Thursday, 13 September 2012

Le contemplateur



Passant ! ne perturbe pas le trait de mes cercles. J'ai assez du vent qui disperse le grain de ma craie.

Où cours-tu ainsi ? Tu me dis que la guerre est venue jusqu'à nous. Peu me chaut. Si je dois servir notre Roi, je ne le ferais que parce que la guerre donne des occasions de savoir, parce que l'imminence de la mort ou l'impérieux de l'urgence force l'esprit à voir différemment. Va, passant, va, et ne perturbe plus mes cercles.

Philosophe ! ne perturbe pas la courbe de mes cercles. J'ai assez des hommes qui émiettent mon savoir comme du pain aux pigeons.

Où que tu cours, mes cercles sont plus importants que toi ou moi. Ce qu'ils entourent dépasse l'entendement. Tu devrais le savoir : personne avant moi n'a osé défier pareille orbite. J'ai auparavant observé le vol des pigeons et des faucons pendant de longues journées où la lumière de l'astre coulait sur moi comme du mercure. Tu me dis que l'ennemi est aux portes de la ville ? J'ai mieux à observer que cela. Tu me dis que je suis fou ? Et toi, la couardise t'a fait perdre la raison. Va, philosophe, va, et ne perturbe plus mes cercles.

Soldat ! ne perturbe pas la linéarité de mes cercles. J'ai déjà assez du temps qui blanchit la pierre et confond ma craie et son support.

Que restes-tu ici ? Pourquoi ne t'en vas-tu pas suivre le chemin de tes pas ?

Tirer ton glaive ne me fait point sourciller. En revanche, ton pied sur une circonférence si parfaite m'irrite. Tu lui donnes un début et une fin et ce n'est pas ce qui doit être. Je ne te crains pas. J'ai vu les hommes s'entretuer pour des parcelles de boue grandes comme la paume de ma main. J'ai vu des illettrés diriger des pays entiers vers le gouffre. J'ai vu des hommes de sciences et de raison accroître les richesses et le bonheur de leurs sujets. Tout cela en traçant mes cercles. Le monde et ses acteurs passent autour de moi, vont et viennent, naissent et meurent, mais moi seul le déchiffre, moi seul ose fouiller dans ses entrailles pour en découvrir les aruspices vérités. Tout comme le chirurgien qui a du sang jusqu'aux coudes alors qu'il sauve la vie du soldat transpercé d'une lance, j'ai de la craie jusque sur mon front alors que je résous les sombres équations du monde. Toi, tu as du sang jusqu'aux commissures des lèvres parce que tu dépeuples le monde de ses habitants. Tu crois le simplifier alors que tu le compliques.

Ah ! Le glaive que tu brandis arrêtera certes ma course, mais ni celle du monde ni celle du temps ne s'en trouveront changées. Que nous serons des os blanchis par le soleil ou réduits en poussière par les ans que le monde continuera de se déplier, de filer dans sa course folle parmi les astres. Ton bras ignore ce qu'il doit à la physique et aux corps célestes tout autant que ta tête. Alors pousse ton pied, soldat, et regarde : je te prouverai la supériorité de mes cercles sur la rectitude de ton glaive.

Frappe, soldat, frappe, mais ne perturbe pas mes cercles. Quelqu'un doit venir les achever et les comprendre.

Pour toi je me contentais de contempler le monde, je n'y apportais rien. Je lui étais inutile. Pour moi, je prenais le temps de l'expliquer, le monde, et tu avais ta place dans la grande équation. Tout comme moi. L'équation, elle, continue de s'étendre.

Va, soldat, va, et laisse-moi regarder une dernière fois mes cercles.

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