Maman me disait toujours de ne pas toucher
– on ne savait pas où ça avait traîné.
Ce n’est que plus tard que j’ai su dire
que si on touche les lignes,
les ombres des objets, leur forme,
on peut discerner leur intention,
leur fin en soi en elles inscrite.
Maman ne voyait pas tout ça – les histoires –
les longs trajets pour venir jusqu’à nous,
que le cercle de café laissé par la tasse
cartographie un dessein en croix rouge et tirets
– pour elle un hic sunt dracones –
– pour moi un coffre au trésor.
Elle ne voyait pas que les humeurs des objets,
que leurs couleurs, leurs textures et sonorités
n’étaient qu’expressions d’origine et de destination
– la tasse joyeuse dans son clinquement de faïence
– la table de cuisine au bois de chêne fatigué des ans
– l’ombre de la cuiller, suspendue insolente dans le vide
– le blanc jauni du tapis à l’entrée, ses tâches de sang
en filigrane qu’on n’a jamais réussi à ôter tout-à-fait.
Alors je touchais, malgré l’interdit et les froncements :
découvrir, savoir, valaient toutes les réprimandes
– le goût, la texture, l'inclinaison du café
– le chaud de la tasse, le froid de l’anse
– l’instabilité acquise de napperon
– l’infime défaut dans la porcelaine
toutes ces clefs de cartes ont un sens
un but et une fin empreints de direction,
à qui prend le temps d’apprendre à les lire.
Ce n’est que bien après que j’ai su que les gens étaient aussi des histoires,
– on voit l’ombre hésitante, la ligne des mains hargneuses
– les commissures des yeux chantantes, pleines de soleil
– la tristesse des paupières lasses, l’abattement des lèvres
– le dessin des fronts des dormeurs, et ceux des veilleurs.
Malgré la vieille injonction je touche donc les gens,
pour lire leurs cartes avec un œil curieux et tolérant,
avec des paroles qui les caressent comme une main amie,
des attentions de pied-de-vent, des subtilités de canopée
qui révèlent les lignes, les humeurs, les creux et les pleins
– d’où les gens viennent, où ils vont, pour quoi, pourquoi –
parce que déchiffrer vaut tous les heurts du monde
– il est des sentes de peine et des percées de fierté
qu’on ne soupçonne pas, cachées en l’œil fuyant, défiant
– des tranchées de faille et des lignes de fête dans les rides
– dans les plis où la lumière affleure, comme prudente.
Maman n’est plus là pour me dire de ne pas toucher,
m’interdire de révéler où justement ça avait traîné
– parce que mes coffres étaient ses dragons –
avec le temps j’ai appris à apprécier la charge des champs
– que des choses et des gens ont des cartes qui envoûtent,
comme des promesses d’histoires d’amour et de colère,
entières de sensations d’horizons dénudés,
– tandis que d’autres ont une force d’étreinte de quasar
– et d’autres des griffes de trou blanc qui harponnent
– oui, il y a de quoi avoir peur, mais il y a aussi de quoi aimer –
À bien y réfléchir, elle me disait de ne pas toucher
peut-être parce qu’elle savait, qu’elle avait senti
le poids des cartes en dépliant les sens,
par cet instinct à double tranchant de découverte,
– le poids du bruit de pas au mitan de la nuit –
– la saveur d’un fruit qui a mûri trop vite –
et en bonne mère voulait me prémunir du ballast
– celui dont la force de la gravité plombe et agrippe comme un aimant
– celui dont le temps qui le compose, plus visqueux que la mélasse,
pèse sur les épaules comme un joug de misère –
– lest maudit souvent, amalgamant rêve et réalité,
faisant surgir des dragons de coffres –
peut-être que oui, j’aurais dû suivre l’ordre
– je serais encore adéquat, peut-être,
libre de coffres et de dragons,
ignorant certes, mais ici,
présent, et désinvolte.