour des parcelles de boue grandes comme la paume de ma
main. J'ai vu des illettrés diriger des pays entiers vers le
gouffre. J'ai vu des hommes de sciences et de raison accroître les
richesses et le bonheur de leurs sujets. Tout cela en traçant mes
cercles. Le monde et ses acteurs passent autour de moi, vont et
viennent, naissent et meurent, mais moi seul le déchiffre, moi seul
ose fouiller dans ses entrailles pour en découvrir les aruspices
vérités. Tout comme le chirurgien qui a du sang jusqu'aux coudes
alors qu'il sauve la vie du soldat transpercé d'une lance, j'ai de
la craie jusque sur mon front alors que je résous les sombres
équations du monde. Toi, tu as du sang jusqu'aux commissures des
lèvres parce que tu dépeuples le monde de ses habitants. Tu crois
le simplifier alors que tu le compliques.
Ah ! Le glaive que tu
brandis arrêtera certes ma course, mais ni celle du monde ni celle
du temps ne s'en trouveront changées. Que nous serons des os
blanchis par le soleil ou réduits en poussière par les ans que le
monde continuera de se déplier, de filer dans sa course folle parmi
les astres. Ton bras ignore ce qu'il doit à la physique et aux corps
célestes tout autant que ta tête. Alors pousse ton pied, soldat, et
regarde : je te prouverai la supériorité de mes cercles sur la
rectitude de ton glaive.
Frappe, soldat, frappe,
mais ne perturbe pas mes cercles. Quelqu'un doit venir les achever et
les comprendre.
Pour toi je me contentais
de contempler le monde, je n'y apportais rien. Je lui étais inutile.
Pour moi, je prenais le temps de l'expliquer, le monde, et tu avais
ta place dans la grande équation. Tout comme moi. L'équation, elle,
continue de s'étendre.
Va, soldat, va, et
laisse-moi regarder une dernière fois mes cercles.
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